On s'imagine volontiers que les pratiques superstitieuses, magie, divination, astrologie, sorcellerie, ne sont que des succédanés du catholicisme et qu'elles dominent d'autant plus sûrement les esprits inquiets que la religion est plus vivace, plus cultivée ou plus estimée. En un mot, pour les philosophes comme pour les snobs positivistes, tout ce qui n'est pas science est superstition et la Religion, superstition primordiale, est la Mère Gigogne de toutes les autres. A les entendre, l'influence du catholicisme ayant sérieusement diminué pendant ces vingt dernières années, les superstitions de tout genre seraient également fort atteintes, fort malades, sur le point de mourir et de laisser la place libre au naturel développement de ce qu'ils appellent la Raison.

Or, je ne crois pas que jamais théorie ait été plus cruellement bousculée et meurtrie par les faits.

Y a-t-il un recensement des somnambules parisiennes ? En l'absence d'un document précis, on peut évaluer leur nombre à cinq ou six cents, sans compter certains galetas, certains caves, certaines loges de concierges, certaines chambres de filles où, entre amies et voisines, on consulte amoureusement les cartes ou le marc de café. Cela donne, par quartier, sept ou huit diseuses de bonne aventure, environ dix fois plus de cabinets de somnambules que de sacristies, – et croit-on vraiment que la clientèle de ces sacristies et la clientèle de ces cabinets soit la même ? Cela peut arriver, mais c'est rare. J'ai ouï d'une dame, fort bonne catholique, qui, son mari gravement malade, manda simultanément des domestiques chez le prêtre, chez le médecin et chez la somnambule ; la peur sans doute ou le chagrin lui tournait la tête, car, de consulter la somnambule, si c'est une niaiserie pour le sceptique, c'est pour le catholique un péché.

En général, la somnambule est requise par des gens qui ont fui les pratiques religieuses ou par des gens qui ne les ont jamais connues, — et cela fait un peuple fort dévot, fort généreux, qui tire de sa poche d'amples frais de culte. Et comme ils sont patients, ces fidèles ! Vîtes-vous jamais l'antichambre d'un de ces cabinets de consultation ? On y demeure des heures sans bouger, assis sur un banc, des après-midi entières, – après quoi, si Madame est fatiguée de battre les cartons, on vous renvoie au lendemain, muni d'un précieux numéro d'ordre qui vaut de deux francs à vingt francs. Personne ne murmure. Des femmes, des bourgeoises et des bonnes, des marchandes et des filles perdent en ces attentes tous les loisirs de leur vie, se font, toutes les semaines, débiter les mêmes sordides sottises et reviennent, jamais lasses, lamentables Messalines du Tarot !

La somnambule n'est pas toujours la simple exploiteuse des crédules ; c'est parfois une véritable « voyante », ce que les Charcot appellent un « sujet », — pour les positivistes une hystérique ; pour d'autres une messagère de l'invisible, une intermédiaire entre nos sens bornés et les mystères de l'au-delà ; en tout cas, un être doué de facultés particulières et aiguës, d'une sensibilité hyperphysique et assez souvent d'une vive intelligence. Certaines ont des yeux d'une luminosité intense, un de ces regards qui semblent toujours aller plus loin que les objets et voir ce qui ce qui ne doit pas être vu. Elles sont connues et fort aimées des amateurs, mais en raison même de leur extrême excitabilité nerveuse, elles travaillent peu, craignant la fatigue des longues séances, qui les épuisent et les terrassent. De plus, femmes excessives, ayant exacerbé quelques-uns des dons et beaucoup des défauts de leur sexe, elle sont très capricieuses, tiennent peu à l'argent et se réservent pour un petit cercle de fidèles.

C'est grâce à la collaboration de ces créatures spéciales que de fort pauvres magiciens, comme Boullan, comme M. Péladan, comme M. G...., ont pu donner à des naïfs la vague illusion d'un pouvoir occulte. Axiome : « Sans Voyante, pas de Sorcier », – pas de mage, pas même de pseudo-satanisme. En ces pratiques, la femme est tout, – et certains faits bizarres deviennent, en effet, possibles, si la femme est une voyante suraiguë, une extra lucide somnambule. Hormis les cas très rares où une collaboration intime peut s'établir entre un homme intelligent et une voyante aux nerfs très délicats, la prétendue magie moderne n'est donc que parade et que décor, – et la seule, la vraie magicienne, c'est la Somnambule.

Tous les véridiques sorciers du moyen âge traînaient après eux une voyante, une malheureuse hystérique à leur merci, une pauvre créature ravagée par la débauche, énervée par les assauts perpétuels de ces toujours les mêmes manœuvres magnétiques, mais alors, si mystérieuses qu'elles n'avaient même pas de nom. Je ne veux pas incriminer les mœurs des modernes mages, mais il faut bien dire que leurs voyantes, leur somnambules ont généralement passé par beaucoup de mains et que les meilleures sont souvent les plus perverties, et les plus perverties les plus recherchées ; d'aucunes sont chastes ; il y en a même qui se marièrent tout bêtement, firent des enfants et n'en demeurèrent pas moins, dans le train-train du ménage, des voyantes excellentes et même supérieures.

Si le magicien, comme feu Boullan, est assez souvent un prêtre défroqué, la voyante est parfois une ancienne religieuse débauchée par son confesseur : on dit qu'en ce cas l'association peut être redoutable. Du moins aura-t-on affaire à des gens sans scrupules et qui pratiquent volontiers ce genre de sacrilège noir que M. Huysmans dénomme le satanisme et qui n'est que l'aberration imbécile de criminels impuissants.

Le satanisme, en effet, n'existe, pour ainsi dire pas, à l'état isolé ; à l'état de secte, il n'existe pas du tout. Le prêtre seul peut exercer le vrai satanisme, — mais qui pourrait en nommer plus de deux à l'heure actuelle, en comptant Boullan (dont le cas est contesté) et l'abbé R..., qui n'est probablement qu'un fort mauvais ecclésiastique ? S'il y en a un troisième, je le tairai, étant le seul à le connaître et me réservant de l'étudier avec quelque loisir : celui-là aussi vit avec une voyante et qui semble même d'une qualité vraiment – diabolique !

Donc, sans la somnambule, ni magie, ni sorcellerie, ni satanisme ; – en d'autres termes, la magie moderne n'est que l'exploitation par des charlatans, des monomanes ou des ambitieux, de certaines facultés spéciales que possèdent des femmes extrêmement nerveuses, ou hystériques, ou douées vraiment d'un pouvoir que, faute d'explications avouables, il faut bien (et ce mot ne m'écorche pas la bouche) appeler surnaturelles.

Pourtant, un homme fort compétent, le seul peut-être qui le soit absolument en ces matières, M. P. Christian, fils du de célèbre auteur de l'Homme Rouge, affirme avoir connu, en dehors des associations d'exploiteurs et de somnambules, quelques authentiques sorciers, – deux ou trois.

M. Christian déclare d'abord que le magicien moderne est soit un écrivain, soit un hypnotiseur, et que ni l'un ni l'autre, ni le dilettante, ni le professionnel ne possèdent aucun des vieux et authentiques secrets de la magie noire, — car « la magie ne s'invente pas » et aucune recette magique n'a jamais été écrite. Il affirme la possibilité de l'envoûtement, mais déclare que la formule vraie ne commande ni l'Effigie, ni le Cœur sanglant, ni le Cœur de cire : les formules rédigées sont toutes fausses. Il en est de même du redoutable Philtre d'amour « qui opère lorsque les Enfants rouges ont été tués par les Enfants blancs » : le grimoire écrit n'en donne que des formules inefficaces.

En somme, à part quelques inoffensives ordonnances, d'ailleurs difficiles à lire, même avec la clef d'Antonio de Fantis, les secrets de la magie noire ne se transmettent qu'oralement ; la seule initiation est l'initiation verbale ; c'est la seule qui enseigne et le talisman de Michaël et les charmes de garde, de rupture ou de défense ; tous les Albert, tous les Euchiridion, toutes les Clavicules ne sont que de sots almanachs aux mains de sots compagnons.

Il n'y a plus de réels sorciers que dans les campagnes et chez les Bohémiens, les maîtres du Feu et du Métal, ceux qui portent en leurs armoiries le hérisson et la branche d'églantier. De ceux qu'a connus M. Christian, un seul vit et c'est une dame, — initiée malgré elle, innocemment, et qui n'a jamais dévoilé que la partie négative des secrets qui mourront avec elle.

Il est donc bien vrai que nos modernes mages, de salon ou de cabinet, ne sont rien et ne peuvent rien sans – la somnambule. C'est la reine, c'est l'impératif catégorique de la néo-magie !

Mais ce que dit M. Christian est-il vrai ? Y a-t-il donc, si rares qu'ils soient, derrière le rideau d'andrinople qu'agitent les sârs, d'authentiques jeteurs de sorts ? Réponse : tout est possible, – heureusement.

Et la superstition, peut-être, est, en réalité, une grâce d'en haut : les privilégiés seuls remarquent les signes et s'en réjouissent ou s'en effraient. Si les signes ne disent réellement rien, ils sont dupes ; mais, si les signes disent quelque chose ?

REMY DE GOURMONT.