REVEIL (LE). Flandre et Wallonie. Littérature et art. Comité de Réd. : Albert Arnay, Max Elskamp, Paul Gérardy, M. Maeterlinck, etc. — Bruxelles et Gand.

Mensuel. 64 pp. in-8°.

N°1 : janvier 1892.

Suite de : Les Essais, in-4°, 1891.

(Remy de Gourmont, Les Petites Revues, p. 21)

Les contributions de Remy de Gourmont au Réveil ont été communiquées par M. René Fayt. Qu'il en soit vivement remercié.


TOME VII – JANVIER 1896 – N°25 – pp. 32-33

DE PARIS

19 janvier (1).

Claudien le disait bien, pensant à autre chose, mais les vers des poètes sont à métamorphoses :

Fallax ô quoties pulvis deludet amorem...

La poussière se joue de nos amours et nos amours s'en vont en poussière. Il s'agit de Verlaine. Un journaliste nommé, dit-on, Nyon, l'appela « peu », un autre l'appela « honte », un autre l'appela « sans-chemise », et M. Zola, enfin, l'appela « raté ». A ce propos cet homme de lettres bien connu énuméra quelques ratés célèbres, Barbey d'Aurevilly, Villiers de l'Isle-Adam, Jules Laforgue, et d'autres dont il ne dévoilera le nom qu'au jour de leurs misérables funérailles. M. Zola sait plusieurs choses et d'abord que le grand écrivain se distingue de ses moindres congénères par cela, qu'il est décoré, et ceci, qu'il est académicien. Cela est le prodrome et ceci est le symptôme. Les conditions qui font qu'on n'est pas un grand écrivain sont les ci-dessus, négatives, et une autre, non moins négative, que les œuvres de ce pauvre ne se vendent pas. Il croit qu'on n'a jamais vendu, de Verlaine, que son billet d'enterrement, cinquante centimes, par les soins de M. Vanier ; M. Zola se trompe et d'autres se trompent : quoique les œuvres de Verlaine se vendissent à des prix de fleurs rares, elles se vendaient ; entre les mains d'un éditeur sérieux, lié par les termes d'un traité, avec quelques précautions et de la surveillance, les œuvres de Verlaine eussent rapporté au poète plus d'argent qu'il ne lui en fallait pour mener, heureux, la modeste mais sûre existence qu'il aurait voulu mener, même parmi les absinthes et parmi les parasites. Les aumônes que de généreux amis dispensèrent à Verlaine n'auraient pas dû être nécessaires : son éditeur pouvait pourvoir à sa vie stricte ; ses camarades du Parnasse, quelques-uns riches et puissants, devaient assurer le luxe de cet unique, — en ne lui fermant pas, par jalousie ou par peur, les journaux où ils prennent leurs ébats. On a vu cela : les Mendès, Coppée, Lepelletier, étalés à trente et quarante sous la ligne dans le premier salon de ces riches maisons, et Verlaine rejeté à la troisième page, parmi les faits divers et les pauvres : on lui jetait deux louis et le conseil de ne pas abuser. Mort, ces camarades excellents surgirent et firent savoir au monde que leurs yeux, tout à coup, étaient devenus rouges ; ils ne le disaient pas, mais leurs joues aussi étaient devenues rouges. Oh ! ils ne l'avaient pas abandonné ; ils lui faisaient l'aumône, pourvu qu'il prît, allant vers eux, l'escalier de service. Le peu d'argent que gagnait Verlaine, il le gagnait en Angleterre, en Hollande, en Belgique, par des articles de magazine, des conférences ; ses camarades ne le poursuivaient pas si loin ; le poursuivaient-ils ? Non, il serait absurde de prétendre qu'ils le détestaient ; ils l'ignoraient ou l'aimaient — silencieux ; ou bien encore, ils n'osaient braver, pour Verlaine, la malveillante ignorance des salles de rédaction. Alors, presque le seul argent, non aumôné, que recevait Verlaine, lui venait de l'Etat : le ministère qui chargeait d'un collier pourpre la peau saurée de M. Dumas le fils consentait au poète de Sagesse des secours ; non pas aumône, — secours. Des crédits sont à cet effet budgetés et dus, par fragments, à tout homme de lettres indigent : la France est un pays généreux et qui sait payer ses gloires (2).

Et oserait-on affirmer que l'Académie, qui « décerna » à M. Coppée, il y a trois mois, un prix de cinq mille francs, avec une couronne et des encouragements, — oserait-on affirmer que l'Académie française n'a jamais, en secret, offert à Verlaine, quelque lambeau de prix périmé et inutilisable ? Ce serait mal évaluer ces quarante grands cœurs.

Vous, là-bas, fêtez Verhaeren, ce prince, et songez que nous venons d'enterrer un roi, tout nu, tout pauvre, vêtu de sa seule gloire .

REMY DE GOURMONT.

(1) Ce texte a été recueilli, après remaniements, parmi les « Copeaux », sous le titre « La Mort de Verlaine », dans les Promenades littéraires, 7e série (Mercure de France, 1927).

(2) Cette dernière proposition ne figure pas dans la version des « Copeaux ».


TOME VII — FEVRIER 1896 — N°26 — pp. 90-91

DE PARIS (1)

25 février.

La question fut posée ainsi, à peu près (2) :

« Qui, dans l'admiration des jeunes poètes, remplacera Verlaine, lequel avait remplacé Leconte de Lisle ? »

Peu des questionnés répondirent ; il y eut deux tiers d'abstentions motivées par la tournure saugrenue d'un tel ultimatum. Comment peut-il se faire, en effet, qu'un jeune poète admire « exclusivement et successivement » trois « maîtres » aussi divers que ces deux-là et M. Mallarmé, — lequel a été choisi comme idole officielle (3) ? Donc, par scrupule, beaucoup se turent, — mais je vote ici, disant : Aimant et admirant depuis longtemps (4) Stéphane Mallarmé, je ne vois pas que la mort de Verlaine me soit une occasion décente d'aimer et d'admirer aujourd'hui plus haut qu'hier.

Pourtant, puisque c'est un devoir strict de toujours sacrifier le mort au vivant et de donner au vivant, par un surcroît de gloire, un surcroît d'énergie, le résultat de ce vote me plaît, — et nous aurions peut-être dû, nous qui nous sommes tus, parler. Si trop d'abstentions avaient faussé la vérité, quel dommage ! Car, informée par un papier circulaire, la Presse a trouvé en cette nouvelle un motif de plus (5) à se rire et à nous plaindre, tant que, ballotté sur les flots d'encre de la mer des ténèbres intellectuelles, mais vainqueur des naufrageurs, le nom de Mallarmé enfin écrit sur l'ironique élégance d'un côtre de course, vogue et maintenant nargue la vague et l'écume douce-amère de la blague (6).

Aux siècles derniers (nous savons cela par des comédies et des satires), la dure insulte était, jetée à un livre, d'être lu par les laquais dans les oisives antichambres ; cela n'est plus une insulte, depuis que certains journaux font rédiger leurs chroniques littéraires par ces mêmes valets auxquels jadis on ne permettait que le rebut des « honnêtes gens ». Ces valets, ayant « chippé » à leurs maîtres quelque tome nouveau, l'apportent à l'office pour s'en gaudir, en claquant les flancs gras des filles de chambre, — mais quoi ! pour cent douze Coppée-Déroulède-Aicard-Sully-Prudhomme, il y a un Mallarmé : et le valet, qui a senti un parfum inconnu, respiré un air inédit, furieux de l'absence de toute drôlerie sentimentale, rédige ainsi sa « chronique littéraire » : « Si le sens (de ces vers, — car il cite, l'imbécile !) vous échappe, ne vous en prenez qu'à la faiblesse de votre intelligence. C'est ici surtout qu'il convient d'admirer, comme une bête, et de se taire. Il est vrai que le droit de rire existe encore et que l'on pourrait même siffler si la chose en valait la peine ».

En lui-même, cependant, le valet se dit : « Cette littérature n'est pas faite pour moi ; je ne suis qu'un laquais, je ne puis me plaire aux plaisirs des maîtres ».

Pour corriger cet aveu, il ajoute, toujours en lui-même : « Les maîtres, ils lisent de drôles de livres ! » Mais il songe, — et, au coup de sonnette, il se hâte, plus respectueux.

REMY DE GOURMONT.

(1) Les quatre premiers paragraphes forment, après menus remaniements, la dernière partie du masque de Stéphane Mallarmé.

(2) Remaniement : « Récemment une question fut posée ainsi, à peu près : ».

(3) Remaniement : « et M. Mallarmé, — incontestable élu ? ».

(4) Remaniement : « beaucoup ».

(5) « de plus » n'a pas été repris.

(6) La suite n'a pas été reprise.


TOME VII — MARS 1896 — N°27 — pp. 167-169

ORAISONS MAUVAISES (1)

Que tes mains soient bénies, car elles sont impures !
Elles ont des péchés secrets à toutes les jointures.
Lys d'épouvante, leurs ongles blancs font penser, sous la lampe,
A des hosties volées dans l'ombre blanche, sous la Lampe,
Et cette opale prisonnière qui se meurt à ton doigt,
C'est le dernier soupir de Jésus sur la croix.

Que tes yeux soient bénis, car ils sont homicides !
Ils sont pleins de fantômes, et l'ironie des chrysalides
Y dort comme dans l'eau fanée qui dort au fond des grottes vertes
On voit dormir des bêtes, parmi les anémones bleues et vertes,
Et ce douloureux saphir d'amertume et d'effroi,
C'est le dernier regard de Jésus sur la croix.

Que tes seins soient bénis, car ils sont sacrilèges !
Ils se sont mis tout nus, comme un printanier florilège
Fleuri pour la caresse et la moisson des lèvres et des mains,
Fleurs du bord de la route, bonnes à toutes les mains,
Et l'hyacinthe qui rêve là, avec un air triste de roi,
C'est le dernier amour de Jésus sur la croix.

Que ton ventre soit béni, car il est infertile !
Il est beau comme une terre de désolation, le style
De la herse n'hersa qu'une glèbe rouge et rebelle
Où la graine sommeille imputrescible, et, rebelle,
L'émeraude mortelle qui frissonne sur ce palais de joie,
C'est le dernier désir de Jésus sur la croix.

Que ta bouche soit bénie, car elle est adultère !
Elle a le goût des roses nouvelles et le goût de la vieille terre,
Elle a sucé les sucs obscurs des fleurs et des roseaux.
Quand elle parle on entend comme un bruit très lointain de roseaux,
Et ce rubis impie de volupté, tout sanglant et tout froid,
C'est la dernière blessure de Jésus sur la croix.

Que tes pieds soient bénis, car ils sont déshonnêtes !
Ils ont chaussé les mules des lupanars et des temples en fête,
Ils ont mis leurs talons sourds sur l'épaule des pauvres,
Ils ont marché sur les plus purs, sur les plus doux, sur les plus pauvres,
Et la boucle améthyste qui tend ta jarretière de soie
C'est le dernier frisson de Jésus sur la croix.

Que ton âme soit bénie, car elle est corrompue,
Glaïeul perdu qu'on trouve gisant sur le pavé des rues ;
Son parfum d'orgueil s'est mêlé aux odeurs de la boue
Et j'ai pleuré d'avoir écrasé dans la glorieuse boue
Sur le pavé des rues, ayant l'air d'un chemin de croix,
La dernière pensée de Jésus sur la croix.

REMY DE GOURMONT.

(1) Reproduit, avec variantes, dans Oraisons mauvaises (Mercure de France, 1900), puis recueilli dans Divertissements (Crès, 1912).


TOME VII — MARS 1896 — N°27 — pp. 190-191

Chronique littéraire

Nous avons reçu, extrait de l'Ymagier, le Miracle de Théophile, texte du XIIIe siècle, de Rutebeuf, modernisé par M. Remy de Gourmont. Celui-ci nous pardonnera de ne pas nous attarder à l'œuvre même, qui est connue de tous les bons lettrés. Disons seulement que M. de Gourmont a respecté la version originale toutes les fois qu'il l'a pu et qu'il n'y a touché qu'avec une extrême délicatesse, en savant et en artiste. La préface — ou, si vous préférez, la notice – qu'il a écrite pour cette réédition est, comme tout ce qu'il signe, d'une clarté, d'une sobriété et d'une énergie remarquables. Ces premières lignes entre autres intéresseront nos lecteurs : « Paraphrase piaculaire, le Miracle est d'une littérature simple et limitée, anecdote tragique toujours dénouée par l'intervention de Notre-Dame ; sans nulle morale que celle du Memorare tel que formulé par Saint-Bernard : Notre-Dame délivre non pas l'innocent mais la créature, si coupable, qui l'a aimée et l'invoque à l'heure grave. L'œuvre significative est : Un miracle de Notre-Dame, comment elle garda une femme d'être arse, brûlée sur le bûcher pour un crime notoire, qui ne consolerait plus les pitiés populaires devenues pharisaïques. Là nulle hypocrisie et un Ave Maria absout le coupable et l'auditoire, car tous s'avouant les frères mêmes du meurtrier, lui pardonnent le péché qu'ils auraient pu commettre. »

Reviendrons-nous à cette clémence ? Tout au plus le peut-on espérer. Mais croyez après cela au progrès humain.

Denis Lalieux.


TOME VII — AVRIL 1896 — N°28 — pp. 253-254

DE PARIS

19 avril.

Voici que le chariot d'enfant, babiole de terre cuite, s'est durci et bronzé sous la patience du soleil et par magie ; la petite chose fragile qui voulait se casser, le bibelot dont l'attitude indécise faisait rire les grandes personnes à barbe japonaise et celles qui ressemblent à des poussahs de la Chine : elles riaient parce que l'effort à vivre semble absurde à ceux qui ne vivent plus guère, et l'avenir, ridicule à ceux qui sentent à leurs talons pendre la queue lamentable des défuntes espérances ; le joujou enfin s'est mis à marcher tout seul et à crier comme une locomotive.

Ce cri vespéral des locomotives sous les pins, comme il s'inscrit douloureusement dans les reins paralysés ! « Hélas ! disait Origène, mes reins sont pleins d'illusions ! »

Il s'agit de ceci : toute une littérature se meut emportée par cette œuvre de magie (c'est-à-dire illogique ou inattendue). Hier condamnés aux lentes promenades parmi les arbres inattentifs, les poètes réveillent au bruit hardi de leur passage les mondes de la plaine et de la forêt ; c'est le joujou qui passe, — et tout y passera, la courtisane Chrysis ayant, par sa beauté, fasciné le dernier obstacle et par ses yeux d'amour foré la dernière trouée.

Toute une littérature, et même des littératures diverses, mais sans hostilité, puisque la liberté de l'art est d'abord leur principe et leur force… Cette force et ce principe sont victorieux et il est maintenant évident qu'un écrivain d'originalité et de nouveauté, quel qu'il soit, peut offrir son œuvre aux yeux même de la foule, tout comme un autre. Il n'est pas impossible que le talent cesse d'être au succès une barrière difficile à franchir, et le génie une alpe sans cols, sentiers, ni couloirs. Voici qu'on lit des essais de M. Maeterlinck aussi aisément, et sans plus de préalables enquêtes, qu'hier on lisait les dissertations de M. de Voguë ou de M. Larroumet ; le public est appelé à choisir entre M. Aicard et M. Verhaeren, et entre M. Eekhoud et M. Georges Duruy.

Bien des gens trouvent cela énorme et même immoral. M. Zola, triste de sa présidence échue, s'en est expliqué, engageant les éditeurs à surveiller une association dont les idées indépendantes lui semblent dangereuses et subversives de la belle et traditionnelle discipline. Cet écrivain que l'on avait cru jadis, non peut-être un révolté, mais un fier et un libre, devient servile hideusement, et ses amis même se détournent de cet apôtre éhonté de la servitude et du monopole. Il vient d'avouer son rêve : la Société des Gens de lettres seule éditrice de toute la littérature française ; le collier de force à tout écrivain ; le tant-pour-cent obligatoire ; tout nouveau venu courbé à donner le pourboire à un certain M. Edouard Montagne, concierge de cette maison, romancier illustre et auteur d'une facétie intitulée sournoisement La Feuille à l'Envers !

Et M. Zola gérant de l'immeuble sous le nom modeste de PONTIFEX MAXIMUS et l'auteur de Nana répondant à Villiers, à d'Aurevilly, à Verlaine, à Laforgue, venant offrir l'Eve future, les Diaboliques, Sagesse, les Moralités légendaires :

« Non, mes amis ; ici on s'entr'aide entre gens honorables et de bonnes mœurs, entre vrais écrivains ; nous avons une règle : Pas de ratés ! Voulez-vous un secours ? Nous sommes riches et généreux. Voici un bon. Passez à la caisse. »

Je veux donner ce conseil aux très jeunes écrivains, à ceux qui me suivent :

« Ne pardonnez jamais à celui qui publiquement traita de ratés les grands écrivains morts hier et qui sont aujourd'hui notre force et notre gloire. Ne pardonnez jamais à Zola, et par l'écriture et par la parole prêchez sans relâche le mépris de cet homme d'envie et de vanité. Que tout poète, que tout intellectuel s'éloigne de lui et propage le désert autour de lui. Qu'il soit excommunié. »

On me dit :

« Cela est bien sonore et un peu ridicule. M. Zola a l'appui de la bourgeoisie moyenne, qui est le nombre ; il est riche ; il sera de l'Académie ; que lui importe le reste ? D'ailleurs, de ceux que vous appelez des poètes et de ceux que vous appelez des intellectuels combien seront encore tels demain ? La vie châtre avec certitude les enthousiasmes primitifs. Ne prêchez pas de croisade : chacun a autour de soi le désert dont vous parlez. N'excommuniez personne : il n'y a plus de Turcs ; il n'y a plus que des têtes-de-turcs, et peu solides. Enfin soyez indulgent et sceptique ; l'envie est une faiblesse ; la vanité est un ridicule, — et le mépris, une naïveté. »

REMY DE GOURMONT.


TOME VII — JUIN 1896 — N°30 — pp. 387-388

DE PARIS (1)

23 juin.

Statues, bronze, marbre, mais l'on oublie la terre cuite (aussi par les siècles) des vieux sarcophages, la brique rouge et rude des Etrusques ou vernie des Babyloniens ; on oublie le granit des calvaires bretons et la pierre des basiliques, la pierre si douce, si tendre, si confiante, si sœur, qu'elle laisse l'homme écrire sur elle comme avec un stylet sur de la cire. Je voudrais de M. de Niederhausen un Verlaine en pierre, comme Notre-Dame, comme Saint-Julien le Pauvre, comme Saint-Pierre de Caen, — car il eut en son génie l'amour, comme Marie, la pauvreté, comme Saint-Julien et le doute, comme saint Pierre. Et je demande encore que l'on nous fasse enfin, un Verlaine selon nos vraies traditions, — non plus le Faune, trop facile, ni le Socrate, trop hypocrite, mais le Donateur, tout pareillement aux vieux panneaux ou reliefs, un pécheur tout simple, tout heureux d'être absous par une peinture ; et qui récite avec humanité (2) des litanies et, ici, avec amour, les plus beaux cantiques de la langue française. Mais M. de Niederhausen ne fera pas cela : nul statuaire à cette heure ne saurait ériger une âme visible ; cela passerait même pour un peu ridicule. L'imitation des placidités grecques a tué, voilà trois siècles, la sculpture expressive, l'art familier qui disait si franchement l'essentiel de la vie. En ces trois siècles la sculpture française a produit cinq ou six morceaux imposants, et c'est tout, des « Nymphes » de Goujon à la « Femme piquée » de Clésinger, aucune de ces pages de marbre n'ayant d'ailleurs l'émouvante beauté des choses traditionnelles, des choses que le sang, autant que l'esprit, aime et comprend.

Il reste que M. de Niederhausen étant l'un de ceux qui ont mangé les sauterelles avec le Saint-Jean-Baptiste de l'art nouveau (c'est-à-dire l'admirable chercheur d'inconnu qui se nomme Auguste Rodin), on peut attendre de lui un Verlaine qui nous absolve de tous les péchés que nous avons permis au bronze de commettre à Paris.

Quel triste — et même honteux — Paris nous ont fait les méprisantes générosités de l'Etat ! Où que l'on aille, on voit, imposés à nos yeux qui voudraient de la grâce, de la vie et de l'amour, Dolet, la troisième utilité d'un théâtre de banlieue, Raspail, pharmacien de faubourg, bandagiste obscur et douteux, Chappe, acrobate stupide qui ne savait pas qu'Arago était né (j'expliquerai cela, si on me le demande), le cacographe Diderot, l'homme aux entrailles sensibles, — et tant d'autres et la honte d'un Shakespeare en zinc qui ressemble à M. Meurice.

Il n'y a d'art à Paris, hors les Musées, que dans les boutiques ; pour un homme d'imagination la rue Bonaparte est la première pinacothèque du monde : heureux qui passe là une fois par jour !

En somme, à la date où nous vivons, l'art n'a plus aucune place dans la vie. Après les boutiques de marchands de photographies, il y a où s'amuser, quelques vitrines de bric-à-brac et certains magasins de modes, ou d'étoffes (Amérique), ou de tapis (Orient). L'ère démocratique conspue l'art et ne comprend la beauté que sexuelle, comme le geai ou le canard.

J'ai vu la dernière manifestation populaire du goût traditionnel de la France de jadis pour la beauté ; j'ai vu, il y a quinze ans, une servant qui se mariait en Normandie et qui disait de sa robe de noces : « La mode, le prix, tout m'est égal, j'ai des économies ; mais je veux que cela soit beau ! » Cette fille de Ferme était fille de France.

Ce fut peut-être la dernière.

REMY DE GOURMONT.

(1) Le premier paragraphe a été recueilli, après remaniements, sous le titre « Verlaine en pierre », parmi les « Copeaux » des Promenades littéraires, 7e série (Mercure de France, 1927).

(2) Version des « Copeaux » : « humilité ».

(3) Version des « Copeaux » : « En ces trois siècles, jusqu'à Rodin, la sculpture française a produit cinq ou six morceaux imposants, et c'est tout, aucune de ces pages de marbre n'ayant d'ailleurs l'émouvante beauté des choses traditionnelles, des choses que le sang, autant que l'esprit, aime et comprend. »


TOME VIII — JUILLET-AOUT 1896 — N°31-32 — pp. 28-30

LA MAUVAISE FLEUR (1)

Comme je passais devant les fleurs, devant la maison où les fleurs se pavanent et se pâment, je sentis une odeur émouvante et cruelle, une si mystérieuse odeur que j'en eus mal au cœur. Alors j'entrai dans la maison des fleurs et je dis :

« Madame, je vous en prie, donnez-moi cette fleur unique et triple qui sent les trois odeurs de la rose, de l'héliotrope et du jasmin, cette fleur essentielle et cruelle dont l'odeur absurde et lointaine me fait si mal au cœur. »

« Monsieur, nous n'avons plus de jasmins, ni de roses, ni d'héliotropes, et si vous parlez d'une fleur nouvelle, dites-moi son nom. Je sais le nom de toutes les fleurs qui veulent mourir sur le sein des femmes ou sur le lit des amants.

« Madame, cette fleur unique et triple n'est pas une fleur nouvelle ; elle était presque aussi vieille que moi, mais je crains qu'elle ne soit morte, un soir d'orage.

« Monsieur, nous ne vendons pas de fleurs mortes. Toutes nos fleurs sont fraîches, jeunes et pleines d'amour ; elles vivent dans l'eau, parmi la menthe et les roseaux.

« Madame, je ne sais si elle est morte ou vivante, mais je sens son odeur, sa douloureuse odeur qui me fait mal au cœur. Oh ! dites-moi d'où vient cette odeur de rancœur ?

« Monsieur, elle vient peut-être de votre cœur, de votre pauvre cœur malade. Il y a des odeurs de fleurs qu'on sent toute la vie pour les avoir senties un soir d'orage. N'avez-vous pas parlé d'un soir d'orage ?

« Madame, la fleur est là, donnez la moi. J'ai senti son odeur en passant et je suis entré dans la maison des fleurs, appelé par son odeur émouvante et cruelle. Donnez-moi la fleur que je veux, la fleur d'amour et de rancœur.

« Monsieur, cherchez vous-même la fleur entre les fleurs, pendant que je mettrai dans l'eau ces grands iris princiers.

« Madame, la voici, je l'ai trouvée. Elle était toute seule, tout écrasée sous une brassée de chèvre-feuilles. Toute seule, car il n'y en a qu'une au monde. Sentez-vous cette odeur d'orage, de larmes et de bonheur ?

« Monsieur, je ne sens rien qu'une odeur de lande ou de grève. C'est une fleurette de genêt, apportée par le vent dans les vrilles des chèvre-feuilles. Elle est fanée, jaunette et laide.

« Madame, elle est vivante, elle est dorée, elle est jolie. Elle a la forme d'un petit cœur innocent ou d'une larme de cierge. Sentez-vous cette odeur de cierge, d'amour et de mort ?

« Monsieur, je ne sens aucune odeur, mais ne m'avez-vous pas dit rose, héliotrope et jasmin ? Une belle couronne discrète et parfumée. Nous mettrons des roses-thé, et, comme feuillage, de la pervenche ?

« Madame, voici la seule fleur qu'il me faut, cette petite larme, ce petit cœur jaune, mais je vous la paierai, s'il vous plaît, le prix des plus belles couronnes funéraires.

« Monsieur, je vous le donne, ce petit cœur jaune, je vous le donne de tout mon cœur.

« Madame, je vous remercie de tout mon cœur. »

Sur le seuil de la maison des fleurs, et déjà hors de la porte, je me retournai et je dis :

« Madame, j'ai eu bien du malheur de passer un tel jour devant la maison des fleurs, un jour où il y avait chez vous de telles odeurs de rancœur que j'en eus mal au cœur. C'est une bien mauvaise fleur, madame, que celle que vous m'avez donnée, petit cœur de larmes, d'amour et de mort. Elle m'a dit des choses qu'elle n'aurait pas dû me dire, Madame, cette fleur que j'emporte pour la tuer. Je lui percerai le cœur, Madame, parce que je n'aime pas les souvenirs d'amour, ni les babioles sentimentales, ni les fleurs qu'on trouve dans des vieux livres à images ni celles que le vent cache dans les vrilles des chèvre-feuilles. J'ai des raisons pour cela, Madame, des raisons très justes que je ne vous dirai pas et que je vous prie de ne pas deviner. A l'avenir, surveillez vos chèvre-feuilles, et que je ne sente plus, en passant devant la maison des fleurs, cette insupportable odeur d'amour. »

Mais, par prudence, j'évite la maison des fleurs, la maison où les fleurs ironiques d'amour, de jeunesse et de mort se pavanent et se pâment.

REMY DE GOURMONT.

1. « La mauvaise fleur » a été recueillie dans « Choses anciennes » (Couleurs — contes nouveaux — suivis de Choses anciennes, Mercure de France, 1908), sans autres variantes que des corrections de ponctuation ou de majuscules.


TOME VIII — NOVEMBRE-DECEMBRE 1896 — N°35-36 — pp. 314-315

DE PARIS

15 décembre.

Les Académiciens maintenant s'élisent sans bruit, sans presque un soupir des refusés ou des envieux. A peine le public a-t-il bien voulu se perplexer une matinée au sujet de M. Vandal ; quant à M. Theuriet, il a passé doucement, comme un verre de lait. Alors on s'est occupé des femmes qui se font ouvrir le ventre par les pinces-monseigneur de la science et M. Jules Lemaître a suspendu son jugement à une patère. Pareil à l'admirable M. Guitrel dont M. Anatole France nous édifie (trop lentement), M. Jules Lemaître est prudent. La prudence est la mère de la Revue des Deux Mondes.

Ensuite on a plaint ce pauvre M. Lugné-Poe d'une farce ratée ; cette journée du quinze on lit Ibsen, en attendant les Heures claires.

La vie est peu littéraire. Le théâtre s'accommode de reprises, de traductions et de pièces mulâtres. Dumas ressuscite en M. Brieux, qui a de belles intentions et de fortes épaules ; la porte qu'il a secouée branle et peut-être tombe ; un peu d'air pur et libre va entrer dans la prison atavique.

Cependant M. Mallarmé prépare d'autres fragments d'Hérodiade, — et, depuis quelques semaines, nous possédons une nouvelle école : le Naturisme. Pour être naturiste, il suffit d'avoir un prodigieux génie ; ils sont déjà quinze, sans compter ceux qui ont du talent.

Le demi-centenaire de la Grande Tragédienne n'a que peu de rapports avec la littérature. Hors du classique, elle ne voulut jamais assumer que des rôles fructueux. Oscillant de Sardou à Parodi, elle refusa impérieusement son art aux tentatives : ni Villiers, ni Ibsen, ni, encore moins, rien de l'un ou l'autre des poètes d'aujourd'hui capables pourtant de lui offrir de belles œuvres. Cela ne fait rien. Il ne serait jamais resté d'elle que ce qui peut rester d'une actrice : un portrait, — et les drames qu'elle n'a pas joués demeureront, s'ils valent, tout aussi bien qu'un instant illuminés par la voix d'or. Pour sa fête on lui récita des vers presque aussi mauvais que ceux dont fut régalé l'Empereur chéri de tous les Français ; oh ! ces bouquets à Clorinde cueillis dans les caves de l'Odéon !

L'hiver est triste. On manque de lumière, de froid et de crimes. Les assassins se recueillent ; la vertu touche ses mandats ; M. Coppée passe ses soirées au Casino de Paris ; le Chat Noir déménage et avec lui toute une jeunesse ; Sodome règne et les femmes s'ennuient.

Songez que le duc d'Aumale a joué aux barres avec Alfred de Musset. Tout se passe aujourd'hui et tout se passait hier. Baudelaire pourrait vivre et distribuer des prix d'encouragement. M. Legouvé, qui n'est pas mort, était célèbre en 1820 (les jours des Odes et Ballades). Les siècles se mêlent comme des écheveaux : on ne sait plus sa date ; Aloysius Bertrand est plus près de nous que M. Zola, et Böcklin nous rejette aux temps du Corrège. Notre âme est composite comme notre architecture, quoique moins laide.

Napoléon, Lui, est bien mort. La brocante littéraire fait des étuis à « pons lorgnettes » avec ses vieilles bottes.

REMY DE GOURMONT.



Textes entoilés et annotés par Mikaël Lugan.


318. LE REVEIL. — Bruxelles et Gand, 1892-1896. In-8°. — A M. Albert Mockel..

Le Réveil, Flandre et Wallonie, littérature et art, dirigé par un comité de rédaction composé de Max Elskamp, Paul Gérardy, Albert Arnay, M. Maeterlinck, reprit le programme symboliste de la Wallonie, et réunit autour de lui les anciens collaborateurs de cette revue, ainsi que ceux de Floréal.

(André Jaulme et Henri Moncel, Cinquantenaire du Symbolisme, Editions des Bibliothèques nationales, 1936, p. 67)

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