COURRIER LITTÉRAIRE

[...] La Postérité répare.

En octobre 1921, M. Fernand Vandérem fut invité à prendre la parole au cours de la cérémonie par laquelle les Amis de Baudelaire commémorent chaque année la mort du poète des Fleurs du Mal. Dans son discours, qui fut reproduit le lendemain dans Comœdia, M. Vandérem réclamait pour Baudelaire une place dans, les manuels scolaires dont il avait été systématiquement banni, ou un traitement plus digne de son œuvre, dans ceux où les auteurs lui avaient accordé une rapide mention. Mais, élargissant presque aussitôt sa campagne, M. Vandérem réclama les mêmes honneurs pour Chateaubriand, Benjamin Constant, Alfred de Vigny, Stendhal, Théophile Gautier, Gérard de Nerval, Barbey d'Aurevilly, Marceline Desbordes-Valmore, Sénancour, Banville, Flaubert, Fromentin, Erckmann-Chatrian, Maupassant, Arthur Rimbaud, Verlaine, Charles Guérin. M. Louis Forest demanda une place pour les savants : Henri Poincarré, Pasteur.

Les articles de M. Vandérem, publiés dans la Revue de France, eurent un grand retentissement ; des polémiques s'engagèrent à leur propos et les Treize de l'Intransigeant ouvrirent une pétition qui se couvrit aussitôt de signatures. Voici le texte de cette pétition :

« A la suite de nombreux articles dénonçant les lacunes et dénis de justice dont sont victimes dans les manuels scolaires la plupart de nos grands écrivains du siècle passé, les Soussignés demandent au Conseil supérieur de l'Instruction publique de vouloir bien intervenir pour que l'enseignement de la littérature moderne dans nos facultés, lycées et écoles soit désormais épuré de pareilles erreurs. »

Cette dernière année servit, d'ailleurs, particulièrement le souvenir de Baudelaire. Une plaque est posée sur la maison qui a remplacé cet hôtel d'Aligre, rue Hautefeuille, où il était né le 9 avril 1821 ; M. Georges E. Lang ayant publié Charles Baudelaire jugé par Ernest Feydeau, et M. E. de Rougement des Commentaires graphologiques sur Baudelaire, voici deux livres qui campent le poète des Fleurs du Mal : Baudelaire, l'homme et le poète, par M. Pierre Flotte, et de M. Ernest Raynaud un Charles Baudelaire vu par un poète qui est aussi un critique remarquable, ainsi que le prouve son bel ouvrage : la Mêlée symboliste.

Cette année fut, d'ailleurs, celle de quelques réparations. Gérard de Nerval fut célébré au cours d'une fête qui conduisit dans les paysages de l'Ile-de-France où s'attachent son souvenir et celui de Sylvie de nombreux pèlerins d'art ; au début de l'automne de 1922, la Société des Gens de Lettres ayant pris l'initiative de commémorer le cinquantième anniversaire de Théophile Gautier, deux fort beaux discours de MM. Charles Le Goffic, président de la Société des Gens de Lettres, et de M. André Dumas, président de la Société des Poète français, et une brillante improvisation de M. Gaston Rageot, président de l'Association de la Critique littéraire remirent à son plan — le premier — la haute figure du « bon Théo », en même temps que son œuvre, trait d'union entre le romantisme et le Parnasse. Au lendemain du mouvement provoqué par le discours de M. Fernand Vandérem, les admirateurs de Baudelaire avaient décidé de se réunir pour élever un monument au grand poète, cependant que les amis de Gérard de Nerval demandaient au Conseil municipal de donner son nom à une rue de Paris ; de même, au sortir du cimetière Montmartre, MM. Le Goffic et Adolphe Boschot proposaient de rouvrir la souscription ouverte en 1914 pour glorifier Théophile Gautier, et riche déjà de quelques milliers de francs et d'un tableau que Ziem avait offert pour être vendu au profit du monument projeté.

En ce même mois d'octobre, à la suite d'une belle campagne menée par le poète Léon Boquet, Lille faisait connaître son intention de perpétuer la glorieuse et charmante mémoire d'Albert Samain, et l'on songe à élever un monument à Léon Bloy.

La Postérité démolit.

Mais cette année 1922 fut aussi celle du jeu de massacre. M. Léon Daudet, entreprenant vigoureusement de dénoncer la stupidité du XIXe siècle, donna les premiers coups de pioche à l'édifice. Stupide le XIXe siècle, protestèrent les Marges. Sacrilège ! Et presque aussitôt la vaillante revue dirigée par M. Eugène Monfort provoqua une enquête pour réhabiliter le siècle de Chateaubriand, de Victor Hugo, de Delacroix, de Rude et de Pasteur.

Relevant une phrase du dernier livre de M. Anatole France : la Vie en Fleurs où l'auteur du Jardin d'Épicure déclare que Thiers est un des plus mauvais écrivains de langue française, M. Robert Kemp, un jeune et brillant représentant de la jeune critique, en même temps qu'un courriériste bien informé, ouvrait à son tour dans la Liberté une enquête aux fins d'établir une liste des « gloires surfaites ». Ce procès en revision ne concernant que des morts, cette liste compte à cette heure un grand nombre de noms.

Et quelques jeunes revues ont continué à demander à leurs lecteurs de désigner le plus mauvais écrivain de notre temps.

La Postérité fidèle.

Des centenaires : celui de Flaubert d'abord qui nous vaut une belle édition dont les trois premiers volumes ont paru : Madame Bovary, illustrée par Pierre Laprade ; Salammbo, par M. Lombard ; la Tentation de Saint Antoine, par M. Girieud ; un livre d'une haute et poignante ironie : Flaubert à Paris ou le Mort vivant, par M. Louis Bertrand ; une lumineuse étude de M. Albert Thibaudet : Gustave Flaubert. Sa vie. Ses romans. Son style. M. René Decharmes, de son côté, dans son livre : Autour de Bouvard et Pécuchet, groupait de substantielles études documentaires et littéraires sur Gustave Flaubert, et publiait le premier tome de la Correspondance du grand, écrivain, corrigée et mise dans un ordre nouveau.

De même, le centenaire d'Octave Feuillet et l'inauguration du monument que la ville de Saint-Lô lui a élevé, ont remis en lumière la discrète figure de ce romancier-auteur dramatique. Bruxelles a, de son côté, reçu un monument qui dira la gloire de Camille Lemonnier, le vigoureux auteur des Charniers et d'Un Mâle.

Phalsbourg se préparant à son tour à honorer un de ses glorieux enfants et le collaborateur de celui-ci, Erckmann-Chatrian furent aussi, grâce au beau livre de M. Emile Hinzelin, fêtés comme ils le méritent. Pour le centenaire de Lamennais qui fut également célébré, M. F. Duine a écrit une vivante biographie de l'auteur des Paroles d'un Croyant. Par des fêtes qui durèrent plusieurs jours, Coutances a glorifié Remy de Gourmont, et a élevé à sa mémoire un monument, œuvre de Mme Jean de Gourmont. En fin d'année, les poètes de la Muse française se sont réunis en l'honneur du grand Joachim du Bellay, dont c'était le quatrième centenaire.

Le souvenir de Jean-Marc Bernard dont on vient de rééditer Haut-Vivarais d'Hiver, a été entretenu cette année par la Revue fédéraliste ; et le Divan se voue à celui de P.-J. Toulet dont la vie et les œuvres sont chaque jour mises davantage en lumière. De même, la mémoire du charmant Jean de Tinan est honorée avec ferveur par M. André Lebey, et, de l'auteur d'Aimienne, on réédite l'Exemple de Ninon de Lenclos.

Et de deux écrivains morts récemment, nous avons pu lire les dernières œuvres : de Jean Pellerin, le Dîner des bons ménages, et de Georges Perin, un attachant roman : Main sans bague.

Victor Segalen.

Victor Segalen, mort à 42 ans, nous a donné des images vivantes et sensibles sur Tahiti et sur la Chine dans les Immémoriaux, Stèles et Peintures ; enfin un roman René Leys est publié, qui « lourd d'ironie, écrit M. Thierry Sandre, couronne l'œuvre imprimée de Victor Segalen, par une affirmation nouvelle de son goût de l'exotisme et par une satire des tentatives que peut faire un homme pour connaître un pays étranger ». Et dans des fragments de l'œuvre qu'il laisse inachevée, Équipée, c'est, chez Segalen, le voyageur épris d'exotisme, qui nous laissera voir quelques-uns de ses désenchantements d'artiste. « lI voulait, a écrit M. Gilbert de Voisins, composer un récit de voyage où seraient retenus, non point seulement la beauté du décor, les merveilles rencontrées, mais les anecdotes ridicules, les traits de mœurs abjectes, le détail révoltant. »

Ainsi, entre l'artiste et le réaliste, entre le poète et l'observateur profondément objectif, Victor Segalen ouvre à l'intelligence et à la sensibilité une vaste zone peu explorée jusqu'ici, et d'où nous viendront des livres de la plus frémissante des nouveautés. L'œuvre de Victor Segalen a déblayé la voie. « Elle sera très vite classique, a dit M. Francis de Miomandre. »

Biographies.

La postérité n'en continue pas moins son œuvre de justice. De nombreuses biographies attestent que les hommes peuvent avoir, en même temps qu'une bonne mémoire, le culte du souvenir. M. Camille Mauclair étudie Paul Adam et Mme Henriette Charasson, Jules Tellier. M. René Valery-Radot nous donne une Vie de Pasteur et M. Ernest Zyromski évoque en deux forts volumes abondamment illustrés Eugénie de Guérin et Maurice de Guérin. M. Félix Duquesnel égrène des Souvenirs littéraires sur George Sand, Alexandre Dumas fils, Emile Augier, Pailleron, Sainte-Beuve, Jules Sandeau, d'Émery, Coppée, Leconte de Lisle. Deux grands musiciens trouvent d'excellents biographes : Wagner, en M. Élie Poirée qui étudie l'homme, le poète et le musicien ; Camille Saint-Saëns, en M. Jean Bonnerot. Voici un Jean de la Fontaine par M. André Hallays et un Élie Fréron par M. François Cornou. M. A. Laborde-Milaa remet à son plan une belle figure d'homme de lettres : Emile Montégut (1825-1895). M. Clément Janin nous montre Victor Hugo en exil, d'après des documents inédits. Au lendemain même de la mort du poète du Beau Voyage, de la Lépreuse et de Maman Colibri, M. Paul Blanchart donne une biographie d'Henri Bataille. M. Fernand Kolney évoque avec une haute probité la vie et l'œuvre du grand Laurent Tailhade.

Les vivants ont également d'ardents biographes : M. Roger Allard étudie l'œuvre du peintre Roger de la Fresnaye ; M. G. Michaut consacre un beau livre à Anatole France, et M. Victor Giraud étudie Georges Goyau, l'homme et l'œuvre.

Saint-Georges de Bouhelier, sa vie et son œuvre, par M. Paul Blanchard ; Romain Roland, sa vie et son œuvre, par M. Jean Bonnerot ; Henri Barbusse, sa vie et son œuvre, par M. Henri Hertz sont autant de contributions précieuses à l'histoire littéraire et sociale de notre temps. M. Henri Clouard retrace la vie d'activité et de désintéressement de Mme Aurel.

Mme Paul de Samie évoque la délicate figure de Chenedollé, dont elle publie de nouveaux fragments de journal inédit ; M. Maurice Levaillant conte les Splendeurs et Misères de M. de Chateaubriand, et M. Henri Girard ressuscite le poète Emile Deschamps et le cénacle romantique.

Continuant leurs belles évocations littéraires, M. Emile Magne nous donne la Fin troublée de Tallemant des Réaux, et MM. Fernand Fleuret et L. Perceau, les Satires françaises du XVIe siècle.

Quelques Prix littéraires.

Le grand prix Balzac qui met entre les mains de l'heureux lauréat une somme de 30.000 francs, ce qui est bien, et qui assure à son livre un lancement de première classe, ce qui est mieux, a, au jour même de sa naissance, fait couler beaucoup d'encre.

D'aucuns dénoncèrent l'immoralité des récompenses littéraires ; la Société des Gens de Lettres et le Syndicat professionnel s'élevèrent contre leur commercialisation ; l'Association de la Critique littéraire supprima le prix de 1.000 francs qu'elle décernait chaque année. Mais, presque aussitôt, on annonça que les Amis de Catulle Mendès créaient deux prix : le premier, dénommé Prix Catulle Mendès, et réservé à un recueil de vers édités, couronna l'œuvre délicate d'un jeune poète : M. Philippe Chabaneix ; le deuxième, qui évoque l'héroïque et charmante mémoire de Primice Mendès, destiné à un recueil manuscrit, était attribué à M. Camille Audisio.

M. René Maran devenait lauréat du prix Goncourt de 1921, avec son Batouala, roman de mœurs, où notre administration coloniale et les indigènes de l'Afrique occidentale nous étaient présentés sous des couleurs un peu noires, aux dires de certains. L'Épithalame, de M. Jacques Chardonne, qui avait balancé un instant le succès du livre couronné par l'Académie Goncourt, recevait un peu plus tard le prix Northcliffe, attribué par le comité anglais Fémina-Vie heureuse.

Le Fémina-Vie heureuse allait quelques jours après au pittoresque Cantegril, de M. Raymond Escholier.

Après neuf tours de scrutin et une deuxième réunion, les jurés de la Bourse nationale de voyage remettaient les 3.000 francs du prix à M. André Delacour, dont la Victoire de l'homme n'avait triomphé que d'une voix de la Verdure dorée, de M. Tristan Derême.

L'Académie française décernait son grand prix de littérature à M. Pierre Lasserre, qui venait d'ajouter à son œuvre la Promenade insolite. Le prix du roman allait à M. Francis Carco, dont l'Homme traqué était bientôt suivi de Maman Petitdoigt, souvenirs d'enfance, et un recueil de nouvelles : Au coin des rues.

Deux romanciers, qui sont parmi les plus représentatifs de leur génération : M. Benjamin Crémieux, l'auteur du Premier de la classe, et M. Maurice Genevoix, l'auteur de Rémi des Rauches, recevaient chacun 12.000 francs de la fondation Blumenthal.

M. Henry Jacques, obtenait le prix de la Renaissance pour la Symphonie héroïque. Un autre livre, la Cavalière Elsa, par M. Pierre Mac Orlan, ayant retenu l'attention du jury, M. Henry Lapauze décidait sur-le-champ de doubler le prix.

En dernière heure, et alors que cet article était déjà mis en pages, on apprenait que le prix Lasserre avait été attribué à M. Élémir Bourges, et que l'Académie Goncourt couronnait M. Henri Béraud le jour où M. Jacques de Lacretelle recevait le prix Femina-Vie Heureuse.

L'Affaire Ubu-Roi.

Par la reprise d'Ubu-Roi au théâtre de l'Œuvre et la réédition de la fameuse pièce, Alfred Jarry fut pendant quelque temps au premier plan de l'actualité. M. Charles Chassé, dans un livre de 96 pages, illustré de 12 dessins inédits : Sous le masque de Jarry. Les Sourcesd'Ubu-Roi, voulut prouver que Jarry n'était pas le seul auteur de la pièce, qu'il n'avait fait qu'adapter à la scène une blague de lycéens, anciens élèves du lycée de Rennes. Polémique à laquelle prennent part notamment M. Paul Fort, Charles Henri-Hirsch, Lugné-Poe qui apportent les preuves que Jarry fut bien l'auteur d'Ubu-Roi. La question demeure en suspens.

D'autre part, quelques écrivains qui avaient assisté à la première représentation de la pièce reviennent sur leur premier jugement. Ubu-Roi n'est pas un chef-d'œuvre, disent-ils. Nouvelle polémique. Attendons vingt-cinq ans encore.

La Pensée française en voyage.

M. Abel Hermant, délégué par le Ministère des Affaires étrangères, a porté la bonne parole française dans les Balkans. Mgr Baudrillard, de l'Académie française, et M. Charles Le Goffic, président de la Société des gens de Lettres, ont, eux, passé l'eau pour lutter en Amérique du Sud contre certaines campagnes allemandes. MM. Jérôme et Jean Tharaud, Henry Bordeaux, Raymond Recouly ont visité la Syrie. M. Paul Valéry a fait des conférences en Suisse, et Mme Colette à Strasbourg.

Dans tous ces pays nos représentants ont été accueillis avec faveur.

M. Claude Farrère dont les Turcs reconnaissants venaient de donner le nom — en même temps que celui de Pierre Loti — à deux rues de Constantinople a été reçu là-bas avec enthousiasme [...].

J. VALMY-BAISSE.

pp. 86-95.