On se fait généralement une mauvaise idée du moyen âge, qui d'ailleurs fut une époque vaste, diverse, contradictoire et propre à justifier toutes les opinions. En ce qui concerne la religion, par exemple, on se représente volontiers nos aïeux courbés sous le joug de l'Eglise et obéissant sans résistance aux caprices de sa tyrannie. Or, la religion du moyen âge se compose de deux éléments, une foi intense dans le mystère religieux, un mépris sans borne pour le prêtre et le moine. Quand il veut représenter un avare, un glouton, le moyen âge prend généralement un prêtre ; mais s'il lui faut un homme capable de contenir tous les vices, il ne manque pas de prendre un moine. A partir du treizième siècle, quand l'influence de saint Bernard ne se fait plus sentir, quand les ordres religieux, multipliés à l'infini, sont déjà en décadence, le moine apparaît vraiment dans la littérature et dans l'art, comme la bête puante au moyen âge. Mais tout le clergé, jusqu'au pape, participe à ce dégoût qui va souvent jusqu'à l'anticléricalisme, jusqu'à l'irréligion. Les prêtres et les imagiers se partagent la besogne.

C'est d'abord, sans parler des invectives contre Rome, inspirées par la guerre des Albigeois, Thibaut de Champagne. Il déteste les moines, les maudit pour avoir enlevé au monde, comme il le dit, joie, consolation et paix ; pour lui ce sont des bandits qui dépouillent l'homme de tout bonheur, comme les voleurs le dépouillent de sa bourse. Poète, épris de la beauté et des plaisirs qui en découlent, il ne peut voir sans colère et sans honte ces mendiants abjects, qui s'en vont prêchant le renoncement, dont ils donnent mal l'exemple. Rutebeuf dans le même temps se répand en discours plaisants et satiriques contre tous les ordres religieux qu'il énumère complaisamment. Il note l'orgueil des Dominicains, la saleté des Carmes et des Cordeliers, l'avarice des Cisterciens. Comme il raille bien les béguines, alors récemment introduites à Paris ! On disait que leur couvent était le lieu de plaisance des Carmes et qu'un passage secret faisait communiquer les deux maisons. Les béguines (je transpose en français moderne),

Qui larges robes ont
Dessous leurs robes font
Ce que pas ne vous dis.
Papelard et béguines
Du siècle sont la honte.

Telle est la liberté de langage d'un poète parisien au dix-huitième siècle [sic] ; tels sont et son amour et son respect pour les communautés religieuses. Rutebeuf, il avait la foi solide, n'en est pas moins bon chrétien, mais il aimerait assez à envoyer à tous les diables la racaille monacale et une bonne partie du clergé. Les Carmes avaient une réputation effroyable de paillardise ; ils étaient fort redoutés dans les maisons où ils s'introduisaient sous prétexte de demander l'aumône. Jusqu'à la Révolution, l'injure, « Fils de Carme ! » courut les rues.

Je ne parlerai guère des fabliaux qui sont assez connus et d'ailleurs d'une crudité de langage qui s'oppose à ce qu'on y cherche des exemples. Faut-il raconter l'histoire de ce curé qui n'échappa au sort d'Abélard qu'en tirant quarante écus de son escarcelle ? Ou suivre dans leurs pérégrinations cette troupe de Cordeliers qui a enlevé une jolie fille, l'a habillée en moinillon, et mène ainsi joyeuse vie, jusqu'à ce qu'une honnête dame découvre la supercherie et les invective de belle manière ? Laissons ces folles histoires qui ne visaient qu'à amuser le public. Voici le roman de Renart où la satire va prendre une âpreté extrême contre l'Eglise. Les pèlerinages y sont bafoués :

Qui bon y va mauvais revient.

Emerveillé de la fourberie et de la renarderie de Renart, le pape en fait son conseiller intime et nul n'aura richesses et dignités s'il ne fait preuve de renarderie. Voilà pourquoi le clergé est si mauvais : tous, pape, cardinaux, prêtres, clercs, moines de toute robe sont également corrompus et également hypocrites. Cela dépasse évidemment la satire ; pour arriver à l'irréligion, car à quoi bon une religion si tout le clergé est infâme ? Voici le roman de la Rose et le ton s'accentue encore. C'est de ce roman qu'est sorti Tartufe, mais il s'appelle, en langue du dix-huitième [sic] siècle, Faux-Semblant. Ce personnage fait tous les métiers, mais surtout celui de moine mendiant. De la bêtise et de la peur des gens, il s'est enrichi « à planté » ; il fait le saint ermite, prêche abstinence, mais il a eu soin d'abord de se remplir la panse de bons morceaux et de bons vins, « comme il appartient à qui est d'église ». On lui demande s'il travaille et il répond avec cynisme : « De travailler, qu'ais-je besoin ? On a trop grand'peine à travailler. J'aime mieux prier devant les gens et m'envelopper du manteau de papelardie. » On ne saurait mieux peindre l'Eglise enseignant les vertus qu'elle ne pratique pas et montrer la vanité d'une morale qui n'est faite que pour duper les sots. Guyot, autre poète satirique du même temps, vitupère férocement prêtres, évêques et cardinaux ; les uns, dit-il, sont usuriers, les autres sont larrons, et tous pleins de luxure. Guyot méprise tous les moines, qu'il connaît, qu'il a vus et bien observés, mais surtout les abbés et les prieurs de Cluny et de Citeaux « qui boivent bon clairet, se gorgent de belles viandes et de gros poissons » pendant qu'à leur porte les pauvres meurent de faim.

L'auteur inconnu d'Aucassin et Nicolette va plus loin encore. Il attaque tranquillement les dogmes et avoue pour le bonheur du paradis et les tourments de l'enfer un parfait mépris. Ce petit poème, moitié en prose et moitié en vers, on appelait cela une chante-fable, est toujours du treizième siècle, qu'on nous représente comme un siècle de foi immaculée. « En paradis, qu'ai-je à faire ? dit Aucassin. Je n'y veux entrer sans Nicolette, ma très douce amie que j'aime tant. En paradis vont les vieux prêtres, les estropiés et les manchots, qui jour et nuit sont accroupis devant les autels, et ceux à vieilles capes usées et vieilles défroques, qui meurent de faim et de mésaise. Ceux-là vont en paradis, où je n'ai rien à faire. Mais je veux aller en enfer, car en enfer vont les beaux clercs et les beaux chevaliers qui sont morts au tournoi ou à la guerre, et les bons écuyers et les francs hommes. Et là vont les belles femmes courtoises qui ont deux amis ou trois avec leur baron. Et là va l'or et l'argent et le vair et le gris, et là vont harpeurs et jongleurs, et les rois du siècle. Avec ceux-là je veux aller, mais que j'aie avec moi Nicolette, ma douce amie. » Voilà la vraie irréligion, il semble bien, et qui bafoue la croyance même sur laquelle est bâtie la morale chrétienne. Dès le treizième siècle, il y a donc des incrédules en France. Le moyen âge, qui a construit les cathédrales, a eu, lui aussi, ses libertins. Ce n'étaient pas non plus des chrétiens bien fervents, ceux qui, à la même époque, parodiaient la vie des saints, tournaient en ridicule la piété et les miracles, écrivaient, pour égayer le peuple, la vie de saint Tortu, de saint Oignon ou de saint Gourdin. Mais on parodiait bien la messe, et avec le concours même du clergé et dans le sanctuaire même des églises !

A ces témoignages écrits, M. Camille Enlart, le savant archéologue, vient de joindre, dans les deux derniers numéros du Mercure de France, ceux de la statuaire et ceux de l'imagerie : l'Eglise et la religion ne sont pas mieux traitées par les artistes que par les poètes et les lettrés. C'est d'abord dans les représentations peintes ou sculptées du jugement dernier que l'artiste exerce sa verve satirique. Généralement, il met en enfer le pape, les évêques et les moines, et cette exécution des chefs de sa religion ne devait pas être sans troubler le peuple et lui enlever un peu de sa confiance dans les prêtres. Dès le douzième siècle, on voit dans les sculptures des églises des ânes et des figures grotesques parodier, affublés d'ornements sacerdotaux, les cérémonies liturgiques. A Saint-Saturnin, de Toulouse, c'est maître Renart, vêtu en prêtre et prêchant les poules ; en d'autres églises, il est devenu évêque et il s'adresse à toute la basse-cour, oies, canards, poules et poussins. A la cathédrale de Strasbourg, c'est le cerf qui dit la messe et tous les animaux organisent une procession. Les miniatures des manuscrits représentent des scènes analogues, et même les livres de dévotion, ceux qu'on emportait à l'église pour suivre les offices ; c'était une moquerie universelle. Les Heures de Jean de Berri nous montrent des évêques affublés de coiffures en forme de soufflets, tandis que ce sont des porcs qui ont reçu la mitre épiscopale ; un porcelet vêtu en moine distribue l'eau bénite ; plus loin, un vrai moine donne sa bénédiction à Renart occupé à étrangler un coq. On ne peut représenter plus élégamment les exactions et les meurtres des gens de guerre, toujours absous, moyennant finances ou partage de butin, par les gens d'église. Je ne parlerai pas des danses macabres, trop connues, où la satire est générale, où le clergé est confondu avec le peuple, dans sa marche récalcitrante vers la mort, qui fauche au hasard. Je ne parlerai pas surtout des figures de prêtres ou de moines, étrangement obscènes, que l'on voit encore sculptées en beaucoup d'églises, restes de celles que l'on a détruites, quand on a pu. Leur cynisme dépasse les limites de notre sensibilité.

Si fort qu'était le clergé, si puissants qu'étaient les moines, ils ne purent s'opposer à la divulgation du mépris qu'ils inspiraient, et ils durent en accueillir la preuve jusque dans leurs églises, jusque dans leurs monastères. On dit que, sûrs de leur pouvoir, ils en riaient eux-mêmes. Il est du moins certain que s'ils aperçurent la satire sous la bouffonnerie, ils ne virent pas l'irréligion sous la satire. Cela les mena tout doucement à Luther et à Calvin, à la férule protestante sous laquelle il n'est plus permis de rire. L'irréligion est devenue philosophique, elle n'en a pas moins ses racines dans les grossières et cruelles satires du moyen âge, qui fut plus clairvoyant, plus hardi et plus libre d'esprit qu'on ne croit communément.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]