Le récent livre de M. Yves Delage nous ramène une fois de plus à considérer les grandes phases de l'idée d'évolution, dont les héros sont Lamarck, Darwin, Hugo, de Vries. Il est certain que des espèces ont disparu et qu'il en est apparu de nouvelles ; il est également certain que des espèces très anciennes se perpétuent concurremment avec des espèces relativement très récentes ; comment a lieu cette disparition, comment a lieu cette apparition ? Il nous semble tout naturel que des espèces meurent ; cependant la mort d'une espèce est tout aussi mystérieuse que sa naissance. On ne peut même pas dire en effet que les espèces meurent de vieillesse, puisqu'elles ont la faculté de se renouveler perpétuellement par des naissances. Meurent-elles par infécondité ? Il faudrait expliquer cette infécondité. Succombent-elles sous les coups d'une espèce plus rigoureuse ? C'est quelquefois possible, mais pourquoi dans ce cas telle espèce, peu féconde ou entièrement désarmée, a-t-elle survécu à travers les siècles, alors que telle autre, mieux préparée à la lutte, a depuis longtemps disparu ? La question semble, hormis dans quelques cas particuliers, insoluble. Nous nous trouvons devant un fait qui s'obstine à garder son secret. Or, si nous passons de la disparition à l'apparition des espèces, c'est pour nous rencontrer avec un second fait tout aussi mystérieux que le premier, dont il est la conséquence.

Pendant une quarantaine d'années, le monde savant, puis tout le monde, crut que Darwin avait trouvé la clef du problème ; mais maintenant le monde savant conçoit des doutes et tout le monde en concevra bientôt. Cette clef darwinienne, c'était la sélection naturelle, en termes plus clairs, la lutte pour l'existence. Que cette formule fut célèbre, surtout, comme le dit M. Yves Delage, en dehors des limites biologiques ! On l'appliquait à tout, surtout à ce qui lui convenait le moins. Hélas ! on n'ose plus l'appliquer, même à la science pour laquelle elle a été créée. La clef s'est rouillée, elle n'ouvre plus aucune porte. Mais, chose curieuse, elle ferme celle de l'évolution ; on avait cru qu'elle expliquait la transformation des êtres et voilà qu'elle aboutit à une loi de constance ! La sélection naturelle, si elle a lieu, explique merveilleusement pourquoi les espèces sont fixes ; elle ne rend nullement compte de leurs modifications. Darwin n'en est pas moins un grand homme. Ayant conçu l'idée d'évolution, il inventa ce mécanisme de la sélection pour lui donner une explication naturelle et que ce mécanisme soit, ou non, exact, l'idée primordiale n'en est pas atteinte. Les adversaires de Darwin ne combattaient pas la sélection, mais l'idée même d'évolution, en laquelle ils voyaient une négation de l'idée de création miraculeuse. Ils voyaient très bien qu'en cherchant dans la nature même les conditions de ses transformations, on abandonnerait peu à peu l'idée de Dieu, pour lui substituer celle de forces naturelles n'ayant plus rien de métaphysique. C'était la victoire de la moindre erreur sur l'erreur totale. Mais en est-il d'autres ? Ne voyons-nous pas toute vérité scientifique, après une phase d'éclat, s'obscurcir et disparaître ? C'est la force et la grandeur de la science qu'elle n'hésite jamais à se nier elle-même en vue d'une vérité toujours supérieure ou qui satisfait mieux l'inquiétude des esprits. Les gens simples croient que la science est faite ; d'autres savent qu'elle se fait.

On s'étonne qu'on ait voulu résoudre le problème de l'évolution avec une formule aussi simpliste que celle de la survivance ou de la victoire du plus apte. Si le plus apte, le plus fort, le plus beau, le plus agile individu d'une famille parvient à évincer ses frères, comment ne pas voir là un principe de conservation et non un principe d'évolution. Le plus résistant survivra à une période de disette et, seul d'un vaste groupe, il pourra trouver une femelle, également résistante, et se reproduire. Qu'en sortira-t-il, sinon un affermissement des qualités dominantes de la race ? Mais les choses ne se passeront pas ainsi. En réalité, les survivants auront beaucoup souffert. Ils se trouveront si affaiblis que leurs descendants maintiendront à peine une moyenne de qualités vitales. « N'est-il pas juste de penser, dit M. Delage, que ce sont, au contraire, les conditions favorables, une vie relativement facile, qui font apparaître et protègent les variations nouvelles ? » Plusieurs observateurs ont confirmé ce point de vue. Les nouvelles variations se font voir là où il n'y a aucune lutte pour la vie, là où règne l'abondance, là où la nourriture, excessive même, provoque un excès de force. Mais peut-être que ce qui domine la prétendue lutte pour la vie, c'est le hasard. Un naturaliste américain, Kellog, a exprimé cette idée sous une image amusante : « Lorsqu'une grosse baleine ouvre la bouche au milieu de myriades de petits copépodes flottant dans les eaux pélagiques des mers aléoutiennes, qu'est-ce qui décide quels sont les copépodes qui disparaîtront à jamais ? C'est surtout, nous pouvons le dire, le hasard de la situation. Qu'ils aient la taille un peu plus grande ou un peu plus petite, qu'ils soient un peu plus ou un peu moins vigoureux, qu'ils soient un peu plus rouges, un peu plus jaunes ou un peu plus excitables, qu'ils possèdent tel ou tel autre trait de structure ou de fonction, tout cela ne pèse que peu, lorsque l'eau se précipite dans la gueule béante. » On peut faire mille transpositions de ce morceau pittoresque. Est-ce que dans une bataille les obus choisissent ? Est-ce que le filet du pêcheur choisit, ou le bec de l'hirondelle ou la langue du bœuf ? La sélection naturelle marche à l'aveuglette. C'est le hasard qui détermine la survivance du plus apte, qui n'est le plus apte que parce qu'il a survécu.

Darwin a donné lui-même de sa théorie des exemples caractéristiques, mais qui ne sont guère probants. Un des plus célèbres est celui du cou de la girafe. Il suppose qu'en temps de disette (Darwin use beaucoup des disettes), quelques centimètres de plus, permettant de brouter plus haut les feuilles des arbres, ont pu être pour l'ancêtre de la girafe un grand avantage de lui assurer la vie là où tous les autres animaux périssaient de faim. La bête au plus long cou va donc survivre ; mais il faut encore qu'elle transmette cet organe allongé à ses descendants. Cela n'est pas du tout certain et elle l'aurait tout aussi bien transmis, si la disette ne s'était pas produite. Il y a souvent plus d'ingéniosité que de sérieux dans les exemples choisis par Darwin. Celui de la girafe fera plutôt sourire que réfléchir, à moins que l'on ne veuille songer ici à l'hérédité des caractères acquis, ce qui est un problème très grave. C'est le corollaire nécessaire de la sélection naturelle ; ici le darwinisme rejoint les théories de Lamarck. L'hérédité des caractères acquis est un des deux grands facteurs de l'évolution que reconnaît Lamarck ; l'autre est l'influence du milieu. Pour les animaux comme pour les végétaux, dit Lamarck, si les conditions du monde extérieur viennent à changer, leurs caractères se transforment. Pour les végétaux, l'influence est directe et la modification évidente à la première génération. Dans un sol gras et humide, les racines seront courtes ; dans un sol desséché, elles s'allongeront pour aller puiser l'eau qui leur est nécessaire ; en même temps, des changements corrélatifs se feront dans les feuilles. Pour les animaux, le mécanisme de l'influence du milieu est un peu plus compliqué. « De grands changements dans les circonstances amènent pour les animaux de grands changements dans leurs besoins, et de pareils changements dans les besoins en amènent nécessairement dans les actions. Or, si les nouveaux besoins deviennent constants ou très durables, les animaux prennent alors de nouvelles habitudes, qui sont aussi durables que les besoins qui les ont fait naître. » De là l'emploi ou au contraire le défaut d'usage de certaines parties des organes qui amènent ou la consolidation ou la disparition de ces organes ou parties d'organes. Ainsi s'explique l'absence de dents du fourmilier, de la baleine, alors que tous les mammifères en sont pourvus ; ainsi s'expliquent les hautes pattes des échassiers et celles des palmipèdes, ou des grenouilles, et enfin le cou démesuré de la girafe, – car Lamarck, avant Darwin, avait eu l'idée de nous expliquer pourquoi la girafe a cette forme insolite de cou, ainsi que des jambes inégales.

Vus ainsi, à travers quelques exemples extrêmes et trop pittoresques, trop amusants, les facteurs de l'évolution, selon Lamarck ou selon Darwin, nous apparaissent, il faut bien le dire, d'une rare puérilité. Tous les deux ont eu le tort de croire qu'une même explication pouvait convenir pour tous les faits possibles. Maniée par les éleveurs et les jardiniers, la sélection nous a donné, sinon des espèces, du moins un nombre formidable de variétés nouvelles, dont quelques-unes sont bien fixées ; mais rien n'a jamais prouvé que l'action de la libre nature fût du même ordre. L'influence du milieu est certaine, mais elle semble porter sur les végétaux bien plus que sur les animaux, qui, doués de locomotion, peuvent facilement y échapper. Les échassiers ont-ils acquis de longues pattes par l'habitude de fréquenter ces terrains, précisément parce qu'ils étaient montés sur échasses ? Qui peut le savoir ? Ces concordances semblent un peu simplistes. Lamarck et Darwin, ainsi que leurs successeurs, du reste, sont trop portés à ne relever, dans la nature, que les résultats qui semblent harmonieux. Il y en a tant d'autres où l'animal, loin de se calquer sur le milieu, est avec lui en lutte perpétuelle. Souvent la terre semble hostile à la vie.

Dans ces théories, on voit trop la nature, que l'on doit croire aveugle et sans but, se comporter comme une providence. Elle protège les acquisitions utiles à l'espèce : pourquoi ? Il y a là un finalisme caché, qui ne se comprend pas, ou plutôt qui se comprend trop bien. Je le conçois autrement : il n'existe qu'alors qu'il est atteint, et il n'est atteint que par hasard. Cette idée de hasard, qui a dominé toute la science grecque, de déterminisme aveugle et irrésistible, il faudrait la réintégrer dans la science moderne. Cela nous éviterait de faire des théories basées sur l'utilité, mot qui a un sens pour nous, mais qui, jeté dans la nature, n'en a aucun, puisque l'utile d'une espèce est le danger d'une autre. Est-ce que la nature choisirait, est-ce qu'elle aurait des favoris, j'aurais cru qu'elle ne connaît que la nécessité.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]