Un homme qui vit beaucoup dans les livres et dans la philosophie n'en est pas moins sensible aux événements douloureux de la vie sociale. Il peut même en être troublé au point de ressentir une sorte de stérilité intellectuelle momentanée. C'est assez bien l'effet qu'ont produit sur moi les cruelles vicissitudes de la crise viticole, où je vois, où je pressens, du moins, de grandes injustices. Alors je me réfugie dans de petites études inoffensives, de celles qui ne sont qu'une légère détente d'esprit entre deux méditations graves...

Je lisais donc hier une bien curieuse étude sur un ouvrage inédit de Verlaine. C'est un chapitre d'une certaine importance à ajouter au livre que vient de consacrer au grand poète, son ami d'enfance, M. Edmond Lepelletier. Sur la feuille de garde de Sagesse, ces poèmes qui eurent une influence à la fois si excellente et si détestable sur la dernière poésie française, Verlaine annonçait un ouvrage en prose dont le titre n'était point fait pour piquer beaucoup la curiosité : Voyages en France par un Français. Et, en réalité, personne n'y fit la moindre attention, pas même M. Lepelletier qui, jusqu'à ces derniers jours, n'en avait jamais entendu parler ou ne le considérait que comme un projet en l'air. C'était d'autant plus vraisemblable que Verlaine n'avait jamais guère voyagé qu'entre Paris, Bruxelles et Londres. Cependant le manuscrit existait, au moment même où il était annoncé ; mais ce voyage en France n'était autre chose qu'un voyage à travers les trois derniers siècles de l'histoire de France. On vient de le retrouver, on vient d'en publier de longs fragments qui suffisent à donner une juste idée de l'ensemble. Le publicateur, qui est M. Dauphin Meunier, n'est pas de ceux qui vantent à l'excès les ouvrages où ils ont mis des notes. Il dit du Voyage en France, en guise de préface : Comme je souhaiterais qu'il fût demeuré ignoré et même perdu ! Voilà qui est singulier. Cela le paraîtra beaucoup moins, quand j'aurai dit dans quel esprit et dans quel style ce livre est composé. Mais il faut achever l'histoire du manuscrit.

En 1891, au bout de dix ans, Verlaine n'avait pas encore pu tirer parti de son Voyage. Il n'avait réussi à le placer ni dans une revue, ni chez un éditeur, mais il le conservait précieusement, comme un meuble d'un certain prix et dont il arriverait bien à tirer parti un jour ou l'autre. Ce jour arriva, en effet, vers le milieu du mois de juillet 1891. Démuni d'argent et devant quelques sommes à son logeur, Verlaine sortit le manuscrit et l'offrit en guise de papier monnaie. L'hôtelier, faute de mieux, sans doute, accepta. Il alla quérir une feuille de papier timbré et Verlaine y traça les lignes suivantes, qui constituent le plus authentique des certificats d'origine :

« Je soussigné déclare avoir vendu à M. X... un manuscrit intitulé Voyage en France par un Français, ainsi que les droits d'auteur et publication pour la somme de deux cents francs, et lui donne autorisation de le négocier à son gré.

» Paris, 20 juillet 1891.

» Paul VERLAINE, 18, rue Descartes. »

L'hôtelier de la rue Descartes ne réussit pas plus que Verlaine à trouver un éditeur ; mais il parlait de son « trésor », le bruit se répandait dans le quartier latin d'un livre inédit de Verlaine, laissé en gage aux mains d'un logeur malin ou bon enfant, on ne savait. Ce bruit, à force de courir, arriva aux oreilles d'un lettré bibliophile, Alidor Delzaut, un ami de Goncourt, et le Voyage trouva enfin un acquéreur. Alidor Delzaut avait une très curieuse collection d'autographes. Il en tenait une partie de la célèbre Ozy, une des grandes courtisanes du dix-neuvième siècle, dont il avait été l'un des héritiers. Ozy, dont Banville disait dans une ode funambulesque :

Les demoiselles chez Ozy

menées

Ne doivent plus penser aux Hy-

ménées.

Ozy avait été violemment courtisée par Victor Hugo, au moment même où Charles Hugo était son amant ; n'étant pas volontiers cruelle, et d'ailleurs flattée, elle céda, mais non pas avant que le fils eût fui, épouvanté à l'idée de ce partage. Il y avait dans la collection Delzaut des lettres tragiques de Charles Hugo à Ozy ; il y en avait de Théophile Gautier, de Saint-Victor, de Gustave Doré, d'Edmond About ; il y avait beaucoup de curiosités et même des trésors. C'est là que prit place, pour y dormir encore une quinzaine d'années, le Voyage en France. Delzaut, soit par jalousie de collectionneur, soit, ce qui est plus probable, par scrupule, le maintint sous clef. Plus conciliant, son gendre et héritier, M. Loviot a consenti à le laisser feuilleter. Bien que l'œuvre soit déplorable, on le remerciera tout de même, car elle est un témoignage de la sincérité du poète qui écrivait Sagesse. C'est en cela, et en cela seul, que sont curieuses, et peut-être même précieuses, les diatribes de Verlaine contre son pays, son temps, toutes les traditions de la France voltairienne. C'est bien le même néophyte qui a écrit les deux livres. Ce sont quelquefois les mêmes thèmes ; c'est toujours la même inspiration chrétienne. Mais, comme le note fort bien M. Dauphin Meunier, si les poèmes de Sagesse sont des confessions et des actes de foi dignes, humbles, charitables, dans une langue à la fois confuse et sublime, les feuillet du Voyage sont les invectives d'un doctrinaire au zèle déréglé, téméraire et hâtif. Un certain mysticisme n'est pas désagréable en poésie, et presque aucune poésie moderne n'en est exempte ; mais autre chose est de rêver ou de chanter, autre chose est de raisonner et d'affirmer. Je veux citer quelques lignes du Voyage. Est-ce de Verlaine ou de tel pauvre scribe de la basse presse réactionnaire ? « Plus de respect, plus de famille, le plaisir effronté, — que dis-je ! la débauche au pinacle, nul patriotisme, plus de conviction, même mauvaise... l'argent pour tout argument, pour toute objection, pour toute victoire ; la paresse et l'expédient prenant le pain du vieux travail, et Dieu blasphémé tous les jours, défié, crucifié dans son Eglise, souffleté dans son Christ, exproprié, chassé, nié, provoqué ! Quelle tribune et quelle presse ! Quelle jeunesse et quelles femmes, et quel pays ! » C'est ridicule, mais cela pouvait peut-être faire un poème émouvant, car ce qui ne vaut pas la peine d'être dit, on le chante, et de beaux vers font passer bien des pauvretés et bien des paradoxes. Les passages qui ne sont que pieux sont beaucoup moins mauvais, et voici une page sur les joies du dimanche chrétien qui n'est pas désagréable ; mais nous avons déjà lu cela dans Sagesse :

Le ciel est par-dessus le toit

Si bleu, si calme !

Un arbre par-dessus le toit

Berce sa palme.

Les cloches...

Ce qu'il y a de bien fâcheux, c'est qu'en se convertissant au mysticisme, Verlaine s'était du même coup converti à la mauvaise littérature. Un chapitre du Voyage s'occupe des romanciers contemporains et c'est, sauf une réserve très chaleureuse pour Vallès, un prétexte à les classer en deux catégories : ceux qui ont du génie, les catholiques, et les crétins, les autres. Flaubert est vilipendé et Paul Féval est exalté. N'insistons pas, puisqu'aussi bien Verlaine n'a point persévéré dans ces idées déplorables. Son jugement littéraire n'a pas toujours été aussi absurde. Dès qu'il se fut un peu déconverti, il cessa, j'en suis bien certain, d'admirer Paul Féval et de le considérer, ce qui est inimaginable, comme un génie « radieux et terrible ». Malheureusement, en se déconvertissant, Verlaine, qui était faible, redevint la proie de ses passions, qui étaient fortes... On trouvera le reste de l'histoire dans le livre d'Edmond Lepelletier. Est-elle triste ? Non. C'est autre chose. Pour la qualifier, il suffira peut-être de reprendre la double épithète que le poète appliquait si mal à propos de Paul Féval, et de dire : radieuse et terrible, telle fut l'histoire de Paul Verlaine.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]