L'autre jour, M. René Puaux, qui envoie au Temps de bien jolies et bien curieuses lettres sur la situation des races en Epire, disait son étonnement d'avoir été salué en français jusque dans des villages perdus de cette région la plus inconnue de l'Europe, d'avoir trouvé dans la petite ville, quasi-inaccessible, de Cnimara, des livres français et un fond insoupçonné de culture française. Le voyageur, en toute contrée peu fréquentée, fait souvent de ces découvertes et je voyais l'autre jour, dans les merveilleuses Nouvelles Asiatiques, de Gobineau, un homme qui connut comme pas un, la Perse, le Caucase, la Turquie d'Asie, que le français était assez connu et pratiqué dans les petites villes de la Mer Noire et du Caucase, où il était même souvent la langue secrète des amoureux, et qu'à Bakou, sur la Caspienne « des petits mendiants se mirent à le poursuivre en faisant la roue et en hurlant d'une voix lamentable et en français : « Donnez de l'argent, moussiou ! Bandaloun (pantalon) ! » Cela se passait en 1875. Si le français ne s'est pas conservé à Bakou, ce que j'ignore, il a prospéré depuis lors en bien d'autres points de l'Orient européen et asiatique. Il est difficile de se faire une idée exacte de la diffusion du français dans les milieux populaires étrangers ; on ne trouve à ce sujet que de bien rares documents. On est mieux renseigné sur sa prépondérance comme langue littéraire : il n'a de rival sérieux dans les milieux cultivés de l'étranger que l'anglais, et encore l'anglais ne s'est guère répandu qu'en Amérique, l'Afrique du Sud, l'Océanie et l'Asie orientale. Autour de la Méditerranée et en Europe, malgré un certain développement qu'a pris l'allemand, développement très restreint, le français est demeuré la langue des classes distinguées et, comme on disait autrefois, de la bonne compagnie. Je reçois des lettres à peu près de tous les pays, et je puis dire que l'emploi du français est la règle. Pensez comme il faut déjà être bien à l'aise dans une langue pour écrire une lettre assez longue qui, malgré d'inévitables fautes, ait le sens commun et se fasse bien comprendre. Malgré tout ce qu'on a dit sur la décroissance, certaine jusqu'à un certain point, de l'influence de la France sur les civilisations étrangères, le rayonnement de la langue française n'a pas beaucoup diminué. En Allemagne même, où on feint quelquefois officiellement de l'ignorer, le français est très répandu, assurément beaucoup plus que toute autre langue européenne. Ce qui le prouve bien, d'ailleurs, c'est que l'Allemagne est toujours un important débouché pour la librairie française, surtout la librairie littéraire, et même un débouché sans lequel bien des entreprises de librairie française (j'en ai encore eu un exemple récemment), seraient absolument impossibles. En Orient et dans l'Europe orientale, le français est une langue seconde quasiment usuelle. On se souvient de ce bonhomme de chef de gare turc qui se laissa surprendre par les Bulgares au moment qu'il prenait son café en lisant un roman de Paul de Kock. Et, à ce propos, quand on dit que notre littérature légère dégoûte les étrangers et les détourne de la littérature française, on dit une grande bêtise. C'est tout le contraire. Les étrangers, dans leur besoin d'une littérature libre, qui souvent n'existe pas chez eux, accueillent peut-être sans beaucoup de discernement tout ce qui paraît chez nous en ce genre, et la certitude de trouver en français une abondante littérature sans préjugés, n'est pas étrangère à l'amour que l'on porte à notre langue. Nous sommes libres et nous croyons tous les peuples pareillement libres. C'est une erreur. Ils sont encore presque partout traités comme de grands enfants dont on surveille les lectures. Si la littérature française se mettait au niveau moyen de la pudibonderie anglaise, sa diffusion en courrait un coup mortel, il n'y a aucune illusion à ce sujet.

Le français n'est pas, comme le latin, une langue où l'on puisse tout dire, mais c'est une langue où l'on peut dire avec délicatesse ce qui prendrait en allemand, par exemple, l'air le plus grossier. On ne peut vraiment reprocher aux étrangers d'avoir sur ce point le même goût que nous-mêmes, et je ne vois pas en quoi nous aurions à rougir de notre propre finesse.

Le dernier recueil publié récemment par les Amitiés françaises, ligue pour le maintien et la propagation de la langue et des sentiments français à l'étranger, nous donne sur l'extension présente de notre littérature au-delà des frontières quelques renseignements très intéressants. On y voit, par exemple, la passion des Polonais pour la langue française, qui n'est pourtant pour eux qu'une langue de luxe. Même dans les provinces polonaises soumises, et durement soumises à l'Allemagne, l'usage du français s'est perpétré dans toutes les classes cultivées et bien des gens, par haine de l'allemand, y écrivent en français l'adresse de leurs lettres. Il en est de même, et à un degré bien plus marqué, le joug autrichien étant beaucoup moins lourd, dans la Galicie. La culture française y est prépondérante. Dans une petite ville frontière, près de la Hongrie, Kosno, M. Bernardin a pu parler français de J.-Jacques Rousseau avec un jeune élève de l'école réale, qui était très fier de son excellent accent ; et, à l'école élémentaire voisine, les petites filles l'accueillirent au chant de « la Marseillaise ». Parlant d'une autre région bien différente, les vallées vaudoises en Piémont, M. Jalla nous apprend que le français, qui était au dix-septième siècle la langue de la contrée, mais qui avait disparu sous l'italien, y a repris grande faveur. La petite ville de Torre-Pellice y est redevenue un petit centre d'imprimerie française, certes bien plus actif que beaucoup de nos villes importantes de province. Cette petite région protestante est voisine de la vallée d'Aoste qui est restée un pays de langue française, tout comme au temps où Xavier de Maistre y rencontra son mélancolique lépreux. Un autre congressiste nous mène à Vienne, qui sans être une ville où le français soit vraiment cultivé, possède plusieurs associations françaises et semble être le paradis des professeurs de français. Le Viennois veut savoir quelque chose de la langue française et très souvent il y arrive. Mais je ne puis faire le tour de l'Europe. Il faudrait s'arrêter dans trop d'endroits. J'aime mieux aller jusqu'en Amérique où en tant de cités et de régions on trouverait, en dehors du Canada, de la Louisiane à l'Argentine, bien des centres de culture française. J'ai vu des Argentins et des Chiliens, des Péruviens et des Colombiens, je n'en ai vu aucun qui n'eût une bonne connaissance de la langue française et ne fût un amateur de notre littérature. Certes, je ne m'exagère pas l'influence française en des pays qui ont une langue riche et littéraire et qui doivent la cultiver avant tout. Les terres de langue espagnole sont trop vastes pour que le besoin s'y fasse sentir d'une autre langue et en parlant ici de l'Amérique du Sud je sors un peu de la question. Mon intention était surtout de montrer que le français reste en grande faveur dans beaucoup de pays européens où il est un véritable lien avec la civilisation, où il demeurera longtemps le véhicule des idées de liberté dont la langue de leurs dominateurs ne leur donne pas toujours une idée très claire.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]