COUPE (La). Recueil d'art et d'éthique. Directeur, Richard Wémau. — Montpellier.

Mensuel. 16 pages in-8° étroit.

N°1 : octobre 1895.

Collaborateurs : Remy de Gourmont, Emile Verhaeren, Stéphane Mallarmé

(Remy de Gourmont, Les Petites Revues, p. 9)

N°4, janvier 1896 : « Le sang violet »

Le Sang violet

Délire, inconscience totale, c'est très caractéristique. Le normal multiplié par lui-même a donné l'excessif. Trois fois trois neuf. Quatre-vingt-dix pulsations. Petite fièvre, bien petite pour un tel délire. Il se calme. Il est peut-être évanoui. Il est évanoui. Ces sortes d'êtres ont d'étranges maladies.

» En voici donc un, et je le tiens. Pline l'Ancien rêvait du Phénix, Hildegarde du Griffon ; Hérodote rêvait du Nain d'Ethiopie ; Isidore rêvait du jumard. Moi, je rêvais du Poète. En voici donc un ; je tiens un de ces êtres qui secrètent de la pensée rythmée, un des êtres qu'une lésion miraculeuse a doués de la folie verbale. Lésion miraculeuse ! Suis-je devenu insensé au contact de ce monstre ?

» Allons, il faut tenter l'expérience concluante et définitive. J'ai peur, je n'ai pas le droit : on ne saigne un malade épuisé par un accès nerveux. Mais la Science. Oui, pour la Science ! La Science attend.

» C'était vrai. Il est violet. Quel beau sang violet ! Comme il coule sur les draps qui s'empourprent ! Coule, coule ! beau sang violet ! C'était vrai, en voici la preuve ; voici la preuve écrite sur mes mains, mes mains toutes sanglantes du beau sang violet.

» Science et Poésie. La Science a vaincu, car elle connaît le secret de la Poésie, et la Poésie ignore le secret de la Science.

» Je suis supérieur à toi, pauvre évanoui, car ton sang que je fais couler, je puis l'arrêter et laisser en toi une partie de la source de ce que tu appelles ton génie et de ce que la Science appelle ta folie ; - mais non, qu'il coule, ton beau sang violet, Poète ! Qu'il coule sur ton lit, sur mes mains, qu'il coule vers le ruisseau et vers l'égout où je voudrais vider toutes tes veines et les veines de tes frères !

» Coule, sang abominable, par qui sont engendrées les fleurs vénéneuses de l'idéal et du rêve ! Sang nourricier des phrases et des strophes, des insidieuses couleuvres qui se tordent dans la fraîcheur de l'herbe et des oiseaux fugitifs qui chantent sous les branches nouvelles !

» Coule, sang détestable dont une goutte suffit pour empoisonner l'âme saine des peuples sages et faire pousser dans le secret des cœurs simples les mauvaises moisissures de la croyance et de l'amour !

» Coule, sang royal et détesté, dont la richesse humilie la pâleur pauvre et pure de nos désirs raisonnables et de nos plaisirs scrupuleux. Coule vers la langue des chiens !

» Des fleurs ? Absurde. Des fleurs ont fleuri sur le lit, sur mes mains, sur le tapis. Absurde. Des fleurs ! Alors, le sang est bien le principe, le sang violet. Il produit des fleurs qui ressemblent à des couleuvres et à des oiseaux, à des strophes et à des phrases. Absurde.

Des fleurs ! Qu'on les coupe, qu'on les jette sur ce cadavre. »

REMY DE GOURMONT.

A Paris, mercredi 11 décembre 1895.

[texte communiqué et entoilé par Francesco Viriat, 18.03.2001 - fviriat@club-internet.fr]

309. LA COUPE. — Montpellier, octobre 1895. In-8°. — Département des Imprimés. 8° Z. 4659.

Cette petite revue provinciale, recueil d'art et d'éthique, dirigée à Montpellier par Richard Wémau, a compté parmi ses collaborateurs Remy de Gourmont, Mallarmé, Emile Verhaeren.

(André Jaulme et Henri Moncel , Cinquantenaire du Symbolisme, Editions des Bibliothèques nationales, 1936, p. 65)

.