COQ ROUGE (LE). Revue littéraire. Comité de Rédaction : L. Delattre ; E. Demolder ; G. Eekhoud ; M. Maeterlinck ; F. Nautet ; E. Verhaeren. — Bruxelles.

Bi-mensuel. 64 pp. in-8°.

N°1 : mai 1895.

(Remy de Gourmont, Les Petites Revues, p. 9)

La contribution de Remy de Gourmont au Coq rouge a été communiquée par M. René Fayt. Qu'il en soit vivement remercié.

Le passage en gras a été repris dans la partie finale du masque de Georges Eekhoud, avec quelques variantes, à partir du 7e paragraphe qui commence ainsi : « Il a le génie des revirements. »

Ire Année — N°4 — Août 1895

Etude critique

LES COMMUNIONS DE GEORGES EEKHOUD (I)

Il ne me semble pas que l'opinion littéraire soit en train, aujourd'hui mieux qu'hier, de glorifier les écrivains selon les tendances, que l'on dit pourtant fortes et invincibles, de la belle Justice. Mais cela est très heureux, très logique et très nécessaire, car il faut que s'affirme éternellement, avec la niaiserie du peuple, la fatuité des chefs du peuple.

Feu M. Taine, homme intelligent, instruit, et excellent métaphoriste (c'est-à-dire, styliste, car le style c'est la métaphore et l'écrivain incapable de créer des métaphores neuves n'est qu'un maladroit digne du fouet), M. Taine donc, voulant affirmer sa connaissance des littératures contemporaines et rendre témoignage à la vérité, écrivit de mémorables pages sur M. Hector Malot, dont il notifiait ainsi, une fois pour toutes, le génie. M. Hector Malot, je le dirai parce que l'histoire littéraire est vaste et peuplée de bien de croix, n'était pas un fabricant de bottes de sept lieues ; il faisait le roman, genre anglais, à la Trollope : bonne marque, estime générale, membre de la chambre de commerce. M. Taine, ce jour-là, réhabilita le public. Comme les femmes mentent presque toujours, le public se trompe presque toujours : PRESQUE fausse la flèche du critérium, et nous voici réduits au labeur des opinions personnelles, métier entre tous dangereux et ingrat. Cependant je proclamerai qu'entre les romanciers nouveaux M. Eekhoud est l'un des plus puissants, l'un des deux qui soient puissants ; l'autre est M. Paul Adam ; ils nous donnent seuls l'impression d'une force balzacienne, mais diversement ménagée et diffusée selon des tempéraments sans doute très dissemblables : l'un obscur et concentré, mais travaillé comme une ruche par une infinité d'idées, et au moindre soleil toutes les abeilles sortent tumultueusement et se dispersent même un peu trop.

M. Georges Eekhoud doit apparaître plus clair et plus en dehors, peut-être violent, amateur d'une vie excentrique, avec des nostalgies de sentimentalités sous les pins, plus diseur et même capable — au moins en virtualité — des gestes qui font peur dans ses phrases, mais je lui accorde, homme et écrivain, le génie des revirements. Un caractère, puis la vie pèse et le caractère fléchit ; une nouvelle pesée le redresse et le dresse selon sa vérité originelle : c'est l'essence même du drame psychologique, et si le décor participe aux modifications humaines, l'œuvre prend un air d'achèvement, de plénitude, donne une impression d'art inattendu par la logique acceptée des simplicités naturelles. Cela pourrait être un système de composition (pas encore mauvais), mais non pas ici : les chuchotements de l'instinct sont écoutés et accueillis ; la nécessité de la catastrophe s'impose à cet esprit lucide (qui n'a point troublé son miroir en soufflant dessus) et il relate clairement les conséquences des mouvements sismiques de l'âme humaine. Il y a de bons exemples de cet art dans les nouvelles de Balzac : El Verdugo n'est qu'une suite de revirements, mais trop sommaires ; le Coq Rouge de M. Eekhoud, aussi dramatique, est d'une analyse bien plus profonde et, enfin, s'ouvre largement comme un beau paysage transformé sans effort par le jeu des nuées et les vagues lumineuses.

Pareillement belle, quoique d'une beauté cruelle, la tragique histoire appelée simplement Une mauvaise rencontre où l'on voit la transfiguration héroïque de l'âme pitoyable d'un frêle rôdeur, dompté par la puissance d'un geste d'amour et, sous le magnétisme impérieux du verbe, fleuri martyr, jet de sang pur jaillissant en miracle des veines putréfiées de la charogne sociale. Plus tard Mauxgraves jouit et meurt de l'épouvante d'avoir vu ses paroles se réaliser jusqu'à leurs convulsions suprêmes et la cravate rouge du prédestiné devenue le garrot d'acier qui coupe en deux les cous blancs.

Il y a dans un roman de Balzac (II) un rapide épisode, et confus, qui rappellerait cette tragédie aux généalogistes des idées. Par haine de l'humanité, M. de Grandville donne un billet de mille francs à un chiffonnier afin d'en faire un ivrogne, un paresseux, un voleur ; quand il rentre chez lui, il apprend que son fils naturel vient d'être arrêté pour vol : ce n'est que romanesque. Cette même anecdote moins la conclusion, se retrouve dans A Rebours où des Esseintes agit, mais sur un jeune voyou, à peu près comme M. de Grandville et pour un motif de scepticisme haineux. Voilà un possible arbre de Jessé, mais que je déclare inauthentique car la perversité tragique de M. Eekhoud, chimère ou effraie, est un monstre original : Appol et Brouscard, Chardonnerette (1).

Les quatre titres épelés ne disent pas tout ce que j'aime parmi ces Communions, qui pourtant me font peur à cause de leur sincérité même, mais ils sont assez caractéristiques et de la noble ingénuité de l'auteur et de sa résolution de s'avouer fièrement. Si la sincérité est un mérite, ce n'est pas sans doute un mérite littéraire absolu ; l'art s'accommode fort bien du mensonge et nul n'est tenu de confesser ni ses « communions », ni ses répulsions ; mais j'entends ici par sincérité cette sorte de désintéressement artistique qui fait que l'écrivain (2) n'ayant peur ni de terrifier le cerveau moyen ni de contrister tels amis ou tels maîtres, déshabille sa pensée selon la calme impudeur de l'innocence extrême, (3) du vice parfait, — ou de la passion. Les « communions » de M. Eekhoud sont passionnées ; il s'attable avec ferveur et, s'étant nourri de charité, de colère, de pitié, de mépris, ayant goûté à tous les élixirs d'amour fabriqués pieusement par sa haine, il se lève, ivre, mais non repu, des joies futures.

Désintéressement artistique encore, M. Eekhoud a voulu s'élever jusqu'au symbole par les moyens les plus simples et les plus difficiles : en un monotone paysage, des personnages rustiques ou populaciers, créatures de tous les jours qu'il ne magnifie que par l'exposition de leurs actes ; il ne décroche aucun Graal dans le capharnaüm romantique et ne lance sur les lacs amoureux ni une oie sacrée ni un bateau wagnérien.

Ce livre, où presque rien n'est à négliger, a donc une évidente unité, en même temps qu'il apparaît tel qu'un chant de plus ajouté à cette épopée des Flandres entreprise par un poète dont le talent s'agrandit et qui, par la seule expansion de son énergie, sans modifications essentielles, se jette au premier rang du cirque. Le style de M. Eekhoud est de fresque et non de miniature ; cela comporte de belles hardiesses et des faiblesses, des places grises, des lignes courbes déviées ; cela va du mauvais au sublime : signe d'une personnalité forte et qui se montre telle qu'elle est, avec la juste naïveté de l'orgueil.

REMY DE GOURMONT.

(I) MES COMMUNIONS, par Georges Eekhoud (Bruxelles, Kistemaeckers éditeur).

(II) La Femme vertueuse, Paris, 1835. — Ce titre a disparu dans la Comédie Humaine. Balzac modifiait souvent ses titres à chaque nouvelle édition.

REMY DE GOURMONT.

(1) Les titres des nouvelles d'Eekhoud ne sont pas cités dans le Livre des masques, et le paragraphe s'achève par la définition de la perversité de l'auteur, augmentée d'un adjectif qui résume les premières lignes, non reproduites, du paragraphe suivant : « la perversité de M. Eekhoud, chimère ou effraie, est un monstre original et sincère. » [C'est moi qui souligne.]

(2) Dans le volume : « qui fait que l’écrivain, n’ayant… »

(3) « l'innocence extrême du vice parfait... »


Textes entoilé et annoté par Mikaël Lugan.


320. LE COQ ROUGE. — Bruxelles, 1895-1896. In-8°. — A M. Albert Mockel..

Né d'une scission du groupe de la Jeune Belgique. Georges Eekhoud, Demolder, Maubel se séparent à leur tour en 1895 de la vieillle revue parnassienne et se joignent à Krains, Verhaeren et quelques autres pour fonder avec le Coq rouge une nouvelle revue purement symboliste.

(André Jaulme et Henri Moncel, Cinquantenaire du Symbolisme, Editions des Bibliothèques nationales, 1936, p. 68)

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