Un éditeur, qui a soin de nos curiosités, a imaginé d'offrir au public une série de petits tableaux de l'état actuel de la littérature et de l'art en France. Cela s'appelle exactement « Derniers états des lettres et des arts » et rien ne sera plus agréable pour ceux qui veulent se tenir « au courant » de la marche un peu titubante des esprits de l'heure présente. Voici le premier de ces petits manuels ; il a pour thème le roman et pour auteur M. Jean Muller, dont j'admire l'aisance à caractériser en quelques mots les dernières tendances romanesques. Il a évidemment lu tous les livres dont il parle et on n'en pourrait pas dire autant de bien des critiques, qui ne s'en trouvent d'ailleurs que plus à l'aise pour élucubrer leurs théories de dénigrement. Je ne sais s'il a pris beaucoup de plaisir à cette abondante lecture, mais quelquefois on le croirait ; ce n'est pas le moindre de mes étonnements. Il a la vocation, et c'en est une bien particulière que celle du lecteur de romans. Quand ce n'est qu'un métier ou une tâche, il n'en est guère de plus pénible. Du plaisir littéraire, n'en parlons pas ou à peine, la plupart des romans, même parmi ceux qui sont le plus estimés, n'ayant plus aucune valeur, quelques années après leur apparition. La littérature est fugace, mais la littérature romanesque l'est plus que tout. M. Muller parle de quatre-vingts romanciers environ exactement contemporains, producteurs d'aujourd'hui, sans compter ceux d'hier cités comme chef de file ou pris pour comparaison ou référence. Combien d'entre eux auront encore un nom dans cinquante ans, combien dans un siècle ? Les romanciers disparaissent avec une rapidité inconcevable et les romans tombent encore plus rapidement dans le néant, car le souvenir de l'écrivain survit quelquefois à la mort de son œuvre, plus ou moins longtemps, selon la violence des révolutions littéraires. Cent ans, telle semble l'extrême limite de la réputation romanesque. Au-delà, c'est ou bien le définitif oubli ou bien la gloire. Mais dans beaucoup de cas, et même peut-être dans les plus nombreux, les réputations durent bien moins longtemps : quelques générations suffisent à l'épuiser. Il n'en serait probablement pas de même si avec les générations de lecteurs ne montaient aussi les générations d'écrivains qui demandent leur place au soleil. Ce qu'ils font, par cela même que c'est récent, relègue les œuvres précédentes dans le passé, dans le démodé. Il paraît constamment des formes de robes ou des couleurs de cravate, qui font paraître ridicule, même dans les plus lointaines provinces, celles que l'on portait avant de les connaître, quoiqu'elles fussent peut-être plus jolies et plus seyantes. Tout conspire cependant à les faire délaisser, la prétention des enfants bien décidés à ne pas s'habiller comme pères et mères, la nécessité qui pousse le fabricant d'étoffes à varier ses produits pour qu'ils ne soient pas délaissés au profit de ses concurrents, un ensemble de forces, enfin, qui poussent les hommes à imaginer et à désirer du nouveau, ce qui est une manière d'affirmer leur existence. Il faut donc que le roman soit éphémère. C'est peut-être un de ses agréments. Il n'en est pas moins certain que beaucoup d'écrivains, même beaucoup de ceux que l'on ne soupçonnait pas d'une telle ambition, prétendent écrire, non pas pour une saison, mais pour les années futures aussi, pour l'éternité. Le vieux Goncourt apprit un jour dans une conversation que la terre finirait dans un certain nombre d'années, mettons trois cent millions, et il en fut affligé de bonne foi. Quoi ! disait-il, je n'aurai que trois cent millions d'années de gloire, j'aurai travaillé toute ma vie pour vivre dans une postérité aussi restreinte, avec ensuite une certitude absolue du néant ? Je suis volé. Hélas ! qu'aurait-il pensé si on lui avait prédit que vingt ans à peine après sa mort ses romans auraient déjà beaucoup diminué de valeur ? Qu'en restera-t-il dans cinquante ans ? Pas beaucoup plus qu'un souvenir sans doute. Son nom même s'effacera peu à peu pour ne plus vivre que dans la mémoire de quelques lettrés et de quelques curieux. C'est déjà très beau et cela est très rare.

Au dix-septième siècle, La Calprenède fut au moins aussi célèbre qu'Alexandre Dumas et Mlle de Scudéry aussi célèbre que George Sand. Leurs romans étaient attendus et lus avec passion. Leurs héros faisaient l'objet de toutes les conversations. Qu'en reste-t-il ? Rien. On dira que c'est parce qu'ils étaient médiocres et ennuyeux. Pas ennuyeux du tout pour leurs contemporains qui s'y délectaient, et si peu médiocres que tel critique moderne, qui a eu le courage de les lire, a trouvé dans ces élucubrations de curieux tableaux de la société de leur temps. Dumas et Sand, qui ont encore une clientèle, la voient décroître tous les jours et on commence à les traiter comme des La Calprenède et des Scudéry. Mais ce sont, les uns comme les autres, des romanciers qui ont joui d'une grande vogue de leur vivant. Il leur en reste et leur en restera, à travers les siècles, une auréole qui mettra très longtemps à se ternir. Surtout ils ont été des entreprises de librairie et rien ne soutient un romancier comme l'intérêt des éditeurs. Tel de leurs contemporains, dont l'éditeur a fait faillite ou est disparu, est mort littérairement beaucoup plus vite ; d'où l'intérêt pour un écrivain de se lier à une maison solide et qui ait en même temps besoin de la célébrité momentanée qu'il lui apporte. La gloire littéraire ne se passe pas dans les nuages. C'est un fait matériel dont les causes sont très complexes et où, comme l'a montré ingénieusement M. Paul Stapper, la justice ne joue qu'un rôle très secondaire.

Pour en revenir aux romanciers contemporains énumérés, classés, jugés par M. Jean Muller, avec une bienveillance magnifique, on en voit bien quelques-uns dont l'œuvre présente quelques chances de durée plus ou moins longue, mais il faut toujours se dire que notre jugement, en tant que jugement contemporain, manque de sûreté et qu'il est toujours possible que ses prophéties soient inexactes. Tel nom aujourd'hui connu de tous est destiné à une survie moins sûre que tel autre beaucoup moins célèbre, encore, comme je viens de le dire, que la vogue de l'heure présente soit un certain adjuvant pour l'avenir. Malgré leur indépendance apparente, les jeunes gens ont toujours un respect caché pour le passé, et ils répètent longtemps ce qui s'est dit une fois fortement. Tout cela, c'est des considérations d'auteur. Le public, comme public, s'intéresse aux romans en proportion de l'amusement qu'ils lui procurent. Il ne serait que sur très peu de points d'accord avec M. Muller, car il y a présentement bien peu de rapport entre le succès et la réputation littéraire.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]