Pendant que certains voudraient que l'on considérât les plantes telles que des animaux capables de sentiment, faits pour le plaisir et pour la souffrance, d'autres voudraient au contraire ramener les bêtes à l'état des plantes et les tiennent pour insensibles. C'est la vieille doctrine de Descartes qui reparaît. Je crois qu'il est sage de s'en tenir aux distinctions qu'a de tout temps faites le bon sens. Une plante est une plante et un animal est un animal. Il est vrai que le bon sens n'a jamais eu à s'exercer que sur les animaux qui tournent autour de nous, sur les plantes familières et faciles à qualifier. Il est un peu plus embarrassé quand il doit se prononcer sur une classe d'êtres qui sont à la fois des animaux et des plantes, ceux que la science moderne a précisément appelés les zoophytes, ce qui veut dire les bêtes-plantes. Descendu là, le bon sens, il faut le reconnaître, est tout à fait impuissant à se prononcer et quand il se prononce, il y a de grandes chances pour qu'il commette une erreur. En tout cas, il entre en conflit presque toujours avec la science. Il appelle anémone de mer, par exemple, un être que la zoologie réclame sous le nom d'actinie. Je crois d'ailleurs que personne n'a été tenté de cueillir une anémone de mer. Son épanouissement floral, du reste, se rétracterait aussitôt pour ne plus laisser visible qu'une sorte de tige de champignon sans aucun attrait. Cette pseudo-fleur, qui ne trompe qu'un instant, est un composé de tentacules qui rentrent dans leur gaine au moindre heurt. Ce serait son seul moyen de défense, si ces tentacules ne piquaient, à peu près comme les feuilles de l'ortie, car cette plante-animal est fixée au rocher, quelquefois à une coquille. Mais cette apparence n'est rien. Il faut ouvrir l'être singulier. On y trouve les rudiments d'un système nerveux dont il n'y a aucune trace dans les plantes les plus perfectionnées. Voilà donc ce qui différencie essentiellement les deux mondes, le végétal et l'animal. Je sais bien qu'en descendant plus bas encore dans l'échelle des êtres, jusqu'aux animaux monocellulaires, on ne trouve non plus aucune trace de système nerveux, pas plus que de système circulatoire. Mais c'est précisément une question de savoir si de tels animaux sont des animaux. Les botanistes ne les réclament pas avec moins d'énergie que les zoologistes et avec des arguments également bons. Ecoutez ce que dit à ce sujet Raphaël Blanchard, qui a parfaitement résumé ce point particulier : « Il est véritablement impossible, au point de vue philosophique, d'établir la moindre ligne de démarcation entre ce qu'on est convenu d'appeler les animaux et les plantes. Nettement différenciés quand on envisage des êtres élevés en organisation, ces deux groupes se confondent intimement quand on considère les animaux dont l'organisation est le plus rudimentaire. On ne saurait les distinguer ni par la structure, ni par la composition chimique, ni par les phénomènes de nutrition et de reproduction. » C'est au point que Bory de Saint-Vincent a proposé de les classer dans un règne particulier. Haeckel voudrait leur donner le nom de Protistes. Mais les noms ne signifient rien. Il n'y a des classifications nominales que dans les manuels d'histoire naturelle. Si ces êtres ont à la fois les propriétés des plantes et celles des animaux, il est possible cependant de les distinguer, puisqu'on la fait, et il vaut assurément mieux faire partir de la base une division, qui est primordiale, que de ne la commencer qu'à un moment trop avancé de l'évolution.

Puis, à ce point de vue philosophique où s'est mis Blanchard, n'est-il point excellent que l'on sache qu'animaux et plantes ont mêmes racines, que l'on peut à la rigueur en donner la même définition et que ce n'est que lentement, selon un processus que l'on ignorera toujours, qu'elles se sont nettement différenciées en deux courants irréductibles. D'ailleurs, sans prétendre à une connaissance parfaite de la question, je crois que les progrès du microscope et de l'analyse ont beaucoup réduit le nombre de ces êtres énigmatiques. Cela n'a d'ailleurs pas un intérêt considérable, et d'ailleurs, pour rester compréhensible, cet exposé doit laisser de côté les faits communément invérifiables. Quoi qu'il en soit, la plante vit comme l'animal vit, mais les deux formes de vie sont très dissemblables. S'il n'est pas sensé d'attribuer aux plantes la sensibilité et même des sens comparables aux sens des animaux, il ne l'est pas davantage de rejeter toute analogie. J'aime qu'un philosophe, pour confondre l'orgueil des hommes, qui ne veulent même pas être parents de mammifères, pourtant leurs frères certains, ait écrit, un jour, un petit livre audacieux intitulé : « L'Homme-Plante ». Il voulait précisément montrer, ce terrible La Mettrie, que quelques-uns des phénomènes vitaux les plus importants sont communs aux plantes et à l'homme même, que nous ne sommes rien de plus qu'un des modes d'activité de la force universelle et inconnue qui régit toutes choses. Nous avons notre destinée et les plantes aussi ont leur destinée. Darwin, en ce sens là le continuateur de La Mettrie, a voulu établir chez les plantes une lutte pour la vie très comparable à celle qu'il a vue parmi les hommes et parmi les animaux. En somme, toutes les formes de vie ne sont évidemment que des manifestations d'une force incluse dans la matière et de ce point de vue animaux et plantes partent du même principe, sont des manifestations de la même cause immanente. Mais là n'est pas la question. Une même origine n'implique pas l'absolu des ressemblances. Il nous est impossible de nous y laisser prendre, en dehors de nos moments de rêverie et de poésie. Si nous disons, conformément à notre sensation immédiate, qu'une plante se meurt, qu'une plante est morte, nous ne donnons pas aux mots la même signification que lorsque nous la prononçons à propos du plus petit animal. La vie d'une plante est bien une vie, sa mort est bien une mort, mais nous n'y joignons jamais l'idée d'une sensibilité commune aux deux organismes. Si nous le faisions par hasard, pourquoi nous arrêter au monde végétal ? N'y a-t-il pas des phénomènes de vie dans les cristaux, qui naissent, qui s'accroissent, qui meurent ? Il n'existe peut-être que de la matière vivante. Les cristaux, s'ils sont écornés, réparent leurs blessures. Le fer, le plomb, subissent des maladies, en guérissent, y succombent un jour ou l'autre. Finalement qui dit vie, dit mort comme il dit naissance. C'est là la grande parenté entre tous les êtres, c'est là ce qui nous donne partout des pareils, des frères, et Pythagore n'était peut-être pas si absurde quand il adorait l'âme des vents, l'esprit universel, manifestation multiple d'un principe unique.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]