La Forge, organe de la ghilde « Les Forgerons », foyer d'action d'art, parut du premier trimestre 1917 (n° 1) à septembre-octobre 1919 (n° 19-20). Dès la fin de l'année 1913, un numéro 1 sans date, entièrement consacré à une conférence de Pierre Desclaux, sur L'Amour, précisait :

La Forge est l'organe de l'action idéaliste menée par la ghilde : Les Forgerons, groupement de jeunes qui voient en l'art un puissant facteur d'émancipation humaine.

Créée dans le but de propager des idées saines et généreuses, elle se propose, en ce temps où l'Or et le Ventre sont rois, de délivrer l'esprit de la gangue qui l'emprisonne, pour son libre épanouissement.

La Forge sera contre l'esprit bourgeois, pour l'esprit révolutionnaire.

Elle s'oppose violemment contre cette « jeunesse d'aujourd'hui », contre ces jeunes « vieillards », qui dans leur agonie, fixent étrangement leur regard sur le Passé.

Nous affirmerons ici notre foi en la Vie, profondément humaine, notre soif d'un avenir meilleur ; et le Passé, pour nous, sera le piédestal sur lequel nous édifierons l'Avenir.

Nous voulons nous dresser superbement devant cette jeunesse émasculée, montrer qu'il en existe une autre, vaillante et forte, ouverte à toutes les idées de franchise, d'humanité et de pensée libre.

La Forge sera le titre d'une série de brochures, que tous nos lecteurs, dont notre action ne manquera pas de susciter l'amitié se feront un devoir de répandre partout.

Que tous nos amis se servent de l'arme que nous leur offrons ; qu'ils s'en servent pour forger des Voies nouvelles, des Voies plus belles.

[note de Victor Martin-Schmets]



SOMMAIRE

BENEDETTO CROCE : Sur l'attitude des intellectuels pendant la guerre, 101

P.-J. JOUVE : Les Paysans, 108

SÉVERINE : « Les Forces détournées », 112

GEORGES PIOCH : Myriam, 118

GÉNOLD : Rémy de Gourmont, 120

PASSIM : Épigrammes funambulesques, 130

L. BLUMENFELD : Aux lueurs de la Forge [Rodin], 131

THADÉE G. PIORO : Aux lueurs de la Forge [Georges Bannerot], 132

PAUL DESANGES : Livres, 135

LUC MÉRIGA : Faits, gestes et paroles, 142


Rémy de Gourmont

Un encyclopédiste au XXe siècle

Il est des idées que la pensée simpliste des hommes marie volontiers. Pour le vulgaire, celle de valeur et celle de succès expriment généralement leur union par un chiffre de tirage ; cependant les esprits clairvoyants se refusent à cette association hâtive, et savent distinguer entre les réputations établies.

Parmi les écrivains disparus pendant la tourmente, s'il en est un pour qui cette dissociation d'idées s'impose, c'est sans conteste Rémy de Gourmont. Alors que tant d'intellectuels (?) jettent aux foules l'amorce de leur talent, cet homme extraordinaire travailla surtout pour lui-même, il ne consentit point à galvauder son activité cérébrale, non plus qu'à la monnayer en faciles succès. Ses œuvres donnent la mesure exacte de sa personnalité, grâces en soient rendues à sa mémoire.

Notre triste époque célèbre le triomphe malfaisant des médiocrités, la démagogie la plus basse mène le monde, et les personnages figuratifs de la pensée (?) contemporaine semblent devoir définitivement s'appeler Bouvard ou Pécuchet, Ubu ou Homais.

L'un des truismes chers à la cuistrerie des folliculaires ignorants est celui-ci : « La .masse des acquisitions spirituelles des hommes est telle en notre temps qu'une culture encyclopédique est impossible. »

Contre cette assertion de pions soucieux de justifier leur « spécialisation » myope, le nom et l'œuvre de Rémy de Gourmont s'inscrivent en faux.

Poète, romancier, critique, conteur, dramaturge, biologiste, philosophe, philologue, grammairien, Gourmont fut tout cela, et sa vie calme, toute de magnifique labeur intellectuel, jette le défi superbe de son très haut exemple à la tourbe des pédants, des histrions et des suiveurs.

Rémy de Gourmont naquit au château de La Motte à Bazoches-en-Houlme (Orne), le 4 avril 1858, d'une vieille famille normande. Aux XVe et XVIe siècles, cette famille donna une superbe floraison de savants, de peintres, de graveurs et d'imprimeurs.

L'un de ces derniers, Gilles de Gourmont, imprima en France le premier livre, en caractères grecs. Le jeune Rémy avait de qui tenir.

L'histoire de ses débuts est assez connue pour qu'il soit inutile de la rappeler plus que succinctement. Venu à Paris en 1883 et, employé à la Bibliothèque Nationale, il fut révoqué en avril 1891 pour avoir publié dans le Mercure de France un article : Le joujou patriotisme dont s'offusqua le fanatisme officiel.

Cet article était pourtant une indication précieuse, puisqu'il affirmait l'indépendance d'une pensée, la ferme volonté d'un homme à ne point se courber devant la Religion d'Etat.

Cette indépendance d'esprit ne se démentit point, par la suite, et dans les Dialogues des amateurs sur les choses du temps, deux interlocuteurs symboliques : M. Delarue et M. Desmaisons déversent leur éloquence corrosive et souriante sur le mensonge social.

Ecoutez les deux bonshommes parler du socialisme, et dites-moi si leurs propos ne font pas invinciblement songer à Karl Liebkneicht... ou à Romain Rolland ?

5 lignes censurées.

Dans un autre dialogue, c'est M. Desmaisons qui s'adresse en ces termes à son habituel confident :

5 lignes censurées.

On pourrait longuement multiplier les citations et démontrer ainsi que durant toute la longue période de sa pleine activité cérébrale, Rémy de Gourmont demeura un penseur libre. La preuve s'en trouve d'ailleurs dans ce fait que ses petits Dialogues des amateurs eurent le don d'émouvoir désagréablement Charles Maurras, qui les honora de quelques injures. Cela se conçoit de la part du champion de l'imbécillité nationale.

Mais l'œuvre de Gourmont dépasse singulièrement cette polémique sur une idée ; cette œuvre est multiple et une, puissante et délicate, définitive en sa forme et féconde en son esprit : voyons les facettes du diamant.

Poète, Rémy de Gourmont le fut avec talent et discrétion. Modestement il intitula le recueil de ses œuvres poétiques Divertissements, voulant sans doute préciser par ce titre sa pensée familière : que la poésie est fille du loisir, et le plus sublime des divertissements de l'esprit.

Si l'habileté verbale de Gourmont est prodigieuse, sa sensibilité n'est pas moins belle, et de Simone, par exemple, émane un parfum enivrant et subtil d'amour et de songe :

Tu sens le foin, tu sens la pierre
Où les bêtes se sont posées...
Tu sens la ronce, tu sens le lierre
Qui a été lavé par la pluie...
Tu sens le houx, tu sens la mousse...
Tu sens l'herbe mourante et rousse...

Mais il faudrait tout citer !...

Et voici les Oraisons mauvaises pleines d'élégants et cruels blasphèmes, empreints cependant d'une païenne bonté sceptique et souriante ; voici les Saintes du Paradis, vitraux gemmés et colorés, enchâssés dans le plomb vénérable d'un verbe parfait ; voici enfin les Litanies de la Rose, les Hiéroglyphes, Fleurs de jadis, poèmes en prose d'une incomparable virtuosité, où dorment sous le vêtement de brocart des termes choisis, d'ésotériques et perfides symboles. Divertissements ? Soit ; mais de ceux qui peuplent la vie et lui donnent un sens.

Les romans de M. de Gourmont s'évadent de la forme conventionnelle du roman. Ses personnages ne valent — surtout au début — que par les idées dont ils sont l'expression. Son premier roman, Sixtine, fut justement appelé par lui-même : « roman de la vie cérébrale. » Vinrent ensuite Les chevaux de Diomède, qui est comme une suite à Sixtine, mais dont déjà la forme s'épure. Le Songe d'une femme et Un cœur virginal donnent l'exacte conception du roman chez Rémy de Gourmont. Le dernier surtout, délicieuse et navrante aventure amoureuse d'un quadragénaire et d'une vierge, laisse échapper des faits contés, des idées vivantes comme le parfum d'un bouquet.

On a appelé Rémy de Gourmont le Sainte-Beuve moderne. Si on entend par là que la valeur et l'influence de son œuvre critique égalent celles de l'auteur des Lundis, la comparaison est au moins exacte. Les cinq volumes des Promenades Littéraires, les deux Livres des Masques, Le Latin mystique, Dante, Béatrice et la Poésie amoureuse, forment un monument critique comme n'en vit peut-être éclore aucun siècle littéraire. Il convient d'ailleurs d'y ajouter de nombreux essais parus en d'autres volumes, car la classification d'une œuvre aussi touffue est fatalement arbitraire. Gourmont excella à révéler l'âme vraie des écrivains dont il s'occupa, et dans le IIe Livre des Masques, en 1897, il prévoyait que : « Les gens comme M. Barrès meurent dans un fauteuil à l'Académie, un jour qu'ils sortent du Sénat. »

Gourmont conteur n'est pas inférieur à Gourmont critique, romancier ou poète. Le Fantôme, Le Château singulier, Proses moroses, Histoires magiques, Le Pèlerin du silence sont — le premier surtout — écrits sous l'influence directe du mouvement symboliste ; mais avec Couleurs on possède un recueil d'histoires originales et définitivement écrites. A la fin de ce dernier recueil, il est une page intitulée Iter ad Luxuriam, qui peut être considérée comme l'une des plus parfaites de la langue française ; là se réalise superbement la formule d'un art supérieur donnée par l'auteur lui-même : « La forme est formelle ; l'essence est essentielle, la forme est la formalité de l'essence. » Trois Contes critiques insérés dans les Promenades Littéraires s'ajoutent dignement à cette énumération.

L'œuvre dramatique de Gourmont est fort méconnue. Cependant, l'Histoire tragique de la Princesse Phénissa, Théodat, Le Vieux Roi, sont de véritables drames où la personnalité créatrice de l'auteur apparaît puissante, originale, encore que révélant des influences diverses qui vont de Shakespeare à Mæterlinck. Lilith est un drame biblique que l'on dirait d'un Flaubert épuré et quelque peu pervers. C'est en sortant de l'audition d'une de ces oeuvres que l'ineffable Sarcey osa parler de « petites farces d'atelier », paroles qui donnent l'exacte mesure de l'indigence cérébrale de ce très bourgeois critique.

La science tient une place considérable dans l'œuvre de Rémy de Gourmont. « Il faut faire entrer le plus de science possible dans la littérature », écrivait-il, et il avait le droit de donner ce conseil, celui dont les écrits sont exempta de tout pédantisme professoral.

La Physique de l'Amour est un livre de science dont la lecture est attrayante comme celle d'un roman ou d'un poème. Les gestes créateurs des êtres vivants y sont exposés avec une claire poésie, une philosophie souriante et précise qui font de ce livre un vade-mecum de ces troublantes questions. Gourmont dirigea longtemps avec Edouard Dujardin, l'actuel directeur des Cahiers idéalistes français, la Revue des Idées, dont la collection constitue un impérissable monument de science et d'érudition.

L'auteur des Promenades Littéraires portait à la langue française un amour éclairé ; admirateur de Rivarol, il voulut apporter sa collaboration à l'évolution de notre langue qu'il considérait comme universelle, il y réussit pleinement avec Le Problème du style et l'Esthétique de la langue française. Un brave professeur, M. Albalat, ayant osé parlé d'apprendre à ses ouailles : L'Art d'écrire en vingt leçons, Gourmont s'indigna. « Le style, c'est l'homme même », répéta-t-il après Buffon, et sa colère fut telle de voir méconnaître la raison profonde de l'Art verbal, qu'il couvrit de brocarts ironiques et quelque peu injurieux le pauvre professeur.

Les connaissances linguistiques de Gourmont étaient énormes, son érudition extraordinaire, et les deux volumes ci-dessus mentionnés abondent en aperçus ingénieux, en conseils excellents et en critiques aiguës. Les idiomes latins lui étaient familiers, cela lui permit de nous donner la version française de l'œuvre d'un écrivain argentin de talent, M. Enrique Larreta : La Gloire de don Ramire. Il y a entre cette traduction et les choses qu'on dénomme communément ainsi, toute la différence existant par exemple entre le Parthénon et le Sacré-Cœur de Montmartre.

Si j'ai voulu parler en dernier de l'œuvre philosophique de Rémy de Gourmont, c'est que cette philosophie, bien que n'ayant construit nul système est plus humaine, plus vraie, plus lumineuse que toutes celles qui dorment en des tomes compacts.

Les Promenades philosophiques, malgré leur titre modeste, renferment plus de substance que les prétentieux écrits des pédants. Les ombres d'Epicure et de Lucrèce flottent sur ces pages, comme celle de Lucien sur les Dialogues des amateurs. Philosophe, Gourmont le fut excellemment et en toutes ses œuvres. Ses Epilogues ne sont autre chose que les réflexions d'un sage devant la bêtise méchante des hommes.

« Individualiste forcené, M. de Gourmont veut rester libre », a écrit Paul Delior ; cela est vrai certes, mais cet individualisme est nuancé d'une bonté sereine, un peu désabusée, qui plane au-dessus de la résignation chrétienne comme de la puérile vanité des « réalistes ».

Nulle audace n'effrayait l'auteur du Joujou patriotisme et dans la Culture des Idées et le Chemin de velours il pulvérise en souriant les vieux clichés et les morales périmées.

Comment expliquer que ce philosophe supérieur, le créateur d'Une loi de constance intellectuelle ait pu en 1914 permettre que les thuriféraires prébendés de la Raison d'Etat associent son nom à leurs inepties et que M. Barrès lui serrât la main ?

Elles sont rares les pensées que n'ébranla point le cataclysme, mais lorsqu'un libre esprit comme celui de Remy de Gourmont se laisse empaumer, il convient, tout en le déplorant, d'en chercher les causes.

Amoureux passionné de la culture française et détaché des contingences politiques, Gourmont crut volontiers durant quelque laps à la thèse officielle ; il écrivit des pages regrettables et qu'il convient d'oublier, parce qu'il redoutait pour la civilisation supérieure les périls d'une invasion.

Pourtant Gourmont professait cette opinion que le peuple ne participe que fort peu à la vie esthétique des élites. Si cela est vrai, comment cet homme supérieur put-il trouver logique d'envoyer des millions de simples défendre une culture qu'ils ne comprennent pas, et qui, d'ailleurs, n'est point menacée ?

Cependant tout nous autorise à croire que s'il eût vécu, sa curiosité philosophique l'eût poussé à connaître plus exactement les raisons qui permirent à la Bêtise féroce des guerriers de régenter l'Europe, et que son indépendance d'esprit l'eût poussé à dédier à Bellone des pages qui eussent écorniflé le mensonge religieux actuellement imposé, de façon tout aussi libre que la plus subversive des pages contenues dans son œuvre. D'ailleurs la Fable des fourmis et M. Croquant et la guerre nous prouvent surabondamment que Rémy de Gourmont se libérait peu à peu du joug national.

Je place volontairement à la fin de cette succincte étude quelques lignes sur Une Nuit au Luxembourg, qui est l'œuvre maîtresse de Rémy de Gourmont. Ce livre est à la fois un roman, un poème, une doctrine. Ce livre est la synthèse magnifique de toute une vie cérébrale, telle que les enfants des hommes en connurent très peu à travers le temps et l'espace.

Dans cette œuvre étonnante un étrange héros, l'Homme-Dieu, joue magistralement avec les grands problèmes et dit des choses éternelles : «

4 lignes censurées.

« Le sage n'a qu'une croyance : soi-même ; le sage n'a qu'une patrie : la vie..... Solidarité ? Avez-vous senti la piqûre ? Non ? Alors, vous n'êtes pas solidaires... »

Le souffle mauvais du fanatisme a pu faire vaciller un court instant la flamme de celte pensée lumineuse, les sorciers et les pasteurs ont pu tromper passagèrement le sage submergé par la Bêtise ; il demeure quand même avec nous, qu'il soit notre guide bienveillant, vers ces sommets où peu atteignent, mais où tous doivent prétendre ; 1 ligne censurée.

répétons cet aphorisme d'Une nuit au Luxembourg,

3 lignes censurées.

« La sagesse humaine est de vivre comme si l'on ne devait jamais mourir, et de cueillir la minute présente comme si elle devait être éternelle. »

GÉNOLD.