On s'occupe toujours des fables de La Fontaine. Notre époque est plus fidèle qu'on ne le croit à la tradition littéraire. Mais on s'en est occupé, cette année, avec plus de solennité. Le poète et son œuvre ont été l'objet d'une suite de conférences, très suivies par un public mondain et académique. Il s'en est suivi toutes sortes d'articles et de dissertations et l'on a répété dans les livres faits tout exprès les mêmes éloges et les mêmes erreurs. Car on n'innove pas beaucoup en histoire littéraire. Le grand sujet d'étonnement, depuis plus de deux siècles, c'est que La Fontaine ait si bien connu la nature et l'ait aimée si tendrement. Il l'aima peut-être à sa manière, en flâneur, mais il la connut assez mal, mieux que beaucoup de ses contemporains, moins bien que certains autres. A ce point de vue, les fables, qui sont charmantes, ne sont pas sans offrir quelque danger au point de l'exactitude et il serait à souhaiter qu'on n'en mît dans la main des enfants que des éditions pourvues de notes d'une réelle valeur scientifique. Quel admirable commentateur de La Fontaine n'eût pas fait l'admirable observateur des insectes qu'est Fabre ! Comme il eût redressé d'une main sûre mais douce les erreurs et les étourderies du vieux fabuliste ! Il n'y a pas de poésie vraie sans vérité : il n'était pas nécessaire de nous présenter la cigale comme un insecte qui passe l'hiver en mourant de faim pour nous intéresser à ses mœurs ou à ses aventures. Mais La Fontaine, qui n'avait jamais vu de cigales, est peut-être excusable sur ce point particulier. On peut dire aussi, d'une manière plus générale, d'abord qu'il a voulu, au moyen d'animaux, représenter les caractères de l'humanité, ensuite qu'il n'a imaginé presque aucune de ses fables et qu'il les a reçues toutes faites soit d'Esope ou de Phèdre, soit d'un autre fabuliste ancien ou moderne. Il a pris les animaux tels que la tradition littéraire les lui offrait, tel que le moyen âge les avait déjà mis en scène dans cet immense et multiforme Roman de Renard, qui ne comprendrait pas moins de plusieurs gros volumes de vers si on l'imprimait tout entier. On peut dire qu'il n'a pour ainsi dire pas observé par lui-même la nature, il a accepté celle qu'on lui apportait et n'y a ajouté que très peu de chose. Ce qui lui appartient est presque toujours aussi faux que le reste. Je ne crois pas, par exemple, qu'il ait trouvé tout faits ces détails sur les mœurs des poissons : la carpe qui joue, qui « fait mille tours, avec le brochet, son compère », mais si c'est très joli comme littérature, ce n'est pas très heureux comme trait de mœurs animales. Les jeux du brochet consistent surtout à poursuivre et à dévorer carpes et autres poissons. C'est un animal d'une extrême voracité. Le premier garde-pêche venu l'aurait renseigné sur ce point. Les jeux du brochet sont dangereux. Ce poisson n'a aucune jovialité dans le caractère. Et, d'ailleurs, les poissons jouent-ils ? C'est bien douteux. Ils ont trop à faire à se défendre contre leurs ennemis et à chercher leur nourriture. Il ne faut pas prendre pour des jeux les mouvements vifs d'une truite qui fuit, au contraire, parce qu'elle a aperçu l'ombre d'un brochet ou entendu le bruit lointain d'une loutre. Le paisible monde des eaux est un monde de carnage. On s'y mange et s'y entre-mange les uns les autres. Il n'est pas rare de prendre un brochet qui a avalé un poisson, lequel a dans le ventre un poisson plus petit, lequel venait probablement d'avaler un insecte quand l'hameçon a enlevé mangeurs et mangés. On peut dire en principe des poissons que ce sont des animaux féroces. Tous ceux qui ont élevé des cyprins rouges dans un bocal, savent que lorsque l'un d'eux est malade il est mangé vivant par ses congénères. C'est même un spectacle qui n'est pas gai. Une note me plairait assez à cet endroit. Sans critiquer aucunement le poète, elle rétablirait la vérité qu'il n'a pas vue, son affaire, d'ailleurs, étant plutôt de peindre les apparences.

Cette réputation, que l'on donne à La Fontaine, d'amant passionné de la nature. On trouve celle-ci, avec bien d'autres, parmi les anecdotes imaginaires qui en témoignent : « Ses amis avaient mené M. de La Fontaine à la campagne pour quelques jours ; une fois on l'attend vainement pour se mettre à table, il n'arrive qu'après le dîner. On lui demande d'où il vient. – Je viens, dit-il, de l'enterrement d'une fourmi ; j'ai suivi le convoi jusqu'au cimetière et j'ai reconduit la famille jusque chez elle. » C'est spirituel, mais si telle avait été sa manière d'observer la nature, elle eût été assez absurde. Je crois, sa profession l'obligeant à vivre souvent dans les forêts, qu'il vit en effet beaucoup de choses, mais d'un œil distrait et sans chercher à les approfondir. Cette profession l'ennuyait fort, du reste. D'ailleurs rien n'est plus difficile à observer que la nature, contrairement à l'opinion générale qui veut qu'il suffise pour cela de se promener dans les champs ou dans les bois. On aperçoit bien beaucoup de mouvements divers, mais cela ne mène pas loin. Je sais combien de fois j'ai dû m'y reprendre pour finir par observer un écureuil faisant ses provisions de noisettes. Ce fut un beau moment quand j'y parvins : il me semblait que je touchais l'invisible. Et que d'après-midi n'ai-je point passées immobile en plein soleil pour surprendre, en vain d'ailleurs, car elles bougeaient encore moins que moi, ou si vite, les amours des libellules ! Mais, après de patientes stations au bord d'un étang, je vis cependant celles des « vierges », leurs sœurs bleues. C'était peut-être une vraie vocation de regarder les bêtes et de surprendre leurs secrets, car bien qu'il y ait peu d'inconnus maintenant, on y trouve toujours du nouveau, toujours de l'émouvant. Cela fait rire, vraiment, quand on entend un vieux professeur dire que La Fontaine a été le poète de la nature et qu'après lui, il n'y a rien à faire. La Fontaine l'a vue en promeneur, en fabuliste, nullement en observateur. S'il l'avait connue, s'il l'avait aimée vraiment, l'eût-il mise en fables ? Faire parler les animaux, leur faire proférer les mêmes bêtises qu'aux hommes, est-ce les comprendre, est-ce les respecter ? La grande supériorité des bêtes sur nous-mêmes est précisément qu'elles ne parlent pas et qu'elles ne font jamais que l'acte nécessaire. Les animaux libres, la domestication les gâte beaucoup, sont des merveilles de précision. Ils savent ce qu'ils veulent et savent l'atteindre, quoique souvent par des moyens bien complexes. Les années pendant lesquelles j'ai scruté quelques-uns de ces mécanismes demeureront, je crois, celles que j'ai le mieux employées. J'y ai toujours appris à connaître un peu, non pas seulement à la surface, mais dans ses profondeurs, ce monde mystérieux qu'on appelle la nature et qui est l'ensemble de tout ce qui a vie. Il ne faut jamais oublier que l'homme en fait partie et que s'il y a d'extrêmes dissemblances entre lui et les animaux, il y aura aussi des ressemblances fondamentales. Il faut les aborder avec simplicité et avec respect, car il n'est pas un d'entre eux qui ne poursuive avec ténacité l'obédience qui lui a été imposée par les lois naturelles. Tenez-vous devant un tableau comme devant un personnage, disait Schopenhauer. Attendez qu'il vous parle. C'est ainsi qu'il est bon de se comporter avec la nature. Si elle a quelque chose à vous dire, c'est elle qui vous parlera. Sachez l'écouter, ne la devancez pas par de fausses interprétations. Jamais, je l'avoue, je n'ai pu prendre mon parti des fables, de ces dialogues entre bêtes, et même entre bêtes et arbres. Je sais bien que ce n'est qu'un jeu. Mais je le trouve agaçant et aussi trop élémentaire. Quand elle parle à qui sait l'écouter et la comprendre, la nature vous fait des confidences autrement émouvantes que celles que le roseau fait au chêne ou le loup à l'agneau. Et ce sont des entretiens où l'homme n'a pas souvent le dernier mot.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]