" Autour de Notre-Dame " a été publié dans l'Image (1897), l'Almanach littéraire Crès 1917 et la Nouvelle Imprimerie Gourmontienne, n°1, automne 2000.

AUTOUR DE NOTRE DAME DE PARIS PAR REMY DE GOURMONT (1)

Les villes nouvelles naissent du bruit de l'usine ou de la gare ; les vieilles furent des villages couvés par une Eglise. Au danger, les porches battaient de l'aile, les cloches pleuraient, et la poussinière rentrait sous le ventre maternel. L'église est encore un refuge et la seule maison où les pieds poudreux du voyageur soient admis sans scandale, et ses ogives, les seules fenêtres qui donnent des deux côtés sur l'infini.

Notre-Dame est un refuge, si on y entre ; et encore un refuge si on la regarde. Elle est un paysage, un ciel et un soleil, une montagne avec des arbres, un océan avec des vagues, douées et tumultueuses, selon les saisons. On ne sait si elle est bâtie en pierres ou en idées, tant elle semble indestructible. Elle est lumineuse : des générations lui donnèrent la beauté ou la candeur de leurs yeux. Elle parle : elle redit toutes les prières que lui soupira dans l'âme la bouche des siècles. Elle vit : diminuée par le jour, elle grandit dès le soir ; elle s'étend et se monte dans la nuit ; tout s'écrase, tout s'humilie, tout s'agenouille autour d'elle.

Ce siècle, qui fut romantique, n'a pas été trop inclément pour les vieilles églises. Il les a relevées du mépris où on les tenait cachées depuis Louis XIV. Ce monarque haïssait Notre-Dame, comme il aurait haï Dante, comme il aurait haï Shakespeare. Ne pouvant faucher la moisson trop haute, il la déshonora, à l'intérieur, par des marbres (comme Saint-Séverin où ils sont restés), à l'extérieur, par des sourires sulpiciens ; qu'à la place du colosse gothique à la vie compliquée et auguste, les architectes puissent aujourd'hui admirer une jésuitière immense, morne et morte, stupide et muette, cela n'a tenu qu'à un petit nombre de millions. Heureux les pays pauvres : ils n'ont pas d'art officiel. Viollet-le-Duc a donc eu raison de restaurer Notre-Dame, c'est-à-dire de lui rendre sa forme et sa vie ; mais il est contestable que la beauté des vieilles pierres se soit accrue d'un isolement aussi rigoureux.

Enlever aux cathédrales leur ceinture de masures, c'est enlever aux chênes leur mousse et leur lierre ; abattre autour d'elles toutes les maisons, les camper seules au milieu d'une place des quatre vents, c'est trop oublier que les plus beaux arbres ont besoin de la majesté de la forêt et que les églises gothiques ne furent pas conçues pour jouer le rôle du palmier dans le désert.

Notre-Dame ne participe plus intimement à la Vie de Paris, à la vie de la rue. Pour bien la comprendre et l'aimer, il faut maintenant la regarder de loin : du quai Saint-Michel, quand l'occident rouge enlumine son porche profond : du marché aux pommes, quand le soleil, rasant les tours, fait pleuvoir de l'or sur le dos du grand animal endormi.

Si le soleil se couche, il faut regarder Notre-Dame de l'abreuvoir du pont Saint-Louis ; c'est à ce moment que l'on voit très réellement le colosse grandir à mesure qu'il s'assombrit. La pointe du clocher semble la corne miraculeuse de quelque fantastique licorne, et l'enlacis des arc-boutants du chevet, un appareil inconnu de la vie du monstre magnifique.

Les chevaux cependant, frissonnent dans l'eau, hument, relèvent lentement leur tête aux yeux doux, jouissent d'un repos frais dans la paix du soir.

Aux premières lumières, les berges se taisent ; on entend bruire le fleuve ; on ressent plus vivement l'impression de l'eau qui coule et qui roule ; un bateau passe, traînant des rubans rouges. Si on regarde le mammouth (que l'on a cru apporté là, erratique, par les anciens déluges), il s'est transformé : c'est une galère énorme qui rame dans la nuit, tangue, oscille et lutte contre la mer des ténèbres et du silence. Les tours, gaillard à double front, sont pleines d'archers dont les flèches viennent blesser l'eau noire ; leurs pennes d'argent brillent comme des écailles. Le grand mât s'épointe dans les nuages ; les rames ploient sous le poids des lames, mais les rameurs dressent leurs torses au-dessus de l'écume, et le pilote tient ferme et droite la barre qui craque contre sa poitrine...

Et l'on voudrait monter dans la nef fantastique.

Pour jouir de la peur de Notre-Dame, il faut choisir une soirée très sombre, d'orage et de pluie, une soirée de nuit précoce, le moment où les lanternes ne sont pas encore allumées, — alors longer les murs, et, au coin du porche, lever la tête : on a une impression terrible, lourde, suffocante, l'impression de la Tour. D'abord, on ressent vraiment de la peur. Comme le sommet de la tour se confond avec le ciel, elle paraît infinie et cela trouble. On ne comprend pas. Il semble que le ciel va s'égoutter lentement le long de cette tour qui le pénètre et le déchire ; on voudrait s'y coller, s'y crucifier le front sur la pierre, attendre le tressaillement d'une terreur miraculeuse. Mais le cou se fatigue, la tête retombe et l'on se regarde, et l'on sourit : la tour muette, sombre, froide, écrase l'homme comme une fourmi sous un pied. La fourmi meurt ; l'homme sourit, parce que la tour est clémente.

Les hommes qui vivent sous les tours ont les pensées des hommes qui vivent parmi les forêts. Regarder la sommet d'une tour, c'est regarder la cime d'un arbre : c'est regarder l'intouchable.

On peut grimper au haut de l'arbre ; on peut monter sur les tours de Notre-Dame, mais l'arbre n'est plus une cime et la tour n'est plus un sommet, puisqu'on touche la cime de sa main et le sommet de son pied.

Notre-Dame est plus douce, de loin, et si diverse qu'on ne la revoit jamais deux fois telle qu'on l'a aimée. Elle change avec les heures du jour ; elle change aussi avec les heures de nos jours. Comme toutes les choses très belles et très vivantes, elle a tous les aspects, toutes les terreurs et toutes les grâces que lui donnent nos âmes et nos yeux.

(1) La page qu'on trouvera ci-dessus est une des plus ignorées de l'auteur: elle n'en est pas moins belle pour cela ; elle a, d'ailleurs, cet inappréciable mérite, à l'heure où tant d'énergie et d'héroïsme se sacrifient noblement à la défense du patrimoine national, d'exalter l'une des plus sublimes créations du génie français. — Né le 4 avril i858, au château de la Motte, à Bazoches-en-Houlme, REMY DE GOURMONT est mort à Paris, le 27 septembre 1915, des suites d'une hémorragie cérébrale. Ecrivain de race, il a laisse, avec la réputation d'un des esprits les plus libérés de ce temps, une œuvre admirablement variée qui ne périra pas. On ne lira pas sans émotion les quelques pages que lui a consacrées son frère, M. Jean de Gourmont, au début de ce livre posthume, dont il dirigea pieusement la publication : Pendant l'orage (Paris, Mercure de France, 1915, petit in-8°). — Ad. B.