Une idée a couru parmi les jeunes gens d'aujourd'hui et elle est assez curieuse pour que l'on s'y arrête. Ils sont persuadés qu'ils participent à une renaissance de la littérature française, et rien sans doute ne pouvait être conçu de plus naïvement injurieux pour leurs prédécesseurs. Je sais bien que tous les mouvements littéraires ont toujours eu cette prétention, mais on n'a pas souvenir qu'ils l'aient jamais formulée avec tant d'orgueil et si peu justifié. « Nous sommes à une époque, dit un de ces jeunes gens (qui n'est plus bien jeune), où il y a tout à créer. Je vois aujourd'hui, en raison de la matière poétique qui existe, la possibilité d'un mouvement aussi grand que la Renaissance. » Celui-là est modeste. Il s'en rapporte à l'avenir, mais d'autres sont plus péremptoires. L'on croirait, à les entendre, qu'hier était la barbarie et la nuit. Le soleil s'est levé pour la première fois ce matin. Certes, la confiance en soi est une belle vertu, mais il ne faut pas qu'elle devienne de l'outrecuidance. Le premier contact avec la littérature de jeunes gens ardents et ambitieux leur donne toujours des illusions d'amoureux. Tous les couples qui ont vingt ans découvrent l'amour ; ils sont persuadés qu'on n'a pas aimé avant eux et cette conviction leur est très utile pour faire figure dans la vie. Cela leur permet de la dominer un instant au lieu d'être aussitôt submergés par elle. Comme ils seront surpris de leur état, les jeunes gens qui croyaient rénover tout, quand quelques générations auront grandi près d'eux, qui clameront à leur tour la grandeur de leur rôle dans l'évolution ! Ils s'apercevront alors que le plus grand effort est de conquérir une place à la suite, dans la série qu'il est impossible de détruire et qui se continue implacable. Il n'y a que des continuités. En cela, et en cela quoi : ce sont des idées de professeur, des idées de dictionnaire et de manuel. Il n'y a que des continuités. En cela, et en cela seulement peut-être, j'approuve fort la philosophie de M. Bergson. Tout continue et rien ne commence. Le présent dépend du passé et, quand on regarde de près les révolutions de tout genre, on s'aperçoit que tout ce qu'elles ont exalté existait en germe avant qu'elles n'éclatassent. Puis, quand on fait par hasard du nouveau, ce nouveau ne devient sensible qu'avec les années. Ce sont les générations suivantes qui font le classement. S'il y a en ce moment une renaissance littéraire, on le saura dans une cinquantaine d'années, peut-être davantage. Il fallut deux cent cinquante ans pour que le rôle de l'époque appelée proprement Renaissance fût clairement apprécié. Un peu de patience ! « Nous autres, gentilshommes du Moyen âge ! » disait dans un mélodrame je ne sais quel personnage plus ou moins historique. « Nous autres, poètes de la Renaissance ! » disent ces jeunes gens. Il faut craindre la bouffonnerie.

Les jeunes gens sont toujours pleins d'infatuation et ils y ont quelque droit puisqu'ils ont devant eux la vie et tous ses espoirs. Il est plus singulier de la voir dévorée d'un immense besoin de critique. Sans clairvoyance vis-à-vis d'elles-mêmes, les diverses écoles littéraires, persuadées, chacune en particulier, qu'elles vont tout faucher et tout renouveler, s'acharnent, non seulement contre leurs devanciers, mais les unes contre les autres. A ce point de vue-là, l'enquête de Louis Muller et Gaston Picard a donné des résultats assez amusants. Chaque groupe a deux ou trois grands hommes futurs autour desquels il converge, mais qu'il ne vante souvent que pour rabaisser les grands hommes de l'avenir de tel ou tel groupe rival. Les plus en vue, relativement, sont les plus détestés, mais cela paraît moins dans ces confidences destinées à la publicité que dans les conversations particulières. Là-dessus écoutez ce que dit un des leurs, doué d'un esprit critique indépendant, M. Alexandre Mercereau : « Nos prédécesseurs, qui avaient conscience d'apporter quelque chose de neuf, songeaient surtout à enterrer leurs aînés (cela n'est pas tout à fait juste). Les jeunes d'aujourd'hui ne songent qu'à s'enterrer les uns les autres... Un peu plus d'union servirait la nouvelle génération littéraire. Qu'on se batte pour des idées et non pour des chapelles !... Surtout ne mêlons pas de personnalités aux querelles littéraires ; ces disputes méprisables ne feraient qu'encourager le public à s'adresser aux médiocres et il n'en est pas besoin. » Mais est-ce que les médiocres n'ont pas déjà une grande place dans les écoles littéraires ? Je vois, parmi les écrivains dont le volume Picard-Muller a recueilli les opinions, de notoires médiocrités, et en cela il est plus représentatif que s'il s'était borné à recueillir les avis des cinq ou six hommes de valeur qui émergent de la foule. Sur les écoles, sur certaines tendances rétrogrades, sur la matière lyrique de notre présente époque, je trouve, fermement exprimée, la pensée du poète Verhaeren, qui est la mienne à peu près, et je la transcris presque tout entière : « J'arrive, dit-il, à un moment de la vie où les écoles et leurs programmes ne m'intéressent quasi plus. Les vrais poètes forment une chaîne indépendante des liens qui unissent les groupements et c'est grâce à l'apport des personnalités et non des groupes qu'une littérature se continue. Les écoles ne sont que fantômes ; les œuvres seules sont des réalités. Si donc le dix-neuvième siècle exerce encore une influence sur les lettres d'aujourd'hui, ce n'est pas grâce à ses doctrines, mais grâce à ses poètes marquants. Parmi les jeunes écrivains qui font preuve d'originalité, j'aime à citer et à suivre ceux qui non seulement acceptent, mais admirent et célèbrent la vie telle qu'à cette heure nous la vivons. J'ai peu de confiance dans ceux qui, sous prétexte de tradition, se tournent vers le passé pour en ressusciter le charme légèrement modifié et adapté au goût du jour. Le présent, c'est-à-dire la réalité, doit être notre force. C'est en lui, c'est en elle que nous devons trouver une exaltation nouvelle, une psychologie nouvelle, une beauté nouvelle... Il faut pénétrer les choses avec amour, avec ferveur et non pas les scruter à la loupe avec le désir d'y rencontrer le plus de tares possibles. Il faut les voir en poète que non seulement tout intéresse, mais enivre. » On les verra et on les sentira selon son tempérament. Mais il est évident qu'il faut d'abord les regarder avec attention et non pas avec dédain. Mépriser l'époque à laquelle on vit, c'est se mépriser soi-même ; c'est aussi se montrer incapable d'égaler la vie et de la regarder en face. C'est faire acte d'homme lâche et peureux. L'enthousiasme est quelquefois difficile, tous n'en sont pas capables et ce n'est pas nécessaire, mais il faut bien se dire que nous n'avons à notre disposition qu'une vie, celle qui nous a été donnée, une fois pour toutes, et que c'est d'elle, et non de la vie future ou de la vie passée, que nous devons tirer toutes nos émotions intellectuelles ou sentimentales. C'est paresse d'adorer le passé, c'est faiblesse de s'en remettre à l'avenir. Confions-nous au présent, qui seul existe.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]