Dans les premiers temps qui suivirent la découverte de Verlaine, après sa mort surtout, il fut bien des fois comparé à François Villon. On espérait, à comparer ces deux natures étranges, en tirer quelque lumière sur la psychologie du poète d'aujourd'hui et sur celle, beaucoup plus obscure encore, du poète de jadis. Il y a, en effet, entre eux, certaines ressemblances extérieures. Tous deux vécurent une vie irrégulière, fréquentèrent également « les tavernes et les filles », mêlèrent à leurs amours profanes des préoccupations religieuses, tous deux furent, chacun en leur siècle, d'éternels étudiants, auxquels les années ne purent conférer nulle expérience, qui regrettaient le lendemain ce qu'ils avaient fait la veille et n'en persévéraient pas moins dans leurs désordres. Que de fois Verlaine ne prit-il pas de bonnes résolutions et que de fois ne furent-elles pas vaines et cela, jusqu'à la veille de sa mort ! Il est vrai qu'on n'en sait pas autant de Villon. Ses derniers jours nous échappent totalement ; mais on aime à supposer qu'après ses dures aventures, dont quelques-unes furent tragiques, il eut avant de mourir quelques années de paix. Au fond, ces rapprochements ne peuvent être que très superficiels. Pour leur donner quelque valeur apparente, on en est réduit à des suppositions assez maladroites. Si Verlaine, peut-on dire, avait vécu au XVe siècle, il eut sans doute mené la vie errante de François Villon ; se fut, comme lui, enrôlé en quelque troupe de malandrins, car les irréguliers suivent comme les autres, mais selon une autre voie, les mœurs de leur siècle. N'ont-ils pas, tous les deux, tâté de la prison, non pour les mêmes causes, il est vrai ? Et Sagesse n'est-il pas quelque témoignage de repentir assez analogue au Grand Testament ? Et tous deux encore n'ont-ils pas pénétré très profondément dans l'âme de leur siècle, n'en ont-ils pas montré les intimes préoccupations ? Ce qu'il y a de plus juste dans tout cela, c'est que Villon et Verlaine furent deux grands poètes lyriques : les ressemblances plus précises sont de pures hypothèses. La meilleure raison, c'est que nous connaissons à peine François Villon. Malgré que l'on n'ait jamais cessé de le lire et de l'étudier depuis plus de quatre cents ans, il reste pour nous une énigme. C'est ce qu'avoue M. Pierre Champion, qui vient de lui consacrer un si beau livre et si complet. Mais les deux volumes seraient malheureusement réduits à bien peu de chose si on en ôtait tout ce qui ne concerne pas directement le poète. Villon a été un prétexte à nous donner un tableau merveilleux de la vie au XVe siècle, et surtout de la vie qu'a plus particulièrement traversé Villon, celle des étudiants et des élèves, celle des malandrins, où il n'est que trop certain qu'il passa une grande partie de ses jours. M. Champion est trop modeste en nous disant qu'il n'a pu arriver à comprendre l'âme de François Villon. Mais si c'était vrai, si l'énigme lui était demeurée entièrement fermée, que devraient donc dire les autres, ceux qui n'ont pas, comme lui, la connaissance parfaite des mœurs et de l'état d'esprit du XVe siècle ? Qu'un homme puisse être à la fois et avec persévérance, un criminel, un bandit de grand chemin et le poète le plus délicat, c'est assurément bien étrange et de nature à nous déconcerter. Pour essayer de comprendre cela, ne pourrait-on pas dire qu'au quinzième siècle encore la notion du crime se confondait à peu près avec celle du péché. Or, un péché, selon la doctrine de l'Eglise, est toujours rachetable par la punition et par le repentir. Le crime a beau être grave, il était, beaucoup moins que pour nous, une tare indélébile. Il s'effaçait comme s'efface le péché. Les prisonniers étaient tenus beaucoup moins pour des coupables que pour des malheureux. C'était œuvre de miséricorde de les visiter et de les secourir, ainsi que les pauvres. Villon, au milieu de son désordre, a pu se croire bien moins un criminel qu'un réprouvé. Il inspira et il s'inspira à lui-même plus de pitié que d'horreur.

Les sentiments sociaux sont encore emmêlés. On sait très bien, sans doute, juridiquement, la différence qu'il y a entre un criminel et un pécheur, mais dans le cours de la vie, cette distinction s'efface : on ne voit que le pécheur. Il semble que cela a bien été ainsi que ses contemporains ont considéré Villon. Il est pour eux un grand pécheur et un grand malheureux. D'ailleurs, ces crimes, est-ce que des nobles ne s'en rendaient pas coupables, qui pour cela n'étaient pas déchus, mais seulement redoutés. Ce sont les mœurs qui font la conscience. On ne peut vraiment demander à un poète de planer au-dessus de son temps et de montrer une délicatesse supérieure à celle des maîtres du jour. Je crois qu'il faut être pour François Villon plus indulgent encore qu'on ne l'a été, il faut être charitable et le juger, s'il est possible, avec une âme du quinzième siècle, avec l'âme, par exemple, du chanoine de Saint-Benoît-le-Bétourné, qui fut son père adoptif et probablement son père naturel. Et puis, dans cette vie si difficilement reconstituée, trop de choses nous échappent pour qu'il nous soit permis de porter un jugement moral. Qu'importe d'ailleurs la qualité de la conduite de cet homme qui ne fut jamais sans doute un homme heureux et pour qui la vie de grand chemin fut peut-être une diversion à ses ennuis. Faisons comme M. Pierre Champion, prenons connaissance de tout ce qui accable maître François Villon, mais n'en tenons nul compte dans notre jugement. Cette vie énigmatique lui a été un excellent prétexte à grouper les traits essentiels de la vie des étudiants et de la vie des routiers au quinzième siècle. N'en demandons pas plus et pour le reste admirons qu'au milieu d'une vie absurde et tourmentée il ne perdit jamais le sens de la poésie et n'y montra jamais nulle défaillance. Je regrette presque que l'on sache aucun détail sur la vie de François Villon. On n'en savait pas tant autrefois et ce que l'on sait maintenant est trop peu pour que l'on en tire argument contre le poète. Ces pudeurs littéraires sont d'ailleurs bien passées de mode. « Qu'il soit plutôt assassin et qu'il ait du génie ! », me disait Huysmans d'un écrivain aussi honnête que médiocre. Verlaine fut souvent d'une immoralité presque désobligeante et nul, je pense, ne voudrait avouer qu'il est choqué que son buste protège au jardin du Luxembourg les jeux des petits enfants. Et pourtant le contraste est grand. Mais le poète domine l'homme et le fait oublier. C'est en ce sens-là qu'il est un autre Villon, peut-être moindre en génie que celui du quinzième siècle, en qui se résume toute l'ancienne poésie française, mais pour nous beaucoup plus adorable, parce qu'il fut le créateur, non d'une manière littéraire, mais de tout un ordre de sentiments. Un homme d'aujourd'hui n'a guère une émotion que Verlaine n'ait exprimé et c'est là sa gloire.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]