Eugène Montfort, Les Marges 1903-1908, Bibliothèque des Marges, 1913

INTRODUCTION par M. PIERRE LEGUAY, p. 1

Avertissement du n° 1, p. 6
Bayser (Joachim du Bellay) , p. 7
Un romantique que nous pouvons aimer : Gérard de Nerval, p. 8
De mon bloc-notes, p. 17
Marges du numéro de novembre 1903, p. 18

Pensées (Montesquieu), p. 25
Quelques notes d'un voyage à Florence, p. 26
Marges du numéro de mars 1904, p. 43

Stances (Voiture), p. 47
Un autre romantique que nous pouvons aimer :
Maurice Barrès, p. 49
La pudeur, p. 60
Marges du numéro de mai 1904, p. 60

Comparaison de la vie rustique et des villes (Charron), p. 67
Notes sur la littérature : le roman, p. 68
Vie de Benvenuto Cellini, Florentin du XV Ie siècle, p. 74
Marges du numéro de juillet 1904, p. 80

Poème en prose (Saint-Evremont), p. 83
« Art social », p. 85
La soirée perdue, nouvelle, p. 91
Marges du numéro d'octobre 1904, p. 99

Lettre au Roi Louis XIII (Mme de Chalais), p. 105
Un grand poète : Paul Claudel, p. 107
« Art social », p. 114
Marges du numéro de février 1905, p. 119

Avertissement du n° 7, p. 124
L'Annonce d'une victoire à la Convention, p. 125
Notes : Au théâtre. Vérité des personnages faux. Sujets. Impassibilité, p. 128
Regards de face et de côté : le sous-officier d'habillement, p. 130
Tristan Bernard, p. 135
Marges du numéro de mai 1905, p. 136

Blason du tetin (Clément Marot), p. 145
Sensations anglaises, p. 146
De mon bloc-notes, p. 152
L'île, p. 155
Marges du numéro d'octobre 1905, p. 59

Description du Lapon (Regnard), p. 163
Réflexions à propos de Thomas Hardy, p. 165
Tiré du Mélange amusant de Lesage, p. 170
Admirations disparates ?, p. 171
Le Jardin de la Mort, p. 172
Une enquête littéraire, p. 176
Marges du numéro de janvier 1906, p. 180

Pensées (Vauvenargues), p. 187
Moréas, p. 189
La Turque (Chapitres I et II), p. 195
Quelques bons mots et réflexions de gens de lettres, p. 201
Marges du numéro de novembre 1906, p. 204

Lettre de voleuse (Gabrielle X.), p. 207
La Duchesse de La Vallière (Mme de Genlis), p. 209
Shakespeare embêté par Tolstoï et par Antoine, p. 212
Stendhal et le Romantisme, p. 217
Variétés : Un début dans la poésie, p. 221
Deux mots d'explication, p. 226
Marges du numéro d'avril 1907, p. 227

Stances (Philippe Desportes), p. 231
A Capri, p. 233
Montmartre et les Boulevards, p. 238
A travers les livres, p. 241
Marges du numéro d'avril 1908, p. 247
Avis aux lecteurs du n° 12, p. 250

NOTES INEDITES DE LA PRESENTE EDITION, p. 251


« Art social »

Nous nous occupions, dans le dernier numéro des Marges, du roman et des singuliers mélanges que sous cette étiquette beaucoup d'écrivains d'aujourd'hui nous offrent. C'est un gâchis. On se trouve en présence de la plus complète confusion des genres. Au point qu'un critique, M. Foley, a pu s'écrier, récemment : « Le mot roman ne veut plus dire histoire, mais signifie simplement une mesure, un volume de trois francs en prose. »

En cherchant les causes de cette confusion, nous avons rencontré sur notre chemin la question de l'art social.

On a beaucoup, dans ces dernières années, parlé de « l'art social ». On en a bavardé. De fâcheux malentendus se sont donc établis, et les idées les plus fausses ont été mises en circulation. Maintenant on voit des critiques littéraires féliciter les auteurs qui prêchent, et M. Brunetière, à l'Académie, ne craint pas de déclarer que l'art qui n'est pas « social » est un art sans but.

C'est un spectacle curieux. Mais en même temps, il y a là un état d'esprit menaçant pour l'art littéraire.

Et tous les honnêtes gens, qui aiment la littérature pour elle-même, qui conservent d'elle le pur sentiment et le goût en sont un peu inquiets.

La sauvagerie de nos gens de lettres leur fait peur, et ils ressentent devant eux la même anxiété que si l'on voit une jolie et fragile pendule de Saxe dans la main d'un déménageur. Notre littérature, ils vont la casser !... Laissez-la donc tranquille, gros cerveaux, grosses têtes !... Et vous, là, qui dites des vers dans un porte-voix !

Le fâcheux malentendu, nous aimerions essayer dans les Marges de le dissiper. C'est fort audacieux, sans doute, et tout seul, nous n'oserions pas. Aussi nous sommes-nous fait aider. Nous avons, afin d'éclairer de tous les côtés la question, interrogé une dizaine de nos confrères fort divers de tendances et de tempéraments. Leurs réponses vont nous servir. Ce n'est pas une enquête, on l'entend, le cadre des Marges ne nous permet pas d'en entreprendre une, mais quelques points de vue utiles où se placer pour voir de partout le sujet.

***

Voici l'avis de Maupassant : « Les romanciers ont pour principal motif d'observation et de description les passions humaines, bonnes ou mauvaises. Ils n'ont pas mission pour moraliser, ni pour flageller, ni pour enseigner. Tout livre à tendances cesse d'être un livre d'artiste. » — « Pensez-vous ainsi ? » avons-nous demandé à nos confrères.

René Boylesve nous a répondu :

« Mon cher ami — Ce n'est pas la tendance qui fait qu'une œuvre est mauvaise, c'est la prédominance de l'esprit tendancieux sur l'esprit artiste qui seul, crée, vivifie, donne à la fiction la beauté, et lui donne toute sa force, qui est en raison de sa beauté. Le roman, comme toute la littérature — et à la différence des autres arts — embrassant toute la vie morale de l'homme, une direction morale y sera toujours sensible, en dépit des efforts contraires. Ne point moraliser ! Et la plupart de nos vieux contes ? Et les Lettres Persanes ? Et Candide et tout Anatole France ? Mais décrire des mœurs, c'est choisir telles mœurs à décrire, c'est déjà moraliser ! Ne point flageller ? Et l'ironie ? et l'esprit satirique ? Et Molière et Beaumarchais ? Ne point enseigner ? Mais qu'une grande leçon ressorte d'une fiction romanesque, je n'y vois encore pas d'inconvénient — si la fiction elle-même m'a saisi par ses qualités propres !

« Je trouve les préceptes de Maupassant trop étroits ; mais si on les retourne, comme cela se fait aujourd'hui, je me révolte, car faire entendre que le but du roman soit de moraliser, de flageller et d'enseigner, c'est jeter dans la littérature tous les cuistres, toutes les belles âmes, tous les apôtres ou tous les marchands d'orvietan qui n'ont ni la vocation littéraire, ni la moindre notion de l'art redoutable d'écrire en français ; et c'est ensuite avilir la notion de cet art dans l'esprit du public qui ouvre un roman dans la même attente que lorsqu'il va au prône, à la réunion électorale, à la Chambre des députés.

« A mon avis, le roman, comme tout art, est d'agrément. Son but principal est de procurer du plaisir. Qu'il touche à tout, pourvu que par la magie du talent, il en fasse matière agréable. Est-ce que la limite du roman ne serait pas là, exactement, à savoir où il commence à être un genre ennuyeux ? Ce n'est pas un critérium rigoureux, mais c est une indication.

« Maintenant, grâce à Dieu, les éléments du plaisir humain sont variés ; il y en a de bas, de bouffons, d'élégants, de graves ; je pencherais à donner la liberté à toutes les sortes de romans, comme à tout le monde. Toutefois il y a un genre de roman qu'une tradition magnifique, composée par la puissance créatrice de Balzac, et par le goût de la perfection de Flaubert, a mis en France à un rang si élevé que tous les autres me semblent se rapetisser graduellement, à mesure qu'ils s'en éloignent : c'est celui qui tire tout son agrément de l'éclatante vérité des gestes, des mouvements, des paroles, en un mot de la comédie des hommes.

Dans une conversation avec Catulle Mendès, nous avons noté ces deux phrases :

« Faire cela (de l'art social) exprès est nul ; il faut faire cela sans le faire exprès.

« Il ne faut pas qu'un monsieur, en se mettant à sa table, se dise : je vais être utile. »

Léon Hennique nous a écrit :

Je ne suis pas du tout de l'avis de Maupassant. Le livre d'artiste est pour moi celui bien pensé et bien écrit. Mais qu'il observe, décrive les passions humaines, ou moralise, flagelle, enseigne, au gré de la question sociale, peu importe. Vive la liberté ! »

François de Nion :

Je suis absolument de l'avis de Maupassant, et persuadé que le livre ou la pièce à tendances sociales n'ont d'excuses que s'ils sont en dehors de cela des œuvres d'art. »

Marcel Ballot :

J'ai déjà eu occasion de batailler, moi aussi, contre la littérature dite « sociale » qui n'est le plus souvent qu'une propagande politique de droite ou de gauche, parfaitement étrangère à l'art.

Toutefois entendons-nous : j'estime que la littérature doit refléter la vie sous tous ses aspects et que le roman social en vaut un autre, quand il est aussi un bon roman, tel, par exemple, l'Apprentie, de Gustave Geffroy.

« Mais je ne vois aucune raison de lui donner le pas sur le roman passionnel, ni psychologique, ni pittoresque, ni sur le roman sans épithète qui pourrait bien être le meilleur de tous. »

Maeterlinck :

« A quoi bon promulguer des lois de ce genre ou de quelque genre que ce soit ? En vérité, à les bien examiner, il existe peu de chefs-d'œuvre qui ne soient « à tendance ».

Charles-Louis Philippe :

« Il faut pourtant grouper ses personnages autour de quelque chose. Je ne crois pas à la photographie. Que faisons-nous d'autre que ceci : nous nous essayons dans la vie à découvrir une loi morale, nous ne nous bornons pas à penser : « Cet homme est ainsi fait » mais nous pensons : « Voilà, l'humanité est ainsi composée, et le but auquel elle pourra atteindre sera celui-ci, non pas celui-là. » Assurément, nous ne condamnons pas, mais nous nous efforçons de comprendre. Nous rendons compte de nos expériences, nous en enseignons le résultat.

« C'est te dire que je ne suis pas de l’avis de Maupassant. »

Rachilde :

« Mais oui, je suis de l'avis de Maupassant, et je trouve même qu'on ne peut rien ajouter de plus définitif à ce qu'il a dit visant l'art social. »

Rémy de Gourmont :

« Je suis de l'avis de Maupassant, mais surtout du vôtre. J'approuve fort votre article de juillet dans Les Marges. »

Saint-Georges de Bouhélier :

« Pour faire vivre un personnage de roman, il faut — d'ordinaire, — s'oublier soi-même. Dans un roman, les passions des héros, et leurs aventures, et jusqu'à leurs moindres jeux de physionomie ne devraient participer que de leur nature, et les révéler.

Quant à nos idées morales, nous avons, n'est-ce pas, assez d'autres moyens que le roman pour les traduire.

D'une lettre particulière de Louis Bertrand :

« Mon cher Montfort — Je trouve votre mot, en arrivant à Rubiana, où je fais un séjour d'une semaine. Je vous avoue que je ne pensais guère avoir à répondre sur une question d'esthétique dans ce pauvre village piémontais où l'usage de l'encre est à peu près inconnu.

« Me permettez-vous tout de suite une petite critique ? Pourquoi faire hommage à Maupassant d'une idée qui appartient à Flaubert ?... J'ajoute que vous eussiez trouvé facilement dans la correspondance de ce dernier, une foule de phrases ou de passages qui expriment la même chose avec plus de largeur d'esprit, plus de vigueur intellectuelle. J'ai peur que cette phrase de Maupassant ne rapetisse le débat, surtout si l'on cherche dans ses romans l'application de sa théorie. C'était un esprit un peu commun, quelque chose comme un Boileau en prose, qui a très bien fait tout ce qu'il a tenté, parce qu'il n'a choisi que des sujets médiocres, exactement appropriés à sa sensibilité qui était pauvre et à son intelligence qui était fort terre à terre.

« Je pense que peu de gens contesteront la vérité de sens commun incluse dans les lignes que vous m'adressez. Pour ma part, j'y souscris pleinement, et cela, comme vous, en esprit de réaction contre le roman historique et le roman dit social. Mais je trouve la formule de Maupassant bien étroite et bien peu claire. Il faudrait tout un article pour développer ce qui lui manque et dissiper les confusions auxquelles elle se prête.

« Vous m'excuserez de ne pas vous en dire davantage. Je vous écris sur une table d'auberge, laquelle est horriblement bancale, et j'ai sous les yeux toute une bande de rustres qui poussent des hurlements en jouant aux boules, tandis qu'en bas du village, on chante des cantiques, autour de l'église... »

Nous avons trouvé, dans l'enquête littéraire de M. Vauxcelles au Matin, l'opinion d'Octave Mirbeau. La voici :

« La littérature doit être la peinture de l'être vivant, dans ses rapports avec la nature, les mœurs, les lois... Créer des êtres vivants, voilà qui vous a une portée sociale ! Mais le prêche, dans le roman ou à la scène, laisse indifférents spectateurs et lecteurs. »

La lettre que nous a écrite Romain Coolus, nous paraît conclure :

« Maupassant, à mon sens, a pleinement raison, et le passage heureusement choisi que vous me citez, me paraîtrait inattaquable, si, dans la dernière phrase, il avait écrit « thèse » au lieu de « tendance ». Car il n'est pas douteux que Germinal et Résurrection soient tendancieux, et ce sont sans conteste des livres d'artistes. La vérité est que la conférence, le prêche, la démonstration morale ou sociale doivent être exclus de l'œuvre d"art qui perd tout son prix, dès qu'elle s'efforce de convaincre au lieu de chercher à créer de l'émotion. Mais « l'art social » n'est pas nécessairement apostolique ou didactique, il peut être tout autre chose, et des oeuvres telles que la Puissance des Ténèbres, les Tisserands, ou la Bonne Espérance suffiraient, ce me semble, à le démontrer.

***

Je crois qu'après avoir lu ces divers avis, l'origine du malentendu s'avère, évidente. Et les critiques sont excusables d'être arrivés à celui-ci, quand on peut voir trois artistes aussi différents de tempérament et d'âge que Léon Hennique, Maurice Maeterlinck et Charles-Louis Philippe, mais tous les trois, de très sûrs artistes, le soutenir aussi.

» A les bien examiner, dit l'auteur de la Vie des Abeilles, il existe peu de chefs-d'œuvre qui ne soient « à tendance ». En effet. Evidemment. Mais voilà précisément d'où vient la confusion... Il n'est pas une œuvre d'art, de même qu'il n'est pas une scène de la vie, qui ne conclut. Mais, comme dit Catulle Mendès, elles ne le font pas exprès. Et si tu veux enseigner ta loi morale, Philippe, fonde une église et prêche. Ne sois plus romancier, plus artiste. Seulement c'est tout autre chose que tu fais, et c'est pourquoi tes romans sont d'excellentes œuvres d'art. Tu ne crois pas à la photographie, non ; mais tu crois à la peinture, n'est-ce pas ?... L'œuvre d'art cesse d'en être une, selon l'expression de Boylesve, si on y observe la prédominance de l'esprit tendancieux sur l'esprit artiste.

L'œuvre d'art est une représentation de la vie. Le romancier, le dramaturge doivent se borner à porter dans le livre ou sur la scène des moments de la vie. Et, comme la vie, l'œuvre d'art ne doit point démontrer, mais montrer. Dès qu'elle cesse de montrer, elle n'est plus une œuvre d'art. Dès que l'auteur parle (par la bouche de ses héros), le roman finit. Ce sont les actes, les faits, c'est la vie qui doit parler.

Que le critique donc ne conseille pas à l'auteur de faire de « l'art social », c'est-à-dire à dégager lui-même la leçon des tableaux qu'il peint, mais qu'il l'exhorte plutôt, et de toutes ses forces, à faire de l'art tout court, c'est-à-dire à bien peindre ses tableaux. Bien peints, vrais et humains, ils seront plus « sociaux » que toutes les œuvres faites exprès d' « art social ». lesquelles ne sont que « de la propagande politique parfaitement étrangère à l'art ». Car de ces tableaux-là il se dégagera naturellement une leçon pour tout lecteur intelligent.

p. 85-91.