J'eus la révélation de la jalousie à un âge où j'étais bien incapable de la comprendre. C'était au lycée. J'avais été appelé par le proviseur pour une cause dont je ne me souviens plus, mais qui ne devait pas être à mon honneur, car ce personnage nous faisait plutôt comparaître individuellement pour nous sermonner que pour nous combler de louanges. J'arrivais donc timidement. On m'avait indiqué la pièce où je devais me présenter et d'ailleurs la porte était entr'ouverte. J'entrai directement, mon trouble m'ayant fait oublier de frapper. Du moins, je crois que cela se passa ainsi. Je ne me souviens nettement que de ce qui suivit mon entrée indiscrète. Une dame, en qui je devinai la jeune femme du proviseur, car on ne la voyait jamais et son existence était quasi mythique, était montée à une échelle ou juchée sur un escabeau, très haut. Elle fixait un cadre à la muraille ou enfonçait un clou, et, au petit garçon que j'étais, montrait libéralement le bas de ses jambes. Aussitôt, un homme à barbe noire, aux yeux violents, se précipita en hurlant vers la dame, entoura ses jambes d'un grand geste pudique, la cueillit dans ses bras, puis la poussa derrière un rideau. L'homme, alors, vint vers moi, qui était resté figé devant la scène, et, pâle, m'invectiva et me montra la porte. Il ne me fit plus jamais comparaître. L'adolescent qui avait vu les mollets de sa femme devait lui faire horreur. C'était un jaloux. Le couple a dû mal finir, car la femme était très timide et le mari très brutal, mais leur destinée ne m'intéressa pas longtemps, moins encore que les jambes de la dame, qui pourtant n'avaient guère fait d'impression sur mon innocence. Ce n'est que beaucoup plus tard que cette scène me revint à la mémoire et que je crus y voir un fait de jalousie pathologique. Mais y a-t-il une jalousie spécialement pathologique, puisque la jalousie en elle-même est déjà une maladie ? Du moins elle a des degrés dans ses manifestations, même sans cause, et quand elle s'extériorise trop, il est permis de la tenir pour morbide. Le jaloux est jaloux de tout et aussi jaloux à propos de rien. C'est ce dernier cas qui est le plus grave, car il montre que l'on se trouve non devant un accident, mais devant un fait primordial de caractère. Il y a une tendance vers la folie dans les natures aveuglément jalouses, un déséquilibre qui les mène trop souvent au meurtre ou au suicide, ou encore, dans les cas les plus heureux, à une sorte de résignation maladive, à ces haines tenaces et sournoises qui ne désarment jamais. Le philosophe Laromiguière, qui fut célèbre vers 1839, s'était mis dans la tête que sa femme le trompait, ce qui était vrai ou n'était pas vrai, peu importe à un jaloux. Pour la punir, un jour que ses soupçons s'étaient accentués, il plaça sous sa serviette, avant déjeuner, une pièce de cent sous, entendant que, femme sans mœurs, il la traitait comme une prostituée de la dernière espèce. Mme Laromiguière n'avait pas d'esprit, ou bien tenait-elle à l'estime de son mari ? Comme l'insulte se répétait tous les jours, on dit qu'elle en mourut. Mais ceci n'est qu'une anecdote pittoresque. La jalousie a des effets plus directs et beaucoup moins calculés. Elle apparaît, dans beaucoup de cas extrêmes, comme une folie véritable, née de la passion exclusive, cette autre folie. Comme a très bien dit Ribot : « Quand on passe de la passion sous ses formes vives à la folie, on a la sensation de ne pas changer de milieu ». Un ancien psychologue avait déjà dit : « Les passions peuvent être considérées comme le prélude de la folie ; outre qu'elles présentent les mêmes symptômes, elles ont entre elles une analogie bien remarquable : c'est que, si elles viennent à produire un dérangement complet de la raison, ce dérangement conserve tellement le cachet de son origine qu'il semble n'être qu'une suite de l'accès de la passion primitive ». Les trois stades de la jalousie pathologique, sont : l'obsession, l'idée fixe, le délire. Il est possible au malade de lutter contre l'obsession, quoiqu'il n'y réussisse pas très bien et que, d'ailleurs, il en sente l'inutilité. Généralement elle le submerge.

En voici un bon exemple qui, d'ailleurs, est classique depuis que Descurret l'a cité dans sa « Médecine des passions » : « Le jeune comte de S..., homme de valeur et d'esprit distingué, épouse une femme charmante dont le calme et la douceur égalent l'esprit et l'amabilité. Le jeune homme se figure que sa femme, qu'il aimait éperdument, n'éprouve pour lui qu'une affection commandée par le devoir, et cette pensée que rien ne justifie le livre aux plus affreux tourments. Après plusieurs mois de mariage, encore que sa femme redoublât chaque jour envers lui de soins et de tendresse, poursuivi sans cesse par cette pensée qu'il retrouvait dans ses rêves et jusque dans les bras de celle qu'il adorait, il prit le parti de fuir. Il s'engage comme simple soldat, ne revient qu'après quatorze ans d'absence, se croyant guéri et implorant le pardon de sa femme et des siens. Mais à peine installé chez lui, il sentit son mal l'envahir à nouveau et finit par se noyer ». Dans la jalousie à idée fixe, le patient ne lutte plus du tout : il accepte les suggestions les plus absurdes avec une facilité déconcertante. M. Aimel en résume quelques traits d'après Mairet : « Ce sont des investigations de tous les instants, des soupçons sans nombre, des vexations, parfois des violences, qui font de la victime du malade, sa femme, un véritable martyr. Si elle rentre en retard, si son parfum habituel est changé, c'est qu'elle vient d'un rendez-vous ; si elle est pâle, fatiguée, c'est qu'elle s'est livrée à la débauche. Quand elle regarde par la fenêtre, c'est pour voir passer son amant ; dans la rue, elle échange des regards significatifs avec des complices ; ses lettres sont ouvertes et le jaloux s'improvise chimiste pour s'assurer si quelque procédé d'encre sympathique n'est pas employé afin de rendre la correspondance occulte. Très souvent il se livre à des recherches cyniques et dégradantes, etc. » Enfin, le jaloux à idée fixe fait de la jalousie l'occupation de tous les instants de sa vie. Le plus curieux, c'est qu'il finit quelquefois par avoir raison, car tant de soupçons et tant de précautions déterminent souvent la femme la plus honnête à se mal conduire. A force de voir le mal partout, on le crée. De l'idée fixe au délire il n'y a qu'un pas. A force de se croire trompé, le jaloux en découvre les preuves dans tous les yeux, dans toutes les bouches. Il croit entendre des allusions à son malheur. Les gens qu'il croise dans la rue murmurent tous d'une voix contenue, mais goguenarde : « Cocu ! » C'est la fin. Quand on entend des voix, et quoi qu'elles disent, le cas est grave.

Maintenant, autre question qui vient en appendice à l'analyse de la jalousie, tant normale que pathologique, lequel est le plus ordinairement jaloux de l'un ou de l'autre sexe ? Je crois que cela se partage équitablement. Cependant, il semble que, dans l'ordinaire de la vie, les femmes aient bien plus encore que les hommes des motifs de jalousie, mais elles savent dissimuler et savent aussi se résigner quelquefois. L'amour-propre dans la jalousie féminine joue un rôle moins décisif que dans la jalousie de l'homme. Elle peut espérer d'être plainte, elle n'a jamais à craindre le ridicule que l'opinion jette, presque toujours si sottement, sur les maris trompés. On en voit même qui tirent quelque profit d'une mauvaise aventure qui leur attire des sympathies dont ne sont jamais privées les victimes de l'amour. Mais il est commun aussi que, n'osant pas d'en prendre à celui qui la trompe, elle se tourne contre sa rivale et se venge cruellement. C'est là, comme toujours, une question de caractère, car il n'y a pas, à vrai dire, de jalousie féminine, il y a des femmes jalouses et qui le sont diversement. Quant à la femme qui est jalouse de tout, des amis, des occupations de son mari, qui cherche à faire le vide autour de lui, afin de le subjuguer entièrement, c'est plutôt un personnage de comédie qu'un personnage réel. En tout cas, ces manifestations absurdes ne sont pas durables. Ce sont les premiers effets de l'ivresse, et peut-être que les hommes en sont flattés plus encore qu'ennuyés.

On pourrait continuer longtemps à parler de la jalousie. C'est comme l'amour même, dont elle ne se sépare pas, un sujet inépuisable et sur lequel tout ce qu'on dit est à la fois vrai et faux. Car l'expérience est limitée, en ces matières, et ce qu'on n'a pas éprouvé paraît toujours contestable. C'est peut-être sur les animaux, plus transparents, toujours sincères, qu'on ferait les meilleures observations de jalousie. On verrait alors que si sa base, chez l'homme, est presque toujours l'amour-propre, la jalousie contient également un élément plus naturel et plus profond. Voyez le chien auquel on donne un compagnon : ce qui se manifeste aussitôt chez lui, c'est la tristesse.

REMY DE GOURMONT.


P.S. – A propos d'une anecdote sur le philosophe Laromiguière, citée dans mon second article sur la Jalousie, j'ai reçu la lettre suivante :

« Toulouse, 15 avril 1912.

Vous avez publié, dans la Dépêche de Toulouse du 9 avril dernier, un article dans lequel vous parlez de mon grand-oncle, Pierre Laromiguière, et le présentez comme un homme jaloux, ce qui est tout à fait inexact.

Au surplus, vous lui prêtez une histoire qui ne le concerne nullement, car il n'avait jamais été marié et ne pouvait, par conséquent, infliger à sa femme, la punition cruelle que vous relatez.

Evidemment, il y a eu de votre part confusion de nom et comme cette confusion a été faite de très bonne foi, vous serez le premier à reconnaître l'erreur commise et à vouloir nous donner la satisfaction de la rectifier dans un prochain numéro de la Dépêche.

Veuillez agréer, monsieur, l'assurance de ma parfaite considération.

J. Laromiguière, ingénieur civil des mines, rue St-Pantaléon, 3. »

Si l'ancien doctrinaire Pierre Laromiguière ne convola jamais, il faut donc chercher un autre titulaire à l'anecdote de la pièce de cent sous quotidienne, à moins que, comme la plupart des anecdotes, elle ne soit fausse. Ce serait dommage.

R.G.

[La Dépêche, mardi 23 avril 1912]

[textes communiqués par Mikaël Lugan]