Articles de Remy de Gourmont parus dans Le Matin (textes entoilés par Mikaël Lugan) :

25e année – N°8797 — Dimanche 29 mars 1908
(p. 1)

Jésus est parmi nous
Il ne s'en doute pas
Il a neuf ans

Je viens annoncer au monde une grande nouvelle : Jésus est parmi nous.

Qu'on ne se méprenne pas sur mon caractère. Je ne parle pas en prophète, mais, plus modestement, en nouvelliste, apportant aux historiens futurs des futures religions, non pas un évangile, mais un document.

Le petit Jésus du jour n'est pas né d'une vierge ; c'est ce qui le distingue du petit Jésus de Nazareth. Il est âgé de neuf ans. Les initiés le nomment Eliacin, mais on sait que son nom de famille a pour initiales W.-Sp. Il est d'origine suisse, quoique résidant en Allemagne. C'est la Suisse, maintenant, qui donne des dieux au monde, comme jadis ce fut la Grèce. Eliacin ne sait pas qu'il est Dieu. Mais, à neuf ans, sait-on jamais que l'on est Dieu ? Ses parents, qui veillent sur lui avec l'intérêt que l'on devine — on n'a pas tous les jours un Dieu dans sa famille — attendent, pour lui rendre les honneurs divins, que l'heure soit propice. Quand sera-t-elle propice ?

Pour comprendre quelque chose à cette histoire, il faut en connaître le commencement. Le voici donc :

L'an 1800, naquit à Copenhague un enfant, qui fut appelé Guillaume. Son père était Jean Monod, ministre protestant, déjà chef d'une nombreuse famille. Venus de Genève, les Monod se transportèrent bientôt à Paris, où le jeune Guillaume, qui croissait en intelligence et en piété, reçut une éducation fort soignée. Ministre protestant à son tour, il occupa divers postes en Suisse et en France, se faisant remarquer par son zèle, son éloquence, la hardiesse de sa doctrine et le déséquilibre de son esprit. Ce déséquilibre fut bientôt si violent, qu'on dut lui donner son véritable nom : Guillaume subit pendant quatre ans une terrible crise mentale. Folie, disent les uns ; mysticisme, disent les autres : mais cela se tient. Ce qu'il y a d'assuré, c'est que, pendant cette crise, une conversation intime s'engagea entre Dieu et Guillaume Monod.

Dieu lui révéla qu'il était Jésus, lui-même, incarné pour la seconde fois, revenu sur terre afin d'achever le salut des hommes. Guillaume fit quelques difficultés à accepter cette divinité imprévue ; mais l'insistance de la voix céleste triompha de sa modestie. Il dut se rendre à l'évidence : il était Dieu, il était l'une des trois personnes de la Trinité, il était Jésus. Bien assuré de son nouvel état, il en fit confidence à sa femme. Il dut y avoir là une bien curieuse scène de ménage. Tout ce que l'on sait, c'est que Mme Monod accueillit volontiers la révélation inattendue. Des amis, aussitôt informés, ne firent aucune difficulté de reconnaître en Guillaume le sauveur du monde. En quelques années, une petite secte s'organisa autour de Jésus-Monod. Les monodistes sont aujourd'hui environ deux cents, la plupart Parisiens, quelques-uns répandus en Suisse et en Allemagne.

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Guillaume Monod vécut jusqu'en 1896. Longtemps, il avait espéré que naîtrait de lui un enfant dans lequel, à sa mort, se réincarnerait le Christ. C'est, en effet, la base de cette doctrine nouvelle que, dorénavant, le Christ sera toujours parmi nous, à peu près dans les conditions où le Bouddha revit perpétuellement au milieu de ses fidèles. On sait que le Bouddha a même le pouvoir de s'incarner dans plusieurs hommes à la fois, ce qui fait qu'au Thibet ou en Mongolie, il n'est pas très rare de rencontrer un bouddha vivant. Le Père Huc, célèbre voyageur, eut la bonne fortune de prendre le thé avec l'un de ces dieux, et, quoique missionnaire assez exalté, il ne put s'empêcher de louer la bonne grâce et la finesse d'un divin personnage. Lors donc que Guillaume Monod, bien qu'à la mort de sa première femme il se fût remarié dans ce dessein, dut renoncer à engendrer le Messie, il laissa entendre que la réincarnation de Jésus se ferait dans un petit enfant qui naîtrait quelque temps après sa mort.

La prophétie s'est accomplie. Au mois de décembre 1898, Marie W.Sp. eut un songe merveilleux. Il lui sembla qu'elle préparait un arbre de Noël d'une grandeur inconnue, tout blanc et resplendissant de clarté. Deux mois plus tard, elle mettait au monde un enfant, qui n'était rien moins que le petit Jésus lui-même.

Ici, je désire exprimer un doute, non sur la divinité de ce petit Jésus ou sur celle de Jésus-Monod, mais sur le mécanisme de leur conception. Le catéchisme nous enseigne, si je ne m'abuse, que Marie enfanta par l'opération du Saint-Esprit. En fut-il de même de Mme Monod, de Mme W.-Sp. ? Que ces questions sont donc délicates ! Ces histoires de dieux descendant vers les alcôves ne sont vraiment supportables que dans la mythologie grecque, quand elles évoquent des images de beauté, de force, de jeunesse. Or, je ne vois pas, je l'avoue, Jupiter intervenant dans le ménage Monod et lui jouant le tour d'Amphitryon. Mais laissons ces idées trop naturelles : les religions modernes ne comportent que des idées surnaturelles.

Bien étranger à ces discussions, d'ailleurs assez vaines, notre petit Jésus, qui vient d'avoir eu neuf ans au mois de février, joue avec ses frères et sœurs, en reçoit des coups et les leur rend avec un entrain bien humain. Il suit des cours au collège ; il lit la Bible, sans savoir que c'est sa propre histoire ; il entend raconter la vie de Jésus-Monod, sans se douter que c'est l'existence même qu'il vient d'achever, avant d'en recommencer une nouvelle. Ces dieux réincarnés, et il en est de même dans le bouddhisme, ne sont pas, en effet, plus avancés que s'ils étaient de simples mortels. Ils ignorent le passé dont ils furent contemporains, depuis l'origine du monde. Il faut qu'ils apprennent, comme les autres enfants, la géologie, la biologie et l'histoire. Sans les livres, ils ne sauraient rien. Leur humanité n'est même pas supérieure à tant d'autres. Jésus-Monod était intelligent, c'était un homme de valeur, mais non un homme de génie.

Pendant qu'il compulsait les Ecritures, sans se ressouvenir qu'il les avait dictées, jadis, à des prophètes, la face du monde changeait. Les créatures renouvelaient la civilisation, et il en était réduit, lui le créateur, à profiter humblement de leurs inventions. Sans doute, son royaume n'était-il pas de ce monde ; mais alors que faisait-il au monde ? Pauvre Dieu, qui récitait des homélies dans une petite salle de conférence ! Pauvre Dieu, que l'on rencontrait, car il était avare, sur l'impériale des omnibus !

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Ne faisons pas de comparaisons avec le premier du nom, qui bénéficie du recul du temps et d'une longue et belle légende. Revenons au petit Jésus de neuf ans, qui étudie en ce moment ses premiers éléments de latin ; que fera-t-il dans le monde ? Et, d'abord, comment va-t-il accueillir, au jour prochain, où la révélation lui en sera faite, la nouvelle de sa divinité ? Le venin de l'incrédulité se glisse partout, même au cœur des petits protestants élevés dans la serre chaude biblique. A neuf ou dix, on a déjà de petites idées sur l'avenir ; on ressent des préférences et aussi des dégoûts. Peut-être a-t-il déjà fait son choix, peut-être a-t-il une vocation ?

« Tu es Dieu, tu es le Messie, tu es le Sauveur du monde ! » Non, ce n'est pas une révélation à faire à un enfant.

Pauvre petit Bouddha d'Europe, prends garde à tes adorateurs, qui seront aussi tes tyrans ! Sans doute, il est très beau d'être Dieu, mais il est aussi très beau d'être un homme. Si encore cela conférait l'immortalité ! Mais non, les dieux meurent comme les hommes, et quelquefois plus douloureusement. Souviens-toi de la première agonie.

Voudrais-tu sauver l'humanité ? C'est aléatoire. Tu n'as pas très bien réussi jusqu'ici, et tu n'inspires plus une confiance unanime.

Beaucoup d'hommes compétents pensent que ce que l'humanité a de mieux à faire dorénavant, c'est de se sauver elle-même, de se purger des guerres, des crimes, des maladies. C'est très difficile et cela sera très long, mais elle a confiance en elle-même.

Veux-tu un bon conseil, mon cher petit Jésus ? Eh bien, remonte au ciel. Là, au moins, on te laissera tranquille.

Remy de Gourmont.


25e année — N°8827 — Mardi 28 avril 1908
(p. 1)

L'Au-Delà, s'il vous plaît ?

On parle beaucoup de l'au-delà, en ces temps présents, peut-être parce qu'on n'y croit plus beaucoup. Il y a aussi Eusapia Paladino, dont les gestes, paraît-il, sont propices au mystère. Les guéridons dansent, les tables se soulèvent, les violons jouent tout seuls, et cela met les gens perspicaces sur le chemin de l'au-delà. Huysmans ne s'est pas converti autrement. Il est bien plus facile de troubler la raison humaine que les lois de la pesanteur.

Cependant, qu'est-ce que l'au-delà ? Je ne crois qu'aux pays que je puis situer. Où le mettez-vous ? Les spirites le mettent autour de nous. Voulez-vous causer avec Mme de Montespan ? La voici. Avec Napoléon ? Il accourt. Est-ce saint Antoine, pour un objet perdu ? Rien de plus facile. Les habitants de l'au-delà sont à notre disposition. Ils viennent sans se faire prier et répondent avec douceur. Même, pour prouver que les deux pays se ressemblent beaucoup, ils disent volontiers force bêtises : leur intelligence ne dépasse jamais le niveau de ceux qui les évoquent.

Cet au-delà bénévole et familier n'emporte pas, cependant, le consentement universel. Il faut à l'immense majorité des croyants un au-delà vraiment mystérieux, inaccessible et insondable. Où est-il, celui-là ? Là-bas, là-bas, très loin. — Mais encore ? — Très loin, vous dis-je, plus loin que vous ne sauriez calculer. — Et comment êtes-vous assuré de sa réalité ? — Par la raison même. Il n'est point possible que l'homme meure tout entier. Cela est prouvé par son désir même d'immortalité.

Les premiers chrétiens ne furent nullement embarrassés de situer le ciel. Ils le mirent en haut, par-delà les nuages, dans une région brillante et sereine. Le Christ, par son ascension, leur avait montré le chemin. L'expression nous est restée : monter au ciel. Elle n'a plus aucun sens depuis que l'on sait que la terre tourne sur elle-même, et qu'il n'y a par conséquent, pour nous, dans l'espace, ni haut ni bas. Pour monter à minuit, il faut prendre la direction par laquelle, à midi, on descendait. Le ciel ne peut donc pas être en haut. Quant à l'enfer, que l'on plaçait à l'intérieur de la terre, n'en parlons pas. Les théologiens d'aujourd'hui font sur l'enfer beaucoup de réserves : ils ont compris que la perspective de cuire éternellement dans une grande marmite n'est pas de nature à exciter dans les masses beaucoup d'enthousiasme religieux. L'au-delà auquel on nous convie est bénin, bénin. Ce n'est pas encore le paradis de Mahomet : c'est celui de Fénelon, une campagne parfumée où les ruisseaux sont de lait, les cailloux de sucre candi, la terre de chocolat. Reste toujours à situer dans l'espace cette céleste confiserie.

* * *

D'aucuns ont pensé aux planètes. Mais si elles sont habitées, comme l'espère M. Flammarion, et comme c'est, d'ailleurs, assez probable ? Alors, cherchons plus loin, encore plus loin. Interrogeons les dernières étoiles, celles que nos yeux ne voient pas, celles même que les télescopes ne découvriront jamais.

On sait ce qu'elles répondent. Elles répondent qu'elles sont des mondes, des soleils, avec, à l'entour, des terres, les unes vivantes ainsi que la nôtre, les autres mortes ainsi que la lune. L'analogie nous permet de croire que ce que nous ne voyons pas ressemble beaucoup à ce que nous voyons. Si nous étions transportés dans les régions où les gens simples mettent l'au-delà, nous nous tournerions vers la terre et nous dirions sans doute : L'au-delà, c'est là-bas.

Mais il n'y a pas d'au-delà raisonnablement concevable. Le monde entier est sur le même plan et ses parties ne sont limitées par rien. Une immensité dans laquelle tournent des grains de sable, au gré du vent de l'infini.

Au-delà ? Au-delà de quoi ? Il faut savoir ce que l'on dit. Nous sommes des esprits habitués à la précision. Quand un homme du quatorzième siècle songeait à la vie future, il s'en faisait une idée très simple, mais assez nette. Il voyait les bienheureux rangés sur les gradins d'un vaste cirque. Au fond, une orgue qu'un ange fait retentir, et la musique est si belle que tout l'auditoire est dans le ravissement : et en voilà pour l'éternité ! Nous accepterions difficilement aujourd'hui ce paradis à l'usage des habitués des grands concerts. Un peu de variété nous agréerait. Le goût des longs voyages, par exemple, est peu à peu entré dans l'idée que certains se font de la vie bienheureuse. Alors, cela devient un paradis pour « Cook's tourists ». On fait une excursion aux anneaux de Saturne, comme, dans la vie terrestre, on est allé au Nil Blanc ou au Japon. C'est plus loin, mais c'est le même genre. Les plus ardents voyageurs s'élèvent, en imagination, de soleils en soleils et s'exaltent à l'idée d'une exploration jamais finie et pleine de merveilles toujours renouvelées.

Ces perpétuelles vacances me semblent un peu lassantes. Que va-t-on me proposer encore ? Voici les religions et les philosophies modernes, les chrétiens et les spiritualistes qui m'offrent la contemplation de Dieu. Bien, mais Dieu n'est pas plus admirable dans les anneaux de Saturne ou dans Sirius que dans les ailes d'un papillon ou dans les yeux d'une femme. Quoi encore ? Attendez. Vous parlez d'une femme, sans doute de celle que vous aimez ? Voici le paradis de Mahomet, avec ses houris blanches et grasses, leurs mains toujours fraîches, leurs bouches toujours parfumées, leurs caresses toujours neuves.

Oui, ceci est plus tentant. Ceci est humain, au moins. Mais les femmes y trouvent-elles aussi des amants à leur gré ? Ce paradis ressemble trop à une ville conquise, où les vainqueurs s'égaient avec les captives. Il ressemble trop, encore, à quelque chose de moins honnête. Au bout d'une heure, j'aurais envie de m'en aller.

Alors, si nous restions sur la terre, tout simplement ? Si nous acceptions avec bravoure la mort de nos rêves, en même temps que la mort de notre corps ? Cet au-delà est décidément bien incertain, bien vague et bien mobile. Je ne crois pas qu'il soit partout, je crois qu'il n'est nulle part que dans nos imaginations enfantines. Né avec nous, il finira au même moment, pour renaître dans notre postérité.

L'au-delà, c'est le lendemain terrestre, tel que nous le lèguerons à nos héritiers et tel qu'ils le modifieront par leurs efforts et selon leurs goûts.

Cependant, que ceux qui veulent rêver, rêvent. C'est quelquefois ce qu'il y a de meilleur dans la vie.

Remy de Gourmont.


25e année – N°8854 — Lundi 25 mai 1908
(p. 1)

C'est fini
Il n'y a plus de progrès

Nous vivons à une époque où les découvertes se multiplient, s'entassent les unes sur les autres, et si rapidement parfois que leur utilisation immédiate est difficile. Le progrès matériel nous presse, surexcite notre activité.

Je n'hésite pas, cependant, je brave le rire, et je dis : L'ère des grandes découvertes est close depuis environ trente ou quarante milliers d'années.

Tout ce qui est primordial, tout ce qui est indispensable dans la civilisation, tout ce qui est la base sans quoi l'édifice croule, remonte à des époques si reculées qu'on n'ose prononcer des chiffres, à des époques où il n'y avait pas encore de saisons sur la terre, où les pôles et les tropiques jouissaient également d'une température de serre chaude, puis à cette période où précisément les premières saisons commencèrent à se faire sentir. Les hommes vaguent tout nus sur la terre, se nourrissant de fruits et dormant perchés sur les arbres. La nuit n'apporte qu'une très faible diminution de chaleur, le froid est inconnu. Mais voici dans le monde une catastrophe, voici soudain le brouillard, puis la neige, puis le gel. Que faire ? Périr. Non, l'homme ne périra pas, s'il montre du génie. Va-t-il en montrer ? Oui, et il invente le feu.

Voilà une découverte qui humilie beaucoup nos inventions les plus merveilleuses. Le feu ! Les Grecs firent de l'inventeur du feu un rival haï des dieux. Concevons-le plutôt comme la création favorite de la nature : elle ne façonna jamais un plus grand génie. Je sais, le feu tombe du ciel souvent, et la flamme peut spontanément naître de matières végétales en fermentation. Aussi, la découverte du feu comporte-t-elle deux phases. Il s'agit d'abord d'entretenir un foyer naturel, chose très simple, mais qu'on ne vit jamais faire à l'animal le plus intelligent : glisser un morceau de bois vers le foyer qui va mourir, c'est du génie humain. La seconde phase, c'est quand l'homme inventa la production mécanique et volontaire du feu par le frottement d'une tige de bois dur sur un débris de bois friable. De cet instrument primitif, et toujours en usage chez certains sauvages, découle toute la civilisation. Du feu vient le loisir. Si la chasse peut être cuite et conservée, il n'est plus besoin de chasser tous les jours. Que faire, alors ? Inventer.

***

Rassuré par le feu, l'homme invente. Le génie humain entre en ébullition, disait-on, en présence de cette flamme bienfaisante. Il invente : voici le premier couteau, une pierre aux arêtes vives qu'en ses moments de loisir l'homme a taillée, limée, ébarbée avec une autre pierre. Avec cela, on va pouvoir amincir les peaux de bêtes qui servent de vêtements ; au lieu de la déchirer, on partagera la viande ; on façonnera des épieux. Ces couteaux, de toutes tailles, servent à tout. Ils se font haches et hachettes ; ils se font poinçons. Ils raclent le cuir, mais aussi le bois et les os. Quel est ce miracle ? Voici une aiguille. C'est un petit os très aminci et percé d'un chas, comme nos aiguilles. Une bonne femme de nos jours repriserait encore avec cela son bas de laine. Allez la voir au musée de Saint-Germain et essayez, femmes, de la contempler sans émotion.

Vous ne le pourrez pas, car c'est le premier signe de votre dignité et de votre émancipation. Voici la femme utile autrement que comme femelle. Elle coud, elle prend une autorité. Elle va devenir un être important. Il faut faire sa conquête. La petite aiguille d'os de Saint-Germain fut maniée par un être qui a déjà sur son mâle le pouvoir de l'utilité sociale.

Ce que les hommes inventèrent à ce moment de l'histoire du monde est prodigieux. Ils inventèrent en quelques milliers d'années à peu près tout, jusqu'au luxe, puisqu'ils arrangeaient des colliers, des bracelets, des pendeloques. Ils inventèrent l'agriculture, ils firent du pain. Pensez au premier pain ! Il n'était assurément qu'une galette assez grossière, mais il avait fallu recueillir le blé, le broyer, le mettre en pâte, le cuire sur une pierre brûlante. Oui, ils inventèrent cela aussi, les plus anciens hommes, et nous n'avons guère trouvé mieux : le four n'est qu'une pierre brûlante perfectionnée.

En un temps où les glaces et les neiges du pôle descendaient jusqu'à la Loire, à cette époque précisément appelée glaciaire, réfugiés en des cavernes, les hommes, pour se désennuyer, sans doute, se mirent aussi à inventer les beaux-arts. Ils peignirent à fresques leurs cavernes et ils sculptèrent ou gravèrent quantité d'os de rennes, leur matière et leurs bêtes favorites. Plusieurs de ces pièces sont de vrais chefs-d'œuvre. L'os gravé du musée de Constance et qui représente un renne, renne sur renne, est une merveille de simplicité et de vérité.

La civilisation d'avant le métal est une civilisation complète, riche, abondante. Dès que les froids de la période glaciaire diminuent d'intensité, quand la neige recule, déjà pourvus d'instruments en pierre polie d'une réelle valeur, les hommes se répandent sur le monde et en achèvent la conquête. Le commerce naît et se fait du premier coup universel. On a trouvé dans les stations mégalithiques de la Bretagne, et lacustres de la Suisse, des objets d'un certain jade qui ne se rencontre qu'en Chine. Il est à peu près certain que les rassemblements de dolmens, comme celui de Carnac, étaient déjà des sortes de sanctuaires exploités par des prêtres qui y accumulaient des offrandes de pèlerins, qu'on y a retrouvées.

Enfin, voici le métal. Traiter du minerai, en tirer du cuivre, du fer, cela nous paraît tout simple, nous avons des méthodes pour cela, mais songer au génie de cet homme nu qui martèle avec une grosse pierre le premier morceau de métal ! Le premier fondeur, le premier forgeron, voilà des ancêtres que notre siècle de fer devrait honorer avec quelque ferveur.

Après cela, tout est trouvé. L'humanité ne fera plus que perfectionner les découvertes primitives. Son génie à travers les siècles perpétue le génie des premiers âges, il ne le dépasse pas. Réfléchissez encore à tout ce trésor des anciens temps, le feu, le couteau, l'arc, la poterie, l'aiguille, le levier, le tissage, la roue, la rame, la voile, la première voile ! le pain, le vin, le cheval, le bœuf et, un peu plus tard, l'écriture. Oui, pensez seulement à l'écriture, et vous trouverez comme moi, je l'espère, qu'il semble bien y avoir une loi de constance intellectuelle et que nos plus belles découvertes ne sont que la preuve de la perpétuité du génie humain.

Remy de Gourmont.


27e année – N°9529 — Jeudi 31 mars 1910
(p. 1)

Jean Moréas est mort

Le poète Jean Moréas est mort hier soir à onze heures à la maison de santé de Saint-Mandé. Il a conservé jusqu'au suprême instant une complète lucidité.

Il y a quelque trente-cinq ans, Jean Moréas s'en vint d'Athènes en France pour être poète français, et persévérant dans son dessein, il conquit en effet une belle place dans la patrie de Ronsard et de Verlaine. Ses débuts coïncidèrent avec le mouvement symboliste, dont il ne tarda pas à devenir un des guides. Il avait de grands espoirs ; ils se sont réalisés. Il disait volontiers, de sa voix très accentuée et un peu impertinente :

– Je suis un Baudelaire, avec plus de couleur.

Il n'a pas été un Baudelaire : il a été Jean Moréas.

Sa popularité succéda, au quartier latin, à celle de Verlaine, et comme lui, il s'entoura, à la terrasse des cafés, d'une cour de jeunes gens avides de sa parole et fiers de sa familiarité.

La situation d'un jeune homme qui veut devenir un écrivain français, malgré son origine étrangère, est assez délicate. La langue française s'apprend, comme toutes les langues ; mais qui l'a apprise ne la sait jamais aussi bien que l'enfant qui a fait des pâtés de sable aux Tuileries, sous les gronderies et les caresses d'une mère française. Moréas sentit cela très vite ; et il résolut, en compensation de ce qu'il n'avait pu acquérir, de se donner une éducation linguistique telle qu'aucun enfant de France n'en a probablement jamais reçu. Il lut et étudia patiemment tous nos poètes et bonne partie de nos prosateurs, depuis les origines jusqu'à la fin du dix-septième siècle, et il eut le bonheur de perfectionner son langage sans rien sacrifier de sa native originalité. L'érudition en effet n'est une charge que pour les sots ; les hommes d'esprit et de goût n'en sont nullement incommodés, et y gagnent, s'ils parlent de ces matières, de savoir ce qu'ils disent, ce qui est infiniment rare. D'ailleurs, qu'on le sache, tous les grands poètes furent de grands grammairiens, qu'ils se soient appelés Dante, Ronsard, Gœthe ou Victor Hugo.

Maintenant je dois dire aussi que c'est de l'érudition de Moréas que sont nées quelques-unes des extravagances du symbolisme, l'emploi de mots anciens ou rares, où les bons critiques se cassaient la tête, les inversions singulières, les tournures de phrase à la mode au temps de Thibaut de Champagne. Moréas s'amusait. Avec la complicité de M. Paul Adam, il rédigea un recueil de contes, le Thé chez Miranda, tout fleuri de vocables qui ressemblent à des mots français comme des orchidées ressemblent à des roses.

Bientôt le vrai poète se révéla par les Syrtes, les Cantilènes, le Pèlerin passionné. A ce dernier recueil on s'aperçut que Moréas commençait de délaisser le moyen âge et qu'il s'attachait à Ronsard, qui devait rester la grande admiration de sa vie et le hanter jusque sur son lit de mort. Ainsi peu à peu, sous le poète curieux, commençait à percer le grand poète, celui des Stances et celui d'Iphigénie, que la Comédie-Française monte en ce moment et qu'il n'aura pas eu le bonheur de voir à la scène.

Moréas, dans les Stances, nous montre une poésie égale en pureté et en précision aux œuvres les plus achevées de la Renaissance. On retrouve là le ton des sonnets si parfaits de Ronsard et de du Bellay, sans qu'il y ait imitation, car la langue dont il se sert est bien la sienne, celle qu'il a forgée patiemment au feu de la forge classique, avec un métal particulier : le métal Moréas. Elle est hardie, cette langue, neuve, exacte. L'art y corrige l'ingénuité, et l'originalité s'y soumet au joug du goût. Le Moréas des Stances peut être entièrement senti et compris par une jeune fille habituée aux romances et aux chansons ; il sèmera en elle des désirs, des amours, des regrets, des espoirs ; il mettra dans ses mains et approchera de son cœur de simples fleurs aux parfums pénétrants, aux couleurs un peu mélancoliques. Les Stances sont des poésies d'automne :

Et le cœur plein d'amour, je prendrai dans mes mains,
Au pied des peupliers, les feuilles de l'automne.

Ces poèmes presque tous parfaits ont eu leur influence sur la poésie française, et une influence heureuse.

Nous avions besoin d'une riche simplicité. C'est l'art suprême. Elle nous y a conduits peu à peu. Mais on n'y est arrivé, comme Moréas lui-même, qu'après mille détours. Il n'est pas inutile pour écrire les Stances d'avoir écrit les Cantilènes. Les pires1 extravagances du symbolisme ont peut-être été avant tout des expériences2 .

REMY DE GOURMONT.

(1) Dans la revue de la quinzaine des « Journaux » au Mercure de France, l’adjectif « pires » a été supprimé.

(2) Dans les « Journaux », R. de Bury (Remy de Gourmont) allonge sa nécrologie du Matin des quelques lignes suivantes :

Un poète qui n’a pas abusé de sa jeunesse, c’est un cheval de sang qui n’est jamais sorti de l’écurie. La caverne du centaure est un lieu pour naître et peut-être pour mourir ; ce n’est pas un lieu pour vivre. Il faut avoir senti la domination de la lumière ; il faut pouvoir dire un jour, comme le centaure à qui je songe : « L’usage de ma jeunesse fut rapide et rempli d’agitation. Je vivais de mouvement et ne connaissais pas de bornes à mes pas. »