On lit dans une lettre récemment publiée du baron Larrey, le célèbre chirurgien des armées de Napoléon : « Nous avons marché nuit et jour et nous ne nous sommes arrêtés que pour faire paître nos chevaux ou les faire manger lorsque nous avons trouvé des fourrages, ce qui arrivait assez rarement ; mon pauvre Coco résiste parfaitement à la fatigue, c'est un cheval précieux. Il obéit à mon commandement et il entend tout ce que je lui dis ; lorsque je veux dormir, par exemple, je l'avertis, et aussitôt il compose un pas doux et si sûr qu'il paraît immobile ; je passe mon quart d'heure de sommeil sur cet animal comme sur ton petit canapé, et ce qu'il y a de très extraordinaire, c'est qu'il ne change pas son allure quoique d'autres chevaux courent à côté de lui. » De tels récits ont toujours paru de la simple littérature, dictée par l'illusion, l'affection du maître pour son cheval, on n'y prêtait pas grande attention ; mais maintenant qu'on connaît les exploits de Zariff, ils peuvent suggérer d'étranges réflexions. Ou bien il y a là une communication de pensée ou bien l'animal a compris une parole pourtant assez difficile à interpréter. Il y a dans tous les cas un mystère. Et il est devenu pour ainsi dire insondable le jour où Zariff, ayant bien écouté une question que lui posait son maître, lui eût répondu, comme le ferait un écolier intelligent : « Exklaeren » (expliquez). M. Krall dit qu'il a éprouvé ce jour-là une grande joie. Il avait la preuve que l'animal ne répondait pas mécaniquement, mais qu'il comprenait, mais qu'il pensait ! Zariff (c'est sur lui qu'ont porté les plus récentes expériences) a parfaitement conscience de lui-même et de la valeur de ses actes. Il admet qu'on le réprimande et même qu'on le punisse quand il a mal répondu volontairement ou par négligence. On lui demande, ayant constaté sa mauvaise volonté : « Quel cheval est méchant et a mérité d'être puni ? » Et il répond bonnement : « Zariff. » Une autre fois, il trouve une excuse comme en trouvent les écoliers paresseux : « Bin schan mude » (suis déjà fatigué). « De l'ensemble des expériences relatées par M. Krall et divers auteurs ayant assisté aux séances, dit Mme Drzewina, il ressort qu'à l'heure actuelle les chevaux, après trois ans et demi d'exercices méthodiques, se comportent comme de véritables personnalités douées de facultés psychiques élevées ; non seulement ils font des calculs relativement difficiles, distinguent les couleurs, les objets, les personnes, exécutent les ordres donnés, lisent, comprennent les mots qu'on leur écrit ou qu'on prononce devant eux en allemand et même un certain nombre de mots français et anglais, mais ils seraient même capables d'exprimer spontanément leurs désirs et de s'entretenir avec leur maître et entre eux de ce qui les intéresse. » Voilà où en est au milieu de l'année 1912, la psychologie animale.

Il faut préciser. Quand je dis que Zariff sait lire, il s'agit bien de la lecture des mots et des phrases courtes qu'on écrit sur un tableau noir. Et quand on dit qu'il sait écrire, il faut entendre qu'il sait pianoter avec ses sabots, chaque lettre étant désignée par un certain nombre de coups frappés avec le pied droit ou avec le pied gauche. Les mouvements de la tête indiquent oui et non ; les directions, les intervalles entre les groupes de lettres. C'est très compliqué. C'est un mélange des signes de l'alphabet Morse et des signaux que fait un sémaphore. Quand on aura imaginé quelque chose de plus simple, quelque chose dans le genre du clavecin géant où Gulliver s'exerce à Brobdingnac, sans nul doute les réponses seront encore plus nettes. Elles perdront ce caractère quelquefois énigmatique qui vient de la complexité des gestes. Si nous étions obligés comme Zariff et comme les tables tournantes de frapper onze coups pour signifier la lettre E, nous ne ferions pas de grands discours. Cela demande tant d'attention que la pensée initiale se perd en route. Et il s'agit évidemment d'une pensée toujours fragile, toujours enfantine, toujours élémentaire. Mais telle qu'elle est, le cheval peut la transmettre et, c'est là le grand miracle, l'exprimer spontanément. Zariff reconnaît ses visiteurs habituels, écrit leurs noms et généralement signale leurs particularités physiques, comme la moustache, qui attire toujours son attention. On lui a présenté un nouveau venu, le Dr Dekker, et son maître ajoute : « Regarde bien le docteur et raconte-nous ce que tu as vu. » La scène est difficile à abréger. Je laisse la parole à Mme Drzewina : « Zariff frappe schmri. Son maître qui s'attend au mot schnurbast (moustache) dit : « C'est faux, Zariff » et il efface les lettres qu'il avait écrites au tableau sur la dictée du cheval. Zariff recommence : « Scmreni. » – Voyons, Zariff, c'est faux ; veux-tu te donner la peine ! » On efface encore le mot. Le cheval frappe maintenant : « Schmeren im Bnn. » – Mais, cher Zariff, cela n'a aucun sens. A ce moment, le Dr Dekker, croyant deviner le sens de la phrase, tire de côté de M. Krall et lui dit tout bas : « C'est peut-être Schmeizen im Bein (douleurs dans le pied). » Alors, M. Krall, s'adressant au cheval : « Cher Zariff, il manque peut-être une lettre dans ton premier mot ? Réponse rapide : « Z. – A quelle place ? – 5. – Et dans l'autre mot ? – ei. – A quelle place ? – 4. » Le maître continue à l'interroger : « Qui donc a des douleurs dans le pied ? » Le cheval répond que c'est Mohammed, son compagnon, comme on l'a vu, et il ajoute à titre d'explication personnelle : « Mittmann Albert Band Wasser », ce qui veut dire : « Mittmann (le vétérinaire) a ordonné à Albert (le garçon d'écurie) mettre compresses d'eau. » Ainsi, Zariff était distrait et répondait mal parce qu'il pensait à son compagnon, et c'est cette idée, dont il avait bien saisi tous les détails, qu'il voulait à toute force communiquer à son maître. La scène n'est-elle point profondément émouvante ? Comme on comprend que M. Krall ne s'adresse à une telle bête qu'avec des mots de caresse : « Cher Zariff ! »

Des centaines de personnes ont assisté à des centaines d'expériences analogues et on ne peut vraiment douter de leur véracité. Rappelons encore les paroles du professeur Edinger, auxquelles j'ai déjà fait allusion. Edinger est connu par ses recherches sur le système nerveux et les manifestations psychiques des vertébrés inférieurs. Il a dit : « Il est certain que ces chevaux lisent, comptent et écrivent, et il est certain aussi que leur maître évite tout ce qui pourrait leur servir d'indication. Qu'il y ait des signaux optiques, comme on l'a prétendu pour Hans, c'est inadmissible. Peut-être y a-t-il transmission par des voies qui nous échappent. On se trouve certainement ici en présence de quelque chose de grand : Ou bien c'est l'âme des animaux qui se révèle ou bien il y a quelque mystérieuse transmission de pensées... » Je conclus avec Mme Drzewina, avec tous les êtres raisonnables qu'on se trouve pour le moment devant un mystère. Les faits admis, et on ne voit pas bien comment on pourrait ne pas les admettre, il n'y a qu'à ouvrir la bouche toute grande et à proférer : Ah ! ce qu'il y a de moins absurde comme explication, ce serait la transmission de pensées, mais c'est un mystère aussi, et expliquer un mystère par un mystère, cela ne mène pas loin. Il pourrait être tentant d'y voir un phénomène simple, qui avait passé inaperçu parce qu'on ne s'en était jamais occupé avec méthode. Les chevaux peuvent apprendre à unir l'exécution de certains actes avec l'audition de certains sons ou groupes de sons. Ils apprennent très vite que Huhau veut dire droite et Dia, gauche. Pourquoi n'apprendraient-ils pas de même ce que veulent dire manger, dormir, trotter, etc. Quand on dit à un cheval : Donne ton pied, il le donne. Affaire d'éducation élémentaire. Zariff est un cheval qui a poussé très loin ses études, voilà tout. A bien réfléchir, les vrais éléments du problème, qui cesserait donc d'être un mystère, se trouvent dans la vie courante. La parole est aux palefreniers, aux rouliers, aux cochers, même aux dresseurs. Restent le calcul et la spontanéité. Le calcul est une faculté spéciale, sans rapports avec l'intelligence. Voyez Inaudi. Quant à la spontanéité, il en est d'autres preuves dans la vie normale des animaux. Le cheval a de la mémoire, il se sert des instruments nouveaux mis à sa disposition pour exprimer des états qui n'ont en soi rien de miraculeux. Voilà quelques-uns des thèmes qu'on pourrait développer à cette occasion. Je n'en reste pas moins, devant ces histoires, profondément ému et je me redis le mot d'Edinger : « C'est l'âme des animaux qui se révèle. » Il fallait lui en offrir les moyens. Von Osten et Krall en auront peut-être été les Prométhées.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]