L'ACADÉMIE FRANÇAISE

Depuis quelques années, l'Académie s'agite beaucoup. Elle s'agite, et elle agit. Elle prétend diriger la littérature. Elle essaie de nuire.

Nous avons pensé qu'il pouvait être intéressant de demander à quelques libres écrivains ce qu'ils pensaient de l'Académie, et nous leur avons posé les trois questions suivantes :

A votre avis, l'Académie Française est-elle ou non en décadence ?

Pensez-vous qu'aujourd'hui elle accueillerait un Gustave Flaubert ou un Charles Baudelaire ?

Son influence actuelle sur les Lettres vous semble-t-elle bonne ou mauvaise ?

Voici les réponses : [...]

JEAN DE GOURMONT

Je ne crois pas que l'Académie ait jamais beaucoup aimé les vrais littérateurs ; elle n'en choisit quelques-uns qu'avec une sorte de crainte, encore leur demande-t-elle de mettre une feuille de vigne à leurs idées. Car elle préférera toujours la bonne tenue et la moralité au talent et même au génie. Baudelaire, aujourd'hui, n'entrerait pas dans une société où l'on se prépare à élire M. de Pomairols, et que ferait Flaubert en face de M. Henri Bordeaux ?

Je ne sais pas si le niveau intellectuel de l'Académie a baissé ou monté, je le crois constant.

Quant à son influence sur les lettres, elle est nulle, par cette simple raison que ceux qui travaillent pour un prix ne sauraient faire que des besognes d'écolier. Tout cela rejoint les prix de vertu, et la vertu n'a rien à faire avec la littérature.

RÉMY DE GOURMONT

I. En décadence ? Nullement. Elle tend, au contraire, comme au dix-huitième siècle, à diriger la littérature française. La jeunesse a les yeux tournés vers elle. Les journaux s'occupent d'elle. On recommence à mesurer un homme qui écrit à la toise académique.

2. La seconde question est indiscrète, car elle demanderait une réponse prolixe, à savoir la liste des quarante personnages en question, ce qui, de plus, est bien difficile.

3. L'influence de l'Académie sur les lettres ne peut être qu'exécrable, eût-elle les meilleures intentions, et ce n'est pas le cas, car loin de chercher le beau, elle cherche le moral, qui est peut-être son contraire.

P. S. — J'apprends de bonne source qu'elle se propose d'élire Henri Bordeaux et, par un retour des plus honorables, de s'ouvrir à Georges Ohnet, s'il se peut, le même jour. Quelle preuve de force ! Et c'est un tel corps qui serait en décadence ? [...]

CONCLUSION DE L'ENQUÊTE

L'opinion à peu près unanime de nos correspondants, c'est que l'Académie française n'est pas en décadence. Elle représente la moyenne de l'esprit et de la culture, et son niveau intellectuel semble constant.

Quant à son influence sur les lettres, elle est nulle, paraît-il, — mais Rémy de Gourmont déclare qu'elle ne peut être qu'exécrable, ainsi que Jacques Morland, parce que, dit ce dernier, « les prix qu'accorde l'Académie, malgré tous les noms qu'ils portent, ne sont jamais que des prix Montyon : il faut, pour les mériter, trop de vertu ou trop de servilité. » Au sujet de ces prix académiques, M. de Pawlowski remarque que « subventionner les jeunes, c'est forcément détruire leur personnalité et leur imposer un talent officiel, et que l'Académie devrait se garder de transformer des jeunes en petits vieux. » M. Louis Dumur, use d'une plus forte expression : « l'Académie, dit-il, dispense à pleines mains la paralysie et la mort. »

Sur la question très intéressante de savoir si l'Académie française accueillerait aujourd'hui un Gustave Flaubert ou un Charles Baudelaire, les avis ne sont point partagés, la réponse est : non. Balzac, Flaubert, Baudelaire, Zola « n'étaient pas des gens de bon ton » dit Fernand Divoire. « Que ferait Flaubert en face de M. Henri Bordeaux ? » demande Jean de Gourmont. « Il y a un esprit artiste, un esprit libre que l'Académie ne saurait admettre sans se placer en contradiction avec elle-même » pense Eugène Montfort. « Par surprise, il peut pénétrer là quelque croquant de génie, mais l'exception confirme la règle » déclare Rachilde. « M. de Pomairols, qui faillit être élu, est beaucoup plus comme-il-faut que Baudelaire » explique Robert Scheffer. Pour M. de Waleffe, l'Académie ne peut accueillir « aucun esprit original, fatalement excentrique ». Elle ne saurait, en effet, vraiment goûter, selon Octave Uzanne « l'indépendance irréductible de la pensée, ni l'originalité exceptionnelle de style ».

Seul, M. Duvernois croit que l'Académie accueillerait Flaubert et Baudelaire.

Pour ce qui concerne le recrutement de l'Académie française, M. Rosny aîné estime que « dans son ensemble, elle est encombrée de personnages médiocres » et qu'elle a « une tendance fâcheuse à nommer des hommes influents ». Elle offre « une figuration partielle de l'activité littéraire française » dit M. Viélé-Griffin. Quant à M. Camille Mauclair, il tient l'Académie « pour surannée, sans but, sans mandat valable, hostile à la vraie indépendance du caractère et du talent, donnant des primes à l'arrivisme et tout occupée de mesquines intrigues. »

Mais voilà un jugement bien sévère et qui va certainement désespérer notre respectable ami Prosper Bricolle !

pp. 319-338.