LA FÊTE NATIONALE

« La tête roula, et ce qu'il y avait là s'enfuit avec le sang. »

A. de Vigny, Stello.


La Démocratie mitoyenne (entre le marécage et le carnage, — entre Panama et Fourmies) s'enquiert d'une définitive date où se commémorer soi-même, d'un numéro du calendrier qui synthétise la joviale bassesse de ses aspirations. Ayant pris le fouet, la Bourgeoisie cherche, en des souvenirs pseudo-historiques, la légitimation de son despotisme avare ; elle cherche et se demande si le 21 septembre (où l'on tua des Prussiens) ne serait pas sa raison suffisante, ou le 10 août (où l'on tua des Suisses), ou n'importe quoi.

Il y a bien le 14 juillet, qui célèbre la destruction d'un chef-d'œuvre d'architecture, mais il est convenu que c'est pour le peuple, — qui d'ailleurs s'en moque et troquerait volontiers cette annuelle réjouissance obligatoire contre un peu de justice sociale.

J'ai donc résolu, quoique ces questions me passionnent modérément, — et par dévouement pur à la restauration de la gloire obscurcie de ma patrie, — de venir en aide à la faible imagination des Pupazzi du pont de la Concorde, en leur soumettant très humblement le projet de loi dont voici le sommaire :

« La Fête Nationale est transférée du 14 au 25 juillet. Elle solennise par des réjouissances, publiques l'assassinat d'André Chénier, c'est-à-dire, symboliquement, de la Poésie.»

Je le sais, André Chénier. ne fut pas un grand poète, mais saint Etienne, non plus, simple diacre de Jérusalem, ne fut ni une haute intelligence ni un saint d'une excessive élévation, et pourtant son martyre l'a splendidement auréolé.

Donc, je répète :

« ... et, symboliquement, de la Poésie. »

En un certain sens, la Poésie est l'art même ; elle est l'âme de l'art ; fêter l'assasinat de la Poésie, c'est bien fêter l'assassinat de l'art, assassinat rationnel et de principe, destruction préméditée de la plus redoutable Hydre qui ait jamais fait trembler pour sa médiocrité essentielle une société démocratique. Une telle Fête ne pourrait donc soulever que des objections rares, car ses avantages seraient, immenses : elle rappellerait incessamment à la Bourgeoisie mitoyenne son devoir, qui est la destruction de tout idéal, la persécution (et au besoin la suppression) de tout représentant de cette foi surannée, de toute aristocratie mentale, de toute supériorité intellectuelle.

Cette Fête, je la voudrais savoureuse ; je la voudrais surtout piquante ; que le souvenir en restât planté comme une aiguille dans l'épiderme, ou mieux encore telle qu'un formidable clou enfoncé par un gigantesque marteau dans le dur crâne de la Foule. J'ai remarqué en effet qu'aux Quatorze-Juillets que je vécus, le clou manquait (comme disent les journalistes) : on célébrait la démolition d'un assemblage de pierres, mais selon une peu réconfortante métaphore ; on ne démolissait nulle réelle Bastille ; on n'utilisait la Joie du Peuple à raser ni le Sénat, ni la Chambre, ni les divers ministères, ni les différentes bâtisses officielles où les honorables Mandrins de la démocratie entretiennent leurs pierreuses avec l'argent du Pauvre : force perdue, fête manquée.

Il s'agit donc de trouver un réel clou, d'offrir au Peuple autre chose que des drapeaux (plus hurlants que les phrases patriotiques de M. Deschaumes), que des lampions (plus ternes que les idées de M. Lepelletier), que des feux d'artifices (plus ratés que M. Henry Fouquier).... Or, le voici :

Tous les ans, le 25 juillet, on guillotinerait un Poète.

Décapiter les écrivains de talent, annihiler les aristocrates de la pensée, la joie est profonde et sa profondeur est double : morte la bête, mort le venin ; en tuant l'homme on tue l'œuvre : « Encore un qui n'écrira plus de chefs-d'œuvre » On suppose que vingt ans (et moins) de ce système purgerait entièrement la France de tous ces êtres dangereux et inutilisables qui rôdent avec des yeux doux et de menaçantes paroles autour de la table des Noces de Cana. Le premier ban épuisé, on aviserait, — et qui sait ? les poètes sont si vaniteux : ils se feraient donner du génie par leurs amis, pour la gloire d'une consécration sanglante, pour l'honneur d'une mémorable décapitation ! —Et puis, les têtes, — ça repousse.

Ah ! si Villiers vivait encore ! Quel heureux début pour cette nouvelle « machine à gloire » !... La Démocratie dut se borner à le condamner au supplice de la faim. C'est lent et sans joies — que finales. On ne peut pas toujours épier une victime — même nationale — ; le supplice de la faim implîque la liberté de coucher dehors et de choisir l'hôpital où l'on vous autopsiera l'estomac. Pour Villiers, certains journalistes (messagers de la Bourgeoisie) se contentaient, quand il descendait sur le boulevard, de dire, en méditant leur menu :

« Ce cher Villiers, crève-t-il assez de faim ! » Mais il fallait aller dîner soi-même, et l'on passait.

Le système que je préconise est plus sérieux, plus logique et plus pratique, puisque les victimes désignées (par le Suffrage universel), sont immédiatement appréhendées (par la Force publique), — et exécutées. La Victime à longue échéance (des gens indélicats ont mis des quarante et des cinquante ans à mourir de faim), la Victime en liberté n'est souvent qu'une victime illusoire : elle peut faire un héritage, elle peut se suicider, elle peut émigrer vers des pays civilisés, — et l'on est frustré de l'indispensable spasme, de l'indispensable enfin.

Lorsque Villiers mourait, un cormoran alla pendant huit jours, trois fois par jour s'informer « si c'était fini » : plaisir solitaire, plaisir de cormoran et auquel la majorité ne participe que par l'article nécrologique.

Non, la réjouissance doit être publique et elle doit être complète. Il faut que la foule soit là ; il faut que les Tribunes soient pleines ; il faut que la Pelouse soit pleine ; il faut que toutes ces nobles âmes vibrent à l'unisson, — au moment même où la pensée « s'enfuit avec le sang ».

Ce clou, je le reconnais, demandera à être préparé ; il faut, selon l'esthétique d'Edgar Poe, pour que l'effet acquière toute son importance, tout son moment uni, qu'il soit logiquement amené et apparaisse bien la nécessaire conclusion d'une suite de déductions précises : Conférence par un écrivain aimé du Public ; — La Fête ; —Vie et Crimes de l'Elu ; — A la Jeunesse !

A la décapitation de Villiers de l'Isle-Adam, M. H. Fouquier eût prêté l'autorité de sa parole ; il eût montré l'influence mauvaise de ce triste bohème sur la morale si pure et si distinguée des modernes Bourgeois, dont il a corrompu les fils.

A la Fête de la Foule s'adjoignait ainsi la Fête des Lettrés délicats : n'y pensons plus, — et désignons quelques victimes bien vivantes et aucunement chimériques :

M. Mallarmé (tout indiqué pour l'inauguration) ; conférencier : M. Hector Pessard.

M. Verlaine ;— conférencier : M. Hugues le Roux.

M. Maeterlinck ; conférencier : M. Sarcey.

M. Tailhade ; conférencière : Mme Adam.

M. de Régnier; — conférencier : M. A. Delpit.

Donc, nous ne chômerons pas, — et ce sera vraiment réconfortant (c'est le mot ! de voir choir ces têtes, blêmir ces lèvres, tourner ces yeux qui n'eurent que du dédain pour la médiocrité heureuse de la troisième République ! Je ne prévois pas, ai-je dit, de bien graves objections à l'établissement de cette fête d'une si haute moralité démocratique. Néanmoins, il est possible que des esprits chagrins allèguent son apparente incompatibilité avec nos pacifiques mœurs. L'argument serait spécieux, — car, lorsqu'à Fourmies des soldats, se défendant contre l'émeute, tuèrent des petites filles de huit ans et des enfants à la mamelle, ce massacre ne fut-il pas hautement approuvé par les honorables ministres émanation de la majorité de nos concitoyens ? Et lorsque M. le Procureur général assiste au raccourcissement de quelques pas-de-chance, le spectacle, relevé d'ailleurs par une présence aussi insigne, a-t-il jamais été taxé d'immoral ou de contraire à notre exquise sensibilité ? Eh bien, l'abolition d'un aristocrate de l'art sera bien moins immorale encore, puisqu'elle supprimera une tète trop haute et plus scandaleuse, certes, que le grelot vide d'un médiocre chourineur.

REMY DE GOURMONT.

Mercure de France, juillet 1892, pp. 193-197.