Dans la pratique de jadis qui condamnait à mort selon toutes les formes de justice, et on sait si elles étaient compliquées, un animal coupable de mort d'homme, qui, d'autres fois, les citait en justice pour des méfaits contre la propriété, on n'a longtemps vu qu'une preuve d'ignorance ou de bêtise. J'ai eu récemment la surprise de découvrir qu'il y a cependant des gens sérieux d'une autre opinion et qui considèrent au contraire ces vieux procès d'animaux comme une preuve de respect envers l'animalité, comme la reconnaissance de leur droit à l'existence. Mais tout cela pouvant n'être pas très bien connu de beaucoup de lecteurs, j'exposerai quelques faits, tels qu'ils ont été recueillis par Desmaze et aussi par le docteur Cabanès, dans la cinquième série de ses « Indiscrétions de l'histoire ». Je les trouve d'ailleurs résumés dans la revue bien connue qu'il dirige, la « Chronique médicale », et commentés par le docteur Bon, qui a heureusement cherché à comprendre, au lieu de se moquer, ce qui est toujours facile. Le plus ancien jugement porté contre un animal remonte à l'an 1094 ; le dernier fut prononcé par le tribunal révolutionnaire, le 17 novembre 1793. Cette pratique ne s'étend donc pas sur moins de sept siècles exactement. En 1094, c'est un pourceau qui, pour avoir dévoré l'enfant de Jehan Lenfant, vacher, près de Clermont, est condamné à être pendu et étranglé. Le jugement de 1793 condamne à mort, en même temps qu'un invalide, son maître, un chien dressé à aboyer contre les uniformes de la garde nationale. On a tort d'ailleurs de rendre le moyen âge responsable de cette pratique, attendu qu'elle est beaucoup plus ancienne. Les lois de Solon contiennent un article punissant de mort l'animal qui a tué ou blessé grièvement un homme. Il en était de même chez les anciens Perses et de même encore chez les Juifs, comme on voit au chapitre de l'Exode : « Si un bœuf frappe de sa corne un homme ou une femme et que la victime meure, le bœuf sera lapidé et l'on ne mangera pas sa chair. »

S'en suivent toutes sortes de distinctions selon les cas où le bœuf naturellement doux est devenu tout à coup furieux et les cas où le bœuf était déjà connu par son maître pour être un animal difficile, connaissance qui engage la responsabilité du propriétaire. La loi mosaïque ne punit l'animal que lorsqu'il ne peut y avoir d'homme responsable. C'est assez bien le principe qui présidera aux jugements contre les animaux méchants durant tout le moyen âge. La pratique en était si bien reconnue qu'elle est enregistrée et discutée dans les traités de jurisconsultes tels que Guy, Pape et Jean Duret. Ils déclarent, et personne ne le trouvera déraisonnable, que les pourceaux qui tuent des enfants doivent être punis de mort. Cela donnait à l'opinion publique une satisfaction incontestable et cela mettait le propriétaire d'un animal dangereux hors d'état de s'opposer à une exécution jugée nécessaire. En examinant ces jugements du côté pratique, et en faisant abstraction de ce qu'ils peuvent contenir de comique, on ne peut que les approuver. Ce sont les cochons, alors élevés en grand nombre et en liberté, qui passèrent le plus souvent en jugement pour leurs méfaits. En 1266, par ordre des officiers de justice, « un porcel » est ars ou brûlé à Fontenay-aux-Roses pour avoir mangé un enfant. Un siècle plus tard, on voit un juge de Falaise condamner une truie qui avait mutilé et tué un enfant à être mutilée, puis pendue.

Quelques années après, à Dijon, c'est la justice ecclésiastique de l'abbaye de Flavigny qui décrète qu'un cheval qui avait occis un homme serait remis au bras séculier pour que justice soit faite contre la bête homicide. En 1457, une truie qui, aidée de six petits cochons, « avait commis et perpétré meurtre et homicide en la personne de Jehan Martin, en âge de cinq ans, fils de Jehan Martin, fut condamnée par le juge seigneurial de Savigny à être mise à justice et au dernier supplice et être pendue par les pieds de derrière à un arbre ». Même sorte de procès intenté à un porc, près de Chartres. Cette fois, signification du jugement est faite audit porc dans sa prison, ce qui est probablement une facétie. Dans tous ces cas, il s'agit d'animaux domestiques commettant un dommage envers des individus et que la justice pouvait aisément atteindre. « Mais, dit le docteur Henri Bon, des procès en règle étaient aussi instruits contre des animaux divers, tels que rats, vers, insectes, qui causaient du tort à la collectivité. Et dans ce cas, il arrivait parfois que le bras séculier, soit qu'il se reconnût impuissant à agir efficacement, soit qu'il estimât qu'il s'agissait d'animaux non soumis à l'homme et pouvant être considérés comme relevant de Dieu même, leur créateur, faisait appel, par l'intermédiaire du clergé, à l'assistance divine. » Cette manière de raisonner peut sembler enfantine, mais elle ne manque pas d'une certaine logique. Il est parfaitement permis, surtout au premier abord, de trouver ridicule cette intervention de la justice dans une invasion de sauterelles, mais il faut se souvenir que c'est à peu près le seul moyen d'obtenir l'exécution d'une décision prise dans l'intérêt de tous. L'autorité administrative n'avait guère que des pouvoirs fiscaux et redevenait à peu près nulle, quand elle avait fait rentrer les impôts. Seule la justice, tant civile qu'ecclésiastique, était assez bien organisée pour obtenir l'exécution de ses sentences ; mais pour qu'une sentence pût être organisée, il fallait qu'elle fût rendue dans les formes. Jamais la justice ne fut si pointilleuse. Il fallait assignation, comparution (il fallait bien s'en passer quelquefois), jugement, signification et d'autres formalités encore. Des bêtes incriminées pouvaient de plus faire opposition et on leur commettait un homme de loi chargé d'exprimer leur volonté. On leur avait d'abord désigné un avocat. Il y eut de ces procès menés avec un respect des formes absolu. Maintenant, qui saura jamais si tous les acteurs judiciaires d'un tel procès furent également sérieux ? Je suppose que plus d'une fois il se rencontra un huissier facétieux, un avocat décidé à bien s'amuser. Les gens n'étaient pas plus bêtes qu'aujourd'hui. S'il y avait quelques naïfs dans ces affaires, il y avait certainement aussi des moqueurs qui trouvaient là une occasion de railler sans danger une justice trop solennelle. Mais si on ne veut voir en tout cela qu'un immense spectacle de crédulité et de naïveté, est-ce bien à nous de railler, nous qui avons vu se dérouler, pendant dix ans et plus, des procès reposant sur des impostures, des mensonges, des fantômes ? Et puis, peut-on jamais blâmer les gens de se servir contre un fléau des moyens qu'ils croient utiles ? La moindre croyance, la moindre superstition, tient à un ensemble de doctrines dont, à un moment donné, les hommes sont investis. On croit toujours que les gens agissent volontairement. Du tout. Ils sont menés par quelque chose de plus fort qu'eux-mêmes, les idées de leur milieu, les idées de leur époque.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]