Il y aurait de quoi déconsidérer une nation à tout jamais, s'il était juste de la rendre solidaire de l'aberration de quelques-uns. De quoi s'occupe Paris au début de cette année 1914, de quoi s'occupe la France ? De fantômes. La question est de savoir si les morts ne sont pas morts, s'ils peuvent revenir sur terre, se manifester sous la forme des légendaires fantômes. Les uns affirment, les autres nient, mais ce qui est peut-être plus grave, quelques-uns doutent, car parmi ces quelques-uns, il se rencontre des hommes qui, en d'autres domaines, ont fait figure de personnes intelligentes. Faiblesse de l'organisation humaine, on a vu des savants destinés à des découvertes capitales dans le domaine physiologique se demander s'il n'était pas possible d'admettre ce que les spirites nomment des matérialisations, c'est-à-dire la formation spontanée d'un corps humain tout organisé, d'un corps adulte qui n'aurait pas été généré, qui aurait surgi de l'air ambiant, comme Adam sortant de la terre sous les mains de Jéhovah, et plus miraculeusement encore, si l'on peut dire ! C'est inimaginable, mais cela est. Je l'ai raillé autrefois, ce savant, mais je n'en ai plus le courage et je ne me servirai plus de son exemple que pour montrer qu'il n'est pas d'intelligence complète et sans tare et qu'il faut nécessairement se montrer indulgent à de telles faiblesses. Le plus clairvoyant a ses aberrations et celui-là même qui les relève avec indignation n'est probablement pas exempt d'aberrations d'un autre ordre. On ne peut cependant s'empêcher de dire qu'ils donnent là de bien mauvais exemples à la foule ingénue qui ne demande que des prétextes pour retomber dans ses vieilles superstitions, ou pour y persévérer, car elles sont toujours plus ou moins vivantes dans la malheureuse imagination des hommes. Peut-être que M. R... avait cru agir en savant qui ne doit rien nier à priori, mais au contraire observer avec attention et sans parti pris les phénomènes, même les plus suspects. Si c'est cela, il s'était trompé et sa méthode était mauvaise. Il y a des phénomènes devant lesquels la raison peut et doit poser la question préalable, comme on dit en style ou plutôt en jargon parlementaire, et la suite des événements ne le lui fit que trop bien voir, puisque sa réputation faillit un moment en être compromise. Elle le serait encore, s'il n'était revenu très vite à la vraie science et s'il n'avait fait, comme je l'ai dit, une découverte physiologique d'un intérêt capital. « Le malheur, disait Pascal, tombe sur les hommes parce qu'ils sortent de leur chambre. » On pourrait en dire autant des savants, mais ce n'est pas dans leur chambre qu'ils doivent se renfermer, c'est dans leur laboratoire. C'est là qu'il fallait convier le médium à transformations ; il ne fallait pas aller chez lui. On se souvient sans doute de l'histoire. Ce médium opérait à Alger où il exerçait ses prodiges dont les badauds du spiritisme étaient grandement émerveillés. Il n'avait pour accessoires qu'une chaise que l'on soudait minutieusement à chaque expérience ; lui-même était fouillé avec soin. Une cabine, fermée d'un simple voile, lui était réservée dans la chambre très faiblement éclairée, sinon tout à fait obscure, où il opérait des prodiges. Les plus attentifs parmi les spectateurs étaient des savants venus exprès de Paris, afin d'assister à cette chose peu banale qu'on appelle une matérialisation, c'est-à-dire la formation d'un être humain avec rien du tout, « ex nihilo », comme la création.

On doutait, mais cependant le miracle s'accomplit. Un être parut tout à coup qui n'avait aucune ressemblance avec le médium et dont les yeux hagards et le teint blême avaient en effet quelque chose d'effrayant. Je passe sur les détails de la scène dont je n'ai plus bien présent les détails à la mémoire, mais il y eut un verre d'eau, qui fut sinon bu, du moins effleuré par le fantôme et M. R. devait y voir, après examen, la preuve que les lèvres vivantes, qu'une respiration humaine avait été en contact avec l'eau. M. R. fit un rapport et ce rapport faisait du bruit. Tout le monde croyait au phénomène inexplicable de la matérialisation, lorsque, dans une séance subséquente, ayant outrepassé ses gestes, le médium se fit prendre en flagrant délit de fraude. On fit de la lumière, on saisit la chaise, on y trouva parmi l'étoffe une cachette où le médium tenait un habillement, ou un déshabillé, complet de fantôme ! Si le médium algérien fit d'autres dupes, M. R. ne fut plus du nombre. Il avait voulu voir, il avait vu. Il revint de son voyage au pays des merveilles, un peu honteux, mais désabusé.

Les mêmes scènes ou à peu près viennent d'avoir lieu à Paris avec un médium féminin, Mlle Eva, qui, pour détourner tous les soupçons, se déshabillait complètement derrière le rideau et opérait, dans un parfait état de nudité. Comment n'avoir pas confiance en être aussi ingénu ? Mlle Eva photographiait l'invisible et on s'est aperçu que ce n'étaient que de grossiers truquages. On a même trouvé, dans l'une d'elles, la mystérieuse signature : « Miro ». Or, les images avaient je ne sais quel air de famille avec les portraits que publie une revue illustrée « le Miroir ». On alla plus loin, on compara point pour point et sous le portrait de feu Alexandre Bisson, vaudevilliste défunt, que Mlle Eva avait l'attention de tirer pour sa veuve, on retrouva les traits même de M. Poincaré. Elle avait seulement mis à M. Poincaré un faux nez et l'avait orné d'une longue barbe filandreuse. Ajoutons que Mme veuve Bisson n'a pas été désabusée. Elle prétend tirer de ces photographies la preuve de la survie de son défunt et rien probablement ne viendra à bout de sa crédulité. Elle est si bien convaincue de l'honnêteté des procédés de Mlle Eva qu'elle offre vingt mille francs au prestidigitateur qui répèterait le phénomène. On dit que M. Dickson s'est mis à l'œuvre. Sera-t-il aussi adroit que Mlle Eva ?

Pour conclure, je dirai seulement que je trouve navrantes toutes ces histoires et qu'elles ne donnent pas une très belle idée de l'intelligence humaine.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]