NOTES SUR P.-E. VIBERT

Le procédé de la gravure sur bois date du XVe siècle. Mais combien de révolutions depuis dans l'emploi de ce procédé. Nous sommes obligés de les noter pour mesurer l'originalité de l'école française actuelle de la gravure originale sur bois, dont Pierre-Eugène Vibert est l'un des plus beaux représentants.

Tout d'abord, rappelons-nous que jusqu'à ces toutes dernières années les graveurs sur bois n'étaient que des traducteurs, des copistes : le dessinateur et l'enleveur de bois n'étaient jamais la même personne. C'est par hasard, semble-t-il, que vers 1885, Auguste Lepère invité, pour aller plus vite, à dessiner lui-même l'une des planches qu'il gravait pour l'Illustration, comprit le parti qu'il pouvait tirer de cette manière de faire. L'école française de gravure originale sur bois était créée ; et l'on comprend quelle liberté, quelle souplesse on donnait ainsi à l'artiste capable de mettre en accord l'invention et le procédé technique.

Les vrais progrès de la gravure sur bois ont toujours été dans le sens de la liberté de l'ouvrier : ainsi, lorsqu'en Angleterre, à la fin du XVIIIe siècle, on substitue le buis, plus homogène, d'un grain plus serré, au poirier, — puis lorsque l'on prend le bois de façon que le fil de la planche soit perpendiculaire à la surface à graver au lieu d'être parallèle à cette surface, on permet au graveur d'être plus maître de son outil, par conséquent plus libre : il n'est plus obligé de cerner le trait de son dessin au canif, de couper le fil avant d'enlever le bois ; il le fait tomber du premier coup. Et c'est un soulagement immense pour lui. De même lorsque le burin a remplacé le canif, cette substitution d'outil a donné un pouvoir de plus à l'ouvrier.

Mais, par malheur, lorsque la gravure sur bois devint capable de finesses de plus en plus grandes, on lui demanda de se plier à des tâches pour lesquelles elle n'était point faite, et qui l'avilirent. La limitant entièrement à une besogne de reproduction, on en fit l'imitation stupide de toutes les techniques. Ce fut d'abord avec les Anglais, vers 1840, le plagiat imparfait de la gravure au burin ; la lithographie fut à son tour imitée vers 1870, et bientôt — amère dérision — on se mit à imiter la simili-gravure. Avec cette folie d'imitation, le graveur sur bois devint d'une habileté incroyable : il lui fallait donner, avec des moyens manuels, l'équivalent du grain micrométrique de la simili ; c'était fou, tout simplement. Ce métier, déjà si ardu, demanda bientôt de longues années d'apprentissage pour être pratiqué suivant les besoins du moment : les artistes animés de quelque ardeur créatrice étaient découragés et s'en éloignèrent de plus en plus.

On voit de quelle utilité était la révolution opérée par Lepère, à qui Vibert a toujours été le premier à rendre justice, et qui est le premier en date des rénovateurs de la gravure sur bois.

* * *

L'histoire de Vibert ressemble à celle de son art ; sa vie a été comprimée, asservie, puis s'est redressée, libre et fière.

Il l'a racontée à M. Raymond Guasco (Enquête sur les Peintres et la "Lutte pour le pain" dans l'Opinion du 26 avril 1913) :

Mon père était garde champêtre et nous étions cinq enfants — c'est un beau début pour un vilain conte ! Après trois années d'études de dessin et gravure sur bois, j'avais 17 ans et je vins à Paris. Le voyage payé, j'avais 20 francs dans ma bourse.

Les premières années se passèrent à la dure conquête du pain. Je fus un rouage d'usine à photogravure et de gravures sur bois pour les éditions à bon marché. Comment ai-je fait pour suivre un peu les cours de Mathias Duval qui avaient lien de une à deux heures, alors que le sifflet impératif de l'atelier s'entendait de la rue Bonaparte ? Je ne sais. Certains chefs d'atelier valent mieux qu'on ne croit.

Les dimanches se passaient à Gentilly ou à Châtillon à peindre ou dessiner sans savoir pourquoi. Une volonté obscure, instinctive, m'a mené, sans but préalable. Ce but s'est précisé lentement, et lorsqu'il le fut, les crises se multiplièrent. La vie d'atelier s'opposait à tout développement. J'en fus réduit à choisir parmi tous les travaux possibles, celui qui, par sa périodicité, donnait une sorte de certitude d'argent et de temps libre : c'était la gravure pour les catalogues de mode. Chaque saison de travail durait environ trois mois. Il y en avait deux par an. C'est par ce moyen que j'ai pu prendre possession du temps nécessaire. Pendant mes études, la vue d'un recueil contenant des gravures anciennes sur bois, en noir et en camaïeu, m'avait frappé. C'était si différent de ce que je voyais près de moi et de ce que je pratiquas moi-même. Ces bois, franchement taillés, où le trait semble tout frémissant de lumière dans le blanc du papier, vivent encore dans mon souvenir. Je me suis efforcé d'en retrouver, d'en rejoindre la tradition si inexplicablement délaissée.

Mais les excès de travail à donner successivement, les longues veillées, les nuits entières passées à la lumière me causèrent une pénible dépression. C'est le temps le plus tourmenté et le plus fébrile de mes dessins et gravures. L'impression ressentie est presque toujours triste : "L'Homme soucieux", "L'Homme qui passe", tels sont les titres de mes deux premières œuvres.

Depuis j'ai fait un très sérieux effort pour "réaliser" plus harmonieusement et pour trouver un équilibre qui me manquait...

Un petit livre plein de réconfort est celui où, depuis dix ans, j'ai marqué mes travaux. Dès le début, j'ai souligné d'un trait ceux faits pour ma seule joie, sans esprit de gain. Lorsque je feuillette ce livre, il me semble voir ces traits se presser avec une lente et inéluctable certitude. Ils ont envahi toutes les lignes des dernières pages...

* * *

Aujourd'hui, Vibert, dans sa petite maison de Montfort l'Amaury, accumule les planches, qu'il ne veut sortir que par albums ayant une unité. Il va avec sûreté, maître de son métier, maître de ses idées, ayant trouvé l'équilibre, dans une belle maturité féconde.

Les ouvrages par lesquels le nom de Vibert a été connu d'un public plus étendu que celui des amateurs et des collectionneurs de gravures, sont sa très belle série de portraits et d'ornements pour la collection des Maîtres du Livre. Les admirables effigies de Benjamin Constant, Stendhal, Baudelaire, Fromentin, Verlaine, Huysmans, Remy de Gourmont... constituaient d'admirables compléments à des livres sérieusement établis et durables ; les têtes de chapitre, les culs de lampe, inspirés par les plantes de nos champs, avaient une netteté sans maigreur, une clarté aimable, un trait savoureux qui témoignaient d'une intelligence profonde des richesses de la gravure sur bois, d'une liberté et d'une maîtrise souveraine dans l'emploi de ce procédé.

Vibert nous promet aujourd'hui d'autres ouvrages illustrés en camaïeu, avec ce procédé de la gravure en plusieurs tons qu'il a surtout appliqué jusqu'ici à ses gravures séparées. Ce sera un plaisir pour nous de collectionner des volumes où l'illustrateur sera, enfin, aussi libre que l'auteur du texte. La culture intellectuelle de Vibert, son goût de force et de simplification lui interdisent en effet cette illustration anecdotique qui est la grande sottise du livre illustré et de la plupart des volumes de bibliophilie de ce temps.

Nous aurons des collections dignes de l'amateur d'art, et qui par leur rareté prendront chaque jour une valeur plus grande.

Adolphe GROSFILS


SUR REMY DE GOURMONT

Lorsqu'une femme, par sa beauté, retient l'attention d'un peintre, elle est flattée de façon singulière. Etre remarquée pour une chose à laquelle elle ne peut rien la rassure ; être appréciée pour sa seule valeur esthétique, et par un artiste, l'emplit d'une fierté ravissante ;sentir sa chair caressée par le regard d'un connaisseur subtil la fait frissonner d'orgueil voluptueux. Joyeuse, elle s'abandonne à son étreinte toute cérébrale avec complaisance et délicieusement enivrée par le sentiment que sa beauté se perpétue, sans douleurs et sans altérations, par le seul jeu délicat des pinceaux, de la lumière et des ombres.

Cette séduction tout artistique, la prose de Remy de Gourmont l'a exercée sur Pierre-Eugène Vibert. Ce dernier, par l'intermédiaire d'André Rouveyre, eut sous les yeux la glose manuscrite de Remy de Gourmont qui devait figurer en manière de préface au « Gynécée », bestiaire illustré de l'humanité femelle dans toutes ses phases érotiques, instructif et complet, allant de l'ansérine candeur des vierges atones aux hystéries écumeuses des insatiables Messalines. Du coup, Vibert fut séduit. La tentation était trop forte ; il se mit à l'œuvre. Patiemment, amoureusement, dévotieusement presque, il grava sur bois, lettre par lettre, chaque mot qu'avait tracé la plume de Remy de Gourmont, avec les sentiment profond qu'il ne gravait rien que d'essentiel et de précieux. Six pages d'une prose magique se trouvèrent ainsi reproduites par le ciseau d'un artiste peintre et graveur, comme un paysage ou un corps harmonieux, et purent être imprimées sans un seul procédé mécanique. Depuis le XVe siècle, c'est le premier ouvrage entièrement xylographié qui paraissait en France. On en fit un tirage unique, après quoi toutes les planches furent brûlées.

Voilà, certes, qui n'était pas pour déplaire à un descendant d'une lignée célèbre de gentilshommes artistes, peintres et graveurs, possédant lui aussi un esprit curieux de recherches typographiques originales et d'éditions étranges et rares. En effet, Remy de Gourmont fut enthousiasmé par un si beau travail de patience et de minutie et un témoignage de sympathie qui flattait — oh ! de façon toute désintéressée — une de ses fibres les plus sensibles. Aussi porta-t-il au peintre de sa prose sa très réelle admiration. Il consentit même à poser pour qu'il fît son portrait, quoiqu'il fût, en vérité, beaucoup plus sensible à l'intérêt qu'on accordait à ses écrits qu'à celui qu'éveillait sa personne. Au café de Flore, où il se rendit plusieurs fois avec Vibert, il ne lui cacha pas son agacement et son mépris pour la curiosité parfois si bêtement moqueuse, qu'il suscitait parmi les consommateurs. Qu'y pouvait-il s'il n'avait pas le don de leur plaire ? Tout le monde n'a pas le privilège d'être assez médiocre et banal pour passer inaperçu aux yeux des imbéciles.

C'est dans ce café de Flore qu'un jour, Vibert, qui ne goûtait guère le cubisme lorsqu'il dissociait les éléments constructifs des figures, répliqua à Remy de Gourmont qui, lui, approuvait cette dissociation comme une bizarre manifestation de l'intelligence, par un poème qu'il bâcla, sur le champ, à la manière cubiste, c'est-à-dire en rompant avec toutes les traditions et en bouleversant toutes les règles, choses point trop négligeables. Un peu désorienté, Remy de Gourmont, à la lecture de ce poème, approuva in tacitu son interlocuteur. Appliqué à la littérature, le procédé qu'il admettait en peinture, lui parut, évidemment, beaucoup moins soutenable. Et sans doute se félicita-t-il de ce que Vibert ne traita pas son effigie en usant des procédés qu'il avait un instant défendus.

Vibert fit de lui, d'abord deux dessins, puis un portrait gravé sur bois (1) A sa réception, Remy de Gourmont répondit par ce petit billet :

Samedi.

Mon cher Vibert,

Cette fois le portrait me plaît, autant que peut me plaire une figure dont je ne suis pas amoureux. La ressemblance est évidente me semble-t-il. Donc je vous remercie et vous fais mon compliment.

A vous,

Remy de GOURMONT.

Il y a beaucoup d'amertume dans ces quelques mots. Vibert comprit qu'il avait été d'une probité un peu trop brutale peut-être. Il recommença une autre étude ; et c'est alors qu'il fit l'admirable portrait, gravé sur bois également, publié en tête des Divertissements par Georges Crès, dans la belle édition des Maîtres du Livre.

Sous le front en coupole, dégagé et puissant, les yeux, inquisiteurs, interrogent, en face, le regard de l'interlocuteur. Spectacle intimidant que celui de cet homme timide, mais chez qui la curiosité l'emportait, au premier moment, sur la timidité, et qui toujours demeurait hautain et distant avec ceux qu'il fréquentait peu. Tête-à-tête troublant ! Liqueur violente, ses regards qu'on boit à pleine âme brûlent toute idée maligne ou vaine et réchauffent celles que les morales religieuses et les préjugés sociaux ont engourdies. Redoutable confrontation, parce qu'humiliante parfois ; mais saine, mais réconfortante confrontation. On oublie alors que le bas du visage est torturé. On ne songe plus qu'à ces yeux qui brillent, superbes et sereins, comme deux étoiles, dans l'infini de l'intelligence souveraine.

Et du portrait de Vibert, qui se sentait dominé par ces yeux quand il travaillait en présence de Remy de Gourmont, se dégage une impression de beauté profonde, toute de calme majestueux, de volonté clairvoyante et d'harmonieux équilibre. Par là, il en impose.

Et n'est-ce pas aussi l'impression qui se dégage des livres de Remy de Gourmont ?

Heureux celui qui a connu cette double impression : en face de l'homme et en face de son œuvre, et qui a su transmettre à ceux qui n'ont pas connu l'homme, celle qui leur manquait. C'est l'hommage le plus compréhensif et le plus respectueux de sa pensée qu'on puisse rendre à celui qui a mis la physiologie à la base de la psychologie, que de confondre en une seule l'impression que nous fait la contemplation de son image et celle que nous laisse la lecture de son œuvre. Par son talent de peintre, Vibert a donné à la postérité de pouvoir rendre cet hommage à Remy de Gourmont.

Edouard MARTINET

(Imprimerie gourmontienne, n° 9, 1924)


Samedi. Amie, j'ai vu hier le graveur Vibert dont je vous avais parlé. Vibert a un grand talent. Il a fait un admirable portrait de France ; il doit faire le mien un de ces jours. C'est pour vous dire que je ne vais pas vous mettre aux mains du premier venu.

Il consent à graver votre invitation. Il fera des lettres ornées, tirées en deux tons. Il gravera pour un coin un masque, fera un joli fleuron pour terminer la page, donnera les indications pour être sûr d'un bon tirage. Il vous demande pour cela cent francs. Vous trouverez (nous trouverons) de merveilleux papiers rue Mazarine, et cela sera tiré par Kaufmann, qui a imprimé l'album de Rouveyre.

Comme la gravure sur bois ne se corrige pas (elle se recommence) vous m'apporterez demain dimanche une copie de votre invitation. Je la recopierai moi-même très lisiblement et je l'enverrai à Vibert.

Je suis content de ma négociation, si mon amie est contente. (Lettres intimes à l'Amazone)

http://bml2.lausanne.ch/Vibert.html