Gabriel Brunet : Malherbe, 513
Jean Dorsenne : Maréta, la Demi-Blanche, nouvelle, 555
Robert de Souza : Doia, poèmes, 581
Adolphe Basler : Opinions récentes sur l'Art et la Psychologie nègres, 593
René Dumesnil : La Musique et le Machinisme, 611
Charles Hagel : Dans la Jungle, roman (I), 628

REVUE DE LA QUINZAINE
Gabriel Brunet : Littérature, 661.

Eugène Bencze : La Doctrine esthétique de Remy de Gourmont, aux Editions du Bon Plaisir, Toulouse — Remy de Gourmont : Le Joujou patriotisme et documents annexes, aux Editions de la Belle Page. — Michel de Lézinier : Avec Huysmans, Delpeuch. — Charles Grolleau et Georges Garnier : Un logis de J. K. Huysmans, G. Crès et Cie. — Bronislawa Monkiewicz : Verlaine critique littéraire, Messein.

André Fontainas : Les Poèmes, 668.
John Charpentier : Les Romans, 672.
Critile : Théâtre, 678.
Edmond Barthèlemy : Histoire, 662.
P. Masson-Oursel : Philosophie, 668.
Georges Bohn : Le Mouvement scientifique, 683.
Henri Mazel : Science sociale, 688.
Charles-Henri Hirsch : Les Revues, 694.
Georges Batault : Les Journaux, 701.
Auguste Marguillier : Musées et Collections, 706.
Charles Merki : Archéologie, 713.
Divers : Chronique de Glozel, 717.
Jean-Maurienne : Notes et documents littéraires, Chateaubriand et le Grand-Bey, 729.
Georges Marlow : Chronique de Belgique, 736.
Mercure : Publications récentes, 743. Echos, 745.Table des Sommaires du Tome CCVII, 767.


Parler de Remy de Gourmont m'est tout ensemble une joie et une gêne. Un esprit aussi riche, aussi divers et qui féconde à tel point son lecteur, il vous échappe toujours quelque chose de lui-même. Evoquons une fois de plus la vieille image de Protée, le dieu qui changeait de forme dès qu'on voulait le saisir. Dès que j'essaie de définir Remy de Gourmont, l'effort qui doit l'étreindre le fait sous mes yeux étonnés devenir autre chose. Charme étrange et déconcertant de ces âmes à l'infini complexes et mobiles et qui mettent leur coquetterie à jouer de cette complexité et de cette mobilité. Elles sont comme la mer enchanteresse qui n'a pas de forme et qui a toutes les formes, et comme un ciel changeant qui déploie une féerie de nuances instables.

Accrues par un immense savoir, ce qui fut le cas de Remy de Gourmont, et si l'on tient compte d'une autre qualité souvent propre à ces âmes et qui est le don de tout accueillir, de tout comprendre et de tout refléter parce qu'elles ont en elles les racines de toutes choses, don que je nommerais le don d'impressionnabilité et de réceptivité, elles se dépensent sans compter, elles s'abandonnent en apparence à une perpétuelle déperdition d'elles mêmes, alors qu'en réalité leur richesse ne fait que s'accroître.

C'est en face de tels écrivains qu'on se pose le problème : ces esprits ont-il eu raison de se disperser au gré des circonstances et de la fantaisie, ou bien auraient-ils dû nouer fermement dans quelques ouvrages la gerbe de leurs dons tout en conservant la magie de leur diversité ?

Sainte-Beuve s'est posé deux fois la question pour Diderot. Au début de sa carrière, il déplora qu'à l'aide de ses vastes aptitudes, Diderot n'ait pas construit le monument qu'il eût été capable d'édifier : « II dispersa, dit-il, ses immenses facultés sous toutes les formes et par tous les pores ». Mais vingt ans plus tard, Sainte-Beuve modifiait son jugement. Il vit l'harmonie entre cette « puissance de facultés diverses » et les réalisations multiples et dispersées. Il conclut alors : « on est tenté de croire qu'en se dispersant ainsi, en se versant de toutes parts à tous venants, il a le mieux rempli sa destinée ».

Pour Remy de Gourmont, pour Voltaire, pour M. Léon Daudet, c'est l'expression journaliste supérieur ou le mot surjournaliste qui se présentent à mon esprit. Je n'y mets aucune nuance péjorative. Dans le monde moderne où de multiples problèmes assiègent tous les individus, où l'information rapide et brève s'impose, où la curiosité de chacun s'aiguille dans maintes directions, les vastes esprits synthétiques, à la fois assimilateurs et créateurs, et qui eussent jadis, lentement et patiemment construit des Sommes, sont amenés par les nécessités mêmes de leur époque à disperser leur totalité dans de nombreux et brefs écrits de circonstance.

Le meilleur de ces journalistes de grande classe a d'ailleurs tout autant de chance de survivre que les massifs ouvrages. Il n'est qu'à considérer l'œuvre même de Sainte-Beuve, qui se voit poussée vers l'éternité par un irrésistible courant qui devrait nous être un étonnement.

Eh bien, le mot de l'énigme, profond et définitif, nous fut donné par Anatole France lorsqu'il écrivit que Sainte-Beuve a été « le docteur universel », le Saint-Thomas d'Aquin du XIXe siècle. A première vue, rien n'est plus singulier que le rapprochement de ces deux noms ; à la réflexion on découvre sa parfaite justesse : le même tour d'esprit synthétique et universel qui prend au moyen-âge la forme de Saint-Thomas d'Aquin est amené tout naturellement, au XIXe siècle, à prendre la forme Sainte-Beuve !

Sur ces « surjournalistes », le comte Kayserling (c'est à lui que j'emprunte le mot) a écrit des choses bien piquantes :

Le véritable médiateur, dans l'ordre intellectuel, est, de nos jours, non pas l'auteur de gros volumes, mais le journaliste... Il y a bien peu de gens qui aient le temps et le goût de lire d'énormes bouquins. Pour être assimilables, les choses dignes d'être connues doivent donc leur être présentées sous la forme la plus concise et la plus expressive. Ce qui prouve non pas la superficielle légèreté des lecteurs, mais bien un état de développement intellectuel supérieur.

Mettant au rancart « les gros livres qui ne font grâce d'aucun développement », il concluait :

De tels travaux perdront de plus en plus leur importance ; ils ne feront désormais que préparer les matériaux pour l'homme capable d'expression magique.

Je prendrais volontiers la défense des « énormes bouquins » contre le Comte de Kayserling, mais lui aussi a entrevu comment le monde moderne est amené par sa vie même à transformer quelques-uns de ses esprits les plus vastes, les plus puissants, les plus originaux, en journalistes de grande classe qui ne sont pas diminués par cette transformation.

Tout ce que je viens d'écrire vaut pour Remy de Gourmont. Au cours d'une époque où s'imposait l'esprit de spécialité par suite de l'immensité même du savoir, il embrassa sous son regard les sciences, les philosophies, l'art de son temps et il eut ce don « d'expression magique » dont parle le comte Kayserling. C'est une erreur d'appliquer le mot de vulgarisateur à Remy de Gourmont. Car il avait une personnalité accusée et une empreinte si vive d'originalité, qu'il fit souvent crier au paradoxe. Je dirais que Remy de Gourmont peut être dénommé le critique par excellence, si l'on veut entendre par là un type d'homme capable d'embrasser la totalité de son époque, de la refléter sous ses aspects les plus caractéristiques et d'en être non seulement le miroir passif, mais la vivante synthèse dans une personnalité originale. Le miracle de Remy de Gourmont, ce fut de posséder par surcroît le charme et un sens esthétique délicat.

C'est tout un livre que M. Eugène Bencze vient de consacrer à la Doctrine esthétique de Remy de Gourmont. II y a là un travail d'extrême conscience, de grande probité et tout animé de cette chaude sympathie qui permet de comprendre son modèle par l'amour.

Comme M. Eugène Bencze a raison de prendre pour épigraphe cette pensée d'Alfred Kerr : « Je crois qu'une seule critique a de la valeur, celle qui est une œuvre d'art capable d'agir encore sur les hommes, même quand son contenu est devenu faux. »

Nulle parole ne s'applique mieux à Remy de Gourmont. Qu'on approuve ou qu'on n'approuve pas ses jugements, ses études restent par elles-mêmes des œuvres d'art qui gardent toute leur fraîcheur et toute leur grâce. Il est tels poètes vantés par Remy de Gourmont qui périront en entier. Mais les pages de Gourmont qui captent le parfum de leurs âmes les fait survivre. Ironie des choses ! II est des artistes qui ont rêvé de gagner par leur art l'éternité et qui vivent uniquement dans les pages qui se crurent éphémères d'un Sainte-Beuve et d'un Gourmont !

Je n'ai point dessein de résumer sèchement le livre de M. Bencze. Il a fort bien vu que le mot volupté est une des clefs de l'œuvre gourmontienne ! II a bien vu s'associer dans l'esprit de Remy de Gourmont l'idée de beauté à celle de volupté, le sentiment de la beauté ayant son origine dans l'amoureux désir. Cet homme qui avait de si précises raisons d'être douloureux a su vivre par nature et par volonté sous le double signe de la beauté et de la volupté. Tout n'est pas vain dans la prétention de mettre « l'art au-dessus et à la place de la vie ». Et je trouve admirable que Gourmont, privé par la maladie du contact direct avec l'existence, ait pu garder sa ferveur, et cela parce que le monde de beauté que créait son âme pouvait lui tenir lieu de tout. Dans le cas particulier de Gourmont, la manière esthétique de considérer la vie lui a permis de vivre quand la vie l'a trahi.Les idées et les mots, Gourmont les contemplait et les caressait avec d'intenses voluptés. Les idées avaient pour lui de soyeuses chevelures de femmes et aussi leurs yeux ingénus où vit l'adorable mensonge de tout. Les mots lui étaient des joyaux qu'il faisait scintiller sous des lumières choisies. C'est pourquoi la prose gourmontienne d'un essai critique ou philosophique, même dans l'abstraction parle à la chair comme le déroulement d'une belle soie tissée pour envelopper des corps jeunes et parfaits.

Sa critique, nous dit M.Bencze, est une éternelle chasse aux émotions les plus variées et les plus profondes. En lisant l'œuvre d'un écrivain, Gourmont veut vivre, revivre la sensation initiale que l'artiste éprouva avant de créer.

Il dit encore :

En critique aussi, Gourmont mérite le qualificatif qu'il s'était donné dans le domaine de l'amour : il est, en vertu même de sa sensibilité effrénée « un buveur d'âmes »...

Ah, qu'ici l'accent est bien mis où il doit être mis ! Et comme cela nous fait comprendre que la critique de Gourmont reste vivante ! La divine volupté ne s'évapore jamais des pages où elle a un instant seulement frissonné !

Sur ce goût de se contredire soi-même qui fut vivement reproché à Remy de Gourmont, M. Bencze émet des remarques judicieuses. « Je considère, disait Remy de Gourmont, la contradiction comme nécessaire à l'équilibre intellectuel et passionnel ». Il montre bien que les contradictions de R. de Gourmont sont liées en partie à son tour scientifique d'esprit avide de sa mouler sur le réel. Mais se contredire, c'est pour Renan révéler l'admirable largeur d'un esprit ouvert à tous les aspects du complexe réel ; pour Gourmont, c'est faire montre d'incohérence [1] !

Le fond français et classique de Remy de Gourmont, champion résolu du symbolisme, est bien mis en lumière par M. Bencze. Il a senti qu'il y avait un problème dans l'attitude symboliste prise par ce classique ! Problème aisé à résoudre d'ailleurs. Et comme j'apprécie ce mot gourmontien cité par M. Bencze : « II faut être durement et cruellement nationaliste. Cela seul permettra de goûter toute la saveur étrangère des autres fruits. »

Ce mot me plaît : j'opte résolument pour le divers. Et je dis : toujours plus de différences entre les individus, toujours plus de différences entre les peuples !

On vient de publier à nouveau, sous le titre Le Joujou patriotisme et documents annexes, l'article célèbre et... peu connu qui valut à Remy de Gourmont sa révocation de fonctionnaire ! Ne trouvez-vous pas que les différents régimes qui se sont succédé en notre pays font preuve d'un tact rare lorsqu'ils s'en prennent aux gens de lettres ? Le second Empire fait asseoir Baudelaire et Flaubert sur les bancs de la correctionnelle, la Troisième République enlève son morceau de pain à Remy de Gourmont ! On ne saurait frapper avec plus d'intelligence. Par contre, on a vu des papes au temps de la Renaissance pensionner des écrivains qui faisaient profession d'athéisme. Un chroniqueur dénommé Henry Fouquier et qui, dans tous ses écrits, trahissait avec obstination la langue française, sauva son pays du danger considérable que lui faisait courir Remy de Gourmont. Avec un flair infaillible, il discerna à coup sûr que la douce France avait enfanté en ce jeune écrivain le monstre qui devait la conduire à sa ruine. La révocation de Remy de Gourmont inspira à Mirbeau un article véhément et virulent. Il fit gronder son tonnerre. C'était un être violent et candide dont le moindre geste s'accomplissait avec un fracas d'ouragan. L'article de Remy de Gourmont demandait à être lu avec un grain d'humour. Mais le fond de tout cela, c'est peut-être que le sieur Henry Fouquier, doté par la nature d'un aride cerveau, fut heureux de tomber sur un sujet qui prêtait au développement facile.

pp. 661-666

[1] Ne serait-ce point l'inverse [note des Amateurs] ?