CHRONIQUE DE LA MORALITÉ PUBLIQUE

Je n'aime point du tout les Epilogues de M. de Gourmont. C'est un bon esprit que M. de Gourmonl. et un noble caractère. Mais il aime trop à triompher, il ne se contente pas de triompher dans la bibliophilie ; il triomphe dans la vie, je veux dire, dans ses chroniques sur la vie. Ce sont celles qu'il publie dans le Mercure de France sous le nom d'Epilogues. Ce titre, qui signifie discours sur, n'est pas le fruit d'une arbitraire élection. La préposition sur n'appelle pas ici de complément ; elle « débouche dans le silence », précisément parce qu'il la faut prendre dans un sens absolu et qu'elle se greffe à tout, à l' « intégralité des choses », si j'ose dire, à la vie même, enfin. De plus, le mot épilogue contient quelque chose de suprême, parce qu'il s'applique à ce qui suit, ou, pour mieux dire, qui couronne, des événements achevés. Lors donc que tout est consommé. M. de Gourmont sort de l'antre du spectateur, et prononce des paroles définitives.

J'ai dit qu'il triomphait. Mais comme la vie — tous les sages l'ont reconnu, et M. de Gourmont est un sage — donne peu d'occasions de triomphe, M. de Gourmont a été obligé de se construire une méthode, une discipline spéciale, par quoi les multiplier. Tandis que Pascal aimait le scepticisme de Montaigne parce qu'il y voyait une leçon d'humilité, M. de Gourmont aime le sien parce qu'il y voit « la seule noblesse », Je ne dirai pas que M. de Gourmont est aveugle. Car, en effet, il y a tels aveuglements qui seraient proprement de l'imbécillité. Tout au contraire, je proclame que M. de Gourmont possède de l'exclusivisme : c'est le propre des héros.

Il faut que M. de Gourmont soit un héros. Pour moi. qui ne suis pas sceptique, je ne saurais me refuser à le croire. Voilà donc un homme qui possède de l'exclusivisme et du scepticisme. Serait-ce que le scepticisme n'est pas une façon d'intelligence universelle ? On s'en doutait un peu.

Cet homme triomphe, parce qu'il doute. Vous, qui n'êtes pas mathématicien, vous aviez cru que deux et deux font quatre. Cependant, vous saviez cette proposition vide de contenu réel, purement formelle et, pour tout dire, n'ajoutant rien à cette autre, dont elle est faite et à quoi elle se résou[t] : quatre fait quatre. Hélas ! Monsieur, combien vous vous trompiez ! Quatre fait quatre, ce sont là de ces impertinences qui permettent de vivre. Vivre est vulgaire. Veuillez que quatre fasse quatre, Monsieur : pour moi, je boirai de l'ambroisie.

Ainsi parlerait le docteur en parasophie. Je lui passerais aisément de ne vaincre qu'à bon compte, mais non pas l'excès d'une banalité pour qui d'autre nouveauté n'existe, que de nier au contre-pied l'ordinaire et le courant (1). Quand vous m'aurez démontré, encore un coup, que le plus grand nombre des hommes pense bassement, vous me laisserez moins surpris que si vous m'aviez fait voir le moindre atome de bon sens, qu'on n'y soupçonnait point, ou quelque vertu vraie, dans ce qui se passe autour de nous. Votre scepticisme n'existerait pas, sans l'erreur, ne vaut que par elle, et la joint dans un même néant. Combien de « concepts à pendant » se font les hommes, d'idées-doublets, dont chacune des deux n'a l'être qu'en ceci qu'elle est la négation de l'autre ! Qui ne touche à rien sans en diminuer l'importance, vit moins et m'émeut moins que le « gobeur » qui, croyant qu'il a mal au ventre, dit : « J'ai mal au ventre. » Puisqu'il n'est rien qui dure sans avoir pour soi cette raison suprême : la durée, — et l'être, aussi bien, inséparable d'elle, — que le sceptique me dise, à moi qui voudrais être naïf, si je ne l'étais pas, la raison de cette raison, et pour le surplus, qu'il se souvienne, à chaque fois qu'il veut « démolir » un impertinent, de cet adage : « Il ne faut pas laver son linge sale en famille. »

JOSEPH BOSSI,

(1) « Je trouve que l'originalité de Nietzsche est toujours non positive, mais négative. Il prend quelque chose, soit une vérité, soit une banalité, et il en affirme le contraire. » TOLSTOÏ, d'après Une heure avec Tolstoï (Revue de Belgique, 1905).