ART LITTÉRAIRE (L'). Bulletin d'art et de critique. Réd. en chef : Louis Lormel. ? Paris, 3, rue du Four.
Mensuel. 4 pages in-4°.
N°1 : décembre 1892.
Nouvelle série : 32 pages in-8°.
N° 1 : janvier 1894.

Collaborateurs : Remy de Gourmont, Henri de Régnier, Saint-Pol-Roux, René Ghil, Alfred Jarry, Gustave Kahn, André Gide, etc.

(Remy de Gourmont, Les Petites Revues, pp. 6-7)



Deuxième année, n°11, octobre 1893


LE CAMALDULE

« Ils parlaient si sobrement que leurs

paroles semblaient respecter le silence. »

(La Vie des Solitaires d'Occident).

Cette cabane d'anachorète avec son toit de chaume et peut-être de roseaux, et sa porte en claie, et ses murs en terre battue, et la tête de mort dans un coin, et la cruche ! Mais la joie d'être seul, et le silence, et avoir écrasé le désir sous son pied nu !

Il y eut des temps où l'on courait au désert. Revenant de châtier quelques indociles slaves, les soldats surpris croisaient un pèlerin qui allait s'agenouiller dans la solitude des dévastations nouvelles, planter entre Rome et le barbare le rempart d'une croix de bois. L'un parlait, ivre encore d'une rose trop passionnément respirée et il se jetait le soir sur un tas de feuilles mortes ; l'autre, tout troublé du parfum amer des philosophies maladives, taillait ses définitives sandales dans le rouleau des Ennéades et fermait pour jamais son âme et ses yeux aux voluptés intellectuelles ; l'autre, qui avait été cruel, baisait avant de fuir la main de ses esclaves torturés : tous se punissaient par où ils avaient péché, mais ils avaient d'abord péché en aimant la vie et ils se destinaient à ne plus caresser que des ossements, à ne plus sourire qu'à la mort.

Ceux-là étaient des chrétiens. Le paganisme eut aussi ses ermites, que d'orgueilleuses volontés séparaient du reste des hommes, — admirables égoïstes qui souffraient de partager avec le commun des plaisirs vulgarisés, — fragiles sensitifs blessés trois fois par jour au rude contact de la bestialité hirsute, — mépriseurs qui, lassés même de leur mépris pour la médiocrité humaine, allaient essayer d'aimer les arbres et peut-être, selon le commandement de Pythagore, d'adorer le souffle sacré des tempêtes.

Et tous, mus par des motifs si divers, s'éloignaient, altérés de la même soif, poussés vers la même source, celle qui ne jaillit que dans les cellules ou dans les rochers, sous la puissante magie de la solitude, — et, ayant nié les contingences sociales, ils s'abreuvaient au divin.

Pour être homme, c'est-à-dire participant de l'infini, il faut abjurer toutes les conformités fraternelles et se vouloir spécial, unique, absolu. Ceux-là seuls seront sauvés, qui se sont sauvés eux-mêmes d'entre la foule...

Là de sa méditation, Damase fut interrompu par la sonnerie d'une heure.

Christine allait arriver.

Depuis que séparé de la pâle Hyacinthe, redevenue le fantôme d'un délicieux rien, anéanti lui-même presque et demeuré prostré le long du chemin, à mi-chemin des transcendances, il s'égayait au sourire des passantes, les moindres en exaltation, pourvu qu'en leurs yeux dormît la pureté d'intention et que la discrétion de leurs gestes montrât de blanches et frêles mains.

Celle-ci était si doucement naïve et muette à force de timidité. Elle entrait comme un regard, comme ayant passé à travers la fente de la porte et, entrée, ne remuait avec plus de bruit que n'en faisait dans la glace le reflet de sa grâce.

L'amour, et qu'on la dévêtît un peu, au col un baiser et d'équivoques prières la troublaient autant qu'au premier jour et perpétuellement elle assumait les yeux étonnés qui accueillirent la visitation angélique, mais sans foi et inquiets. Elle avait toujours l'air de ne pas bien savoir ce qui allait se passer et la tenue d'une victime décemment curieuse de son supplice.

Les pleurs mêlés aux cris des mourantes hosties, non, — et le silence était l'adorable témoin du sacrifice.

C'était une bien jolie jeune femme d'une chasteté toute chrétienne et qui avait l'art de se vêtir sans faste avec les étoffes les plus précieuses. Habillée ou demi-nue, sa beauté était également candide et sobre, monacale et aristocratique, union très délicate et fort rare.

Qu'elle eût bien été une de ces nobles filles qui craintivement, mais sans rougir, tendaient l'échelle de corde à leur amant par dessus la muraille du cloître ! Histoires enfin presque toutes tragiques et si peu galantes !

Sa règle était aujourd'hui, comme jadis, d'aimer sans rien dire, de suivre sa volonté, au mépris de celle d'autrui, et de ne rendre compte qu'à Dieu de l'usage de sa vie Au reste ingénue et heureuse au fond de son cœur, quoique d'un bonheur dont personne, ni surtout ses amants, n'eurent la confidence.

Ses fidélités duraient plusieurs mois, toute une saison, amours d'été, amours d'hiver, puis on ne la revoyait plus que peut-être après une année, car elle avait des révolutions comme les astres, mais des manquements, comme les comètes, et sa chevelure dorée, pour des yeux qui la pleuraient, ne reparut jamais au ciel...

Christine allait arriver, entrer comme un regard par la fente de la porte.

Elle ne vint pas.

Damase en eut du chagrin. Il ne connaissait ni son nom, ni sa demeure, ni l'ordre de ses éclipses et de ses possibles réapparitions. Jamais avec une autre femme il n'avait si peu parlé et il se reprochait d'avoir trop dévotement respecté le mutisme de cette silentiaire.

D'autres heures sonnèrent. Engourdi par la torture d'attendre en vain, il avait peu à peu repris sa méditation. Déçu et affligé, il se trouva bientôt irrité contre l'inclairvoyance de son désir et, une fois de plus, envieux de l'état des sages qui ont aboli en leur âme toute mondaine convoitise, telle que celle de s'unir en silence, à la chaste Christine.

Il rouvrit à la page délaissée le deuxième tome de la Vie des Solitaires d'Occident et déplia soigneusement le plan du monastère et du désert des Camaldules. Cet ordre révolu, par son inexistence même le tentait spécialement. Cela se passait, disait le livre,

« dans une montagne très escarpée et d'un accès difficile ; on en descend comme par un précipice vers un vallon où fut bâti le Monastère de Camaldoli ; de ce monastère l'on envoie chaque jour aux Hermites tout ce qui leur est nécessaire. Entre le Monastère de la Vallée et l'Hermitage d'en haut, il y a cinq quarts d'heures de chemin, et l'on trouve sur sa route quantité d'arbres verts et cinq ou six torrents qu'il faut passer. Cette montagne est toute couverte d'un bois obscur de grands sapins, qui rendent une excellente odeur : comme ces arbres ont toujours leurs feuilles et leur verdure, ils forment au milieu de la forêt un lieu sombre et la plus belle retraite du monde, qui est toujours arrosée par sept fontaines, dont les eaux sont claires et pures, et environnées d'un grand cercle de ces sapins, et l'effet en est très agréable... »

REMY DE GOURMONT

p. 42

[Texte communiqué par Valérie Grandjean, janvier 2005]

Nota bene : Ces pages, entièrement remaniées, deviendront les premières pages des Chevaux de Diomède [note des Amateurs].


Nouvelle Série — N° 3 & 4. Troisième année mars-avril 1894

Histoires magiques, par REMY DE GOURMONT (au Mercure de France). — Un journaliste peut être un littérateur. C'est là, sans doute, ce que M. de Gourmont, par Histoires magiques, voulut prouver. Donc, que s'évanouisse la crainte, trop souvent légitime, d'une prostitution littéraire. La nécessité d'existence conduit parfois les nôtres aux luttes du cirque ; ils gardent toujours le mépris de la multitude. D'aucuns protesteraient que tels écrits sont peu chastes ; qu'ils relisent, ils comprendront mieux. Le lecteur compte pour beaucoup dans la pornographie d'une œuvre. Et puis, est-il nécessaire qu'un livre soit chaste, alors qu'il n'est pas grivois ? Seule, la cochonnerie française est à redouter : M. de Gourmont n'est pas patriote.

Cela dit, qu'il fallait dire pour tranquilliser certains, admirons sans réserve ces menus joyaux qu'éclaire mieux encore le terrifiant dessin de Henry de Groux : l'hypocrite et fantômale femelle, près du regard satanique de l'homme nu.

LOUIS LORMEL.

p.60

[texte communiqué par Mikaël Lugan]


Nouvelle Série — N° 5 & 6. Troisième année mai-juin 1894


LETTRE A UN MARABOUT

A HADJY-ACHMED-BEN-SALEM-BEN-MOHAMED
Marabout de Djidjelly.

Loué soit le Seigneur clément et miséricordieux.

Vénérable Père,

Lorsque tu daignais t'entretenir avec moi, c'était dans la petite masure arrangée, sous le nom de village kabile, pour stimuler la curiosité de l'Europe. Accroupi sur la terre battue, derrière la porte que tu n'avais pas le droit de fermer, tu coulais en paix de l'étain fondu dans un moule docile et simple et il en sortait des manières de cuillères à moutarde qui me réjouissaient, blanches et modestes comme ton âme de marabout.

Continuellement, tu secouais le moule et continuellement tombaient sur le tapis les petites cuillères toutes pareilles, que des processions de gens achetaient pour quelques sous, et toi, quand la journée allait s'achever, dédaigneux du gain, tu laissais la besogne et tu priais ; tu montais tout en haut du minaret et tu priais : tu annonçais au monde qui ne t'écoutait pas la gloire impérissable d'Allah et tu saluais la résurrection future du soleil mourant. Ensuite, nous allions avec tes frères manger l'agneau sans sel et boire l'eau des citernes. Toutes les journées étaient pareilles et belles, car Dieu demeurait en toi et tout le reste te semblait indifférent.

L'automne vint, presque l'hiver, et tu partis. Depuis ces temps, je n'ai eu qu'une fois de tes nouvelles, et j'ai appris que ta vie, à Djidjelly, ne diffère pas de la vie représentative que tu menais parmi nous, — et la demi-douzaine de petites cuillères en étain que tu m'as fait parvenir avec ton salut, m'a montré que ton moule était toujours le même, docile et simple, comme ton âme de marabout.

O Marabout, tout cela, ces souvenirs, ces nouvelles, tout cela a été d'un grand enseignement pour moi, et je tâche, à ton exemple de vivre hors du monde, tout en vivant dans le monde.

Des saints que tu ne connais pas ont pratiqué cette vertu, parmi d'autres vertus plus douloureuses et aussi difficiles, mais toi tu la pratiquas devant moi et c'est ce qui m'a touché.

Cela et tes paroles (vieilles et belles comme la Sagesse et comme la Bonté) :

« Ne t'occupe d'autrui que s'il est pauvre, pour le secourir; que s'il est ignorant, pour l'instruire ».

Tes paroles sont inspiratives ; je n'attends que la grâce pour les mettre en pratique. Ta vie, telle que je l'ai vue, n'est pas moins impérative et il faut la grâce encore pour y atteindre en conformité — parfaite, — mais, déjà, je fais de mon mieux : je ne m'occupe plus d'autrui et je ne connais que mes amis qui sont tous pauvres et ignorants ainsi que moi-même, — pauvres en esprit puisque la Beauté est la seule richesse après quoi ils s'exténuent ; ignorants, puisque le secret de l'esprit, qu'ils convoitent, leur échappe et leur échappera toujours.

Pareil à toi, marabout, nous ne voulons rien que fondre nos petites cuillères d'étain dans un moule docile et simple, — moins docile, hélas ! que ton cœur, — moins simple, hélas, que ton âme, ô marabout !

Nous ne voulons rien que cela, et puis, quand le soir tombe, dédaigneux du gain, monter au sommet du minaret et annoncer au monde, qui ne nous écoute pas, la gloire impérissable de Dieu, et saluer la résurrection future du soleil mourant.

Voilà, vénérable Père, ce que j'avais à te mander. Mets-le dans ta mémoire, si tu daignes le trouver juste.

Tu reconnaîtras le sceau de ton ami,

REMY DE GOURMONT

pp. 74-76

[Texte communiqué par Valérie Grandjean, janvier 2005]


305. L'ART LITTÉRAIRE. — Paris, 1892. In-4°, puis in-8° — A M. Édouard Champion.

L'Art littéraire, bulletin d'art et de critique, fondé en décembre 1892 par Louis Lormel, parut d'abord chaque mois sous la forme d'un journal illustré, puis, depuis janvier 1894, en fascicules in-8° de 32 pages. C'est dans l'Art littéraire, qui compta parmi ses collaborateurs Remy de Gourmont, Saint-Pol-Roux, Henri de Régnier, René Ghil, et Stéphane Mallarmé, que fit ses débuts Alfred Jarry avec les Minutes de sable mémorial.

(André Jaulme et Henri Moncel, Cinquantenaire du Symbolisme, Editions des Bibliothèques nationales, 1936, pp. 63-64)