FRANÇOIS BACON ET JOSEPH DE MAISTRE

Nous ne connaissons le Discours véritable de Celse, l'ouvrage dans lequel il réfutait le christianisme, que par la contre-réfutation qu'en fît Origène un siècle plus tard. Origène ne donne pas une mauvaise idée de son adversaire, si l'on admet, ce qui semble certain, qu'il le cite toujours exactement. Les objections de Celse sont en effet tellement bien choisies qu'après tant d'années et de révolutions dans les idées, les croyances et les mœurs, elles ont gardé leur pleine valeur, au moins de polémique. Toute l'histoire est dans Hérodote, disait Schopenhauer ; tous les arguments contre le christianisme sont dans Celse. En faisant, pour le bien de la foi, la critique de cet ennemi, Origène a donc ainsi conservé à la postérité le plus dangereux arsenal et le mieux fourni d'armes de toutes sortes contre la vérité qu'il voulait sauver.

Il est arrivé à Joseph de Maistre une aventure analogue. Sans doute, les œuvres de Bacon, loin d'être perdues, sont à la portée de toutes les mains. Bien plus, l'essentiel des principes qui y sont exposés a passé dans la circulation intellectuelle. Cependant il manquait un livre où les idées de Bacon fussent rigoureusement mises en lumière, découpées comme des figures sur un transparent. Le Bacon d'avant De Maistre était un philosophe un peu suspect par ses relations avec d'Holbach, les soupers où il s'était débauché. Ceux qui l'avaient enrôlé dans leur coterie, à peine l'avaient-ils lu ; ils ne l'avaient pas compris, étant incapables, faute d'érudition et d'esprit critique, de s'assimiler les opinions transitoires d'un homme aussi prudent, aussi mystérieusement retors. Bacon est infiniment difficile à entendre. Chaque fois qu'il croit émettre une idée hardie, il la rédige en énigmes ; il écrit pour quelques disciples, non pour le peuple. Il y a en Bacon des ruses et aussi des naïvetés d'alchimiste ; ce qu'il croit important et qu'il cache est parfois puéril, et réciproquement. Une grande patience et une longue initiation sont nécessaires pour arriver à découvrir dans l'amas contradictoire des opinions et des formules les grains de diamant blanc ou noir qui y sont celés. Le Bacon du dix-huitième siècle est résumé dans l'ouvrage de Deluc, Précis de la philosophie de Bacon. Ce n'est que bien plus tard, après la Révolution, que Lasalle donna sa traduction des œuvres complètes en quinze volumes.

Le dix-huitième siècle connaît de Bacon ce qu'on en trouve dans Deluc et ce qu'en a dit Voltaire, qui ne l'avait jamais lu et en parlait d'après des causeries de taverne. Voltaire, chaque fois qu'on presse trop fort les fruits de cet arbre merveilleux, on ne trouve que poussière ou pourriture ; ils n'ont qu'une surface, ils ne peuvent rafraîchir que l'œil et nourrir que l'imagination. Quand Voltaire cite Bacon, il dit : dans son livre, comme si Bacon n'avait écrit qu'un livre. Par exemple : « Dans toutes les expériences physiques faites depuis Bacon, il n'y en a presque pas une qui ne soit indiquée dans son livre (1). »

En dehors de cette croyance au livre unique de qui en a, au contraire, écrit un très grand nombre, et fort divers, l'assertion est d'ailleurs inexacte. D'Alembert la répète, sans pouvoir donner aucun exemple précis. Parmi la quantité d'expériences saugrenues proposées par Bacon dans tous les ordres de sciences, on n'en voit guère qu'une seule qui ait été réalisée, celle de la marmite de Papin. Encore n'est-ce pas très sûr, car il semble parler non de matières à dissoudre, mais d'eau à « faire changer de couleur, d'odeur et de goût ». Cette opération, en tout cas, lui semblait d'une importance excessive. Si vous faites cela, dit-il, « soyez sûr que vous avez opéré un grand œuvre dans la nature, que vous mettrez enfin des menottes à Protée, et que vous le forcerez à se prêter aux plus étranges transmutations. L'intelligence humaine peut à peine concevoir les effets de cette expérience, que nul mortel n'a encore imaginée (1) ». S'agit-il du « digesteur » ? L'expérience a été faite, ajoute de Maistre ; mais au lieu d'enchaîner Protée, elle a produit, quoi ? du bouillon.

Il y a deux hommes dans Bacon : le raisonneur et le savant.

Le raisonneur a combiné en un système assez cohérent les idées qui reparaissaient alors sur la nécessité de l'observation directe de la nature. Enfouies dans les ténèbres depuis la transformation chrétienne de la civilisation, elles avaient surgi pour un instant au treizième siècle, à la prière d'un autre Bacon, le moine Roger ; puis elles étaient rentrées sous terre. A la fin du seizième siècle, enfin ressuscitées pour toujours, elles couraient le monde, joyeuses de leur vie reconquise. On les voyait partout, même chez des théologiens comme Servet ; elles s'arrêtaient dans les universités, faisant de celle de Padoue leur séjour de prédilection. C'est là que Harvey étudiait l'anatomie et la physiologie dans le temps même que Bacon, rédigeant les principes généraux de la recherche scientifique, les méconnaissait lui-même presque à chaque page de la plupart de ses écrits. Il est assez peu probable que Bacon les ait trouvés d'original, ces principes qu'il n'eut jamais l'idée d'appliquer à rien. C'était un curieux universel. Prompt à s'assimiler toutes les notions, il avait quelque critique pour les idées, très peu pour les faits. Cet homme qui, en somme, a réussi un essai de construction de la méthode positive, qui a affirmé très nettement le devoir du savant de ne jamais quitter le contact de la nature, qui a eu la hardiesse de réunir les sciences morales aux sciences d'observation sous ce mot unique : la physique, cet homme qui, vu ainsi, sous une lumière choisie, apparaît tel qu'un des grands esprits de l'humanité, était en somme un des savants les plus médiocres, les plus crédules, les plus ridicules de son temps. Harvey le méprisait, le tenait pour un vain compilateur. Il y a là un mystère. Loin que Bacon ait écrit Shakespeare, c'est peut-être Shakespeare qui a écrit ce qu'il y a de raisonnable dans Bacon. Du moins, ceci est évident et incontestable : on a sous son nom deux sortes d'écrits, les uns de raisonnement pur, où il y a des parties admirables ; les autres, où le raisonnement est maladroitement appuyé de faits, et qui sont absurdes. Bacon est un architecte qui a l'imagination d'un palais merveilleux, mais ne sait ni le dessin, ni la géométrie, ni la maçonnerie, ni la charpente. Ne pouvant construire, il raconte. Mais un jour, grisé par ses récits, il se met à l'œuvre, tout de même, et il accomplit une œuvre puérile et chancelante. Le récit est resté : il nous étonne ; quant aux débris du palais, ils sont là aussi, et ils nous font rire.

Il ne faut pas s'exagérer la valeur de la méthode dé Bacon ; c'est une intention de méthode. Il entrevoit ce qu'il faudrait faire, mais si confusément que, quand il se charge lui-même de l'opération, elle apparaît si maladroite que les principes qui l'ont guidée en sont compromis. Sa curiosité est vaste, mais elle se satisfait d'explications faciles ou obscures. Il est animiste, à la manière des enfants, donne une volonté à l'eau, au vent. L'eau consent à se congeler en cristal, trouvant sous cette forme un repos pour ses esprits ; le vent, agacé par les ailes du moulin, les repousse du coude, et cela les fait tourner. Très peu de ces enfantillages ont passé du texte original dans l'édition française. La Salle, le seul et unique traducteur des œuvres complètes de Bacon (2), interrompt à chaque instant son travail pour avertir, dans une note, qu'il a été obligé de passer certaines pages. La cause ? L'absurdité des rêveries de Bacon. Voici d'ailleurs les aveux de La Salle sur sa traduction : « Elle est d'autant plus fidèle que nous avons eu l'attention d'y faire tous les contresens nécessaires. Lorsque l'auteur, après avoir posé un principe, en tire une conséquence directement opposée, nous supposons une faute de copiste, et nous le forçons d'être conséquent... Par la même raison, lorsqu'il se contente de simples lueurs et d'à peu près, j'intercale quelques mots afin de rapprocher un peu plus ce qu'il dit de ce qu'il veut dire et de la vérité... Comme il a presque toujours écrit avant d'achever sa pensée, je suis obligé de l'achever moi-même... Quand l'auteur n'a pas eu le temps ou la patience de méditer suffisamment son sujet, l'interprète, pour le rendre intelligible, doit traduire plutôt ce qu'il a voulu dire que ce qu'il a dit... Et malgré toutes ces précautions, lorsqu'on s'est fatigué pour l'expliquer, il pouvait bien se faire que le lecteur ne l'entendît pas mieux que le traducteur ne l'entend et que Bacon ne s'entend lui-même... (3). » Qu'on relise attentivement ces extraordinaires remarques ! Avec un pareil système on ferait de la Physique d'Aristote la physique de M. Berthelot et de l'Histoire Naturelle de Pline, l'histoire naturelle de M. Edmond Perrier. La gloire de Bacon repose en grande partie sur l'indulgence de ses lecteurs, de ses commentateurs et de ses traducteurs.

Sans doute, on ne peut lui demander d'avoir, à lui seul et dès le début du dix-septième siècle, réformé toutes les sciences positives ; qu'il en ait esquissé quelques-uns des principes, cela est déjà énorme. Il faut pourtant se demander s'il a réellement compris, avec le sens qu'on leur donne aujourd'hui, ces principes mêmes. Cela est douteux. Le doute naît, lorsque l'on a recours, non pas à une traduction amendée, mais au texte original, ou à une traduction contemporaine. Nous avons celle de son Histoire Naturelle, par le sieur Pierre Amboise, publiée à Paris en 1631. Elle a cet intérêt d'avoir été faite sur le manuscrit original et de représenter une rédaction beaucoup plus fidèle que celle de l'édition anglaise arrangée, pour le bien de la religion, par l'aumônier de Bacon. Sous le titre d'histoire naturelle, bien plus vague en ce temps-là que maintenant, il est question des Métaux, des Odeurs, des Couleurs, des Sons, de la Médecine, des Plantes, des Substances en général, des Animaux et de quantité de secrets et miracles qui font également la matière ordinaire du Grand et du Petit Albert. Les œuvres de Bacon, après celles d'Albert le Grand, ont été le grand trésor où puisaient et où puisent encore les almanachs instructifs et les recueils d'arcanes. Ce réformateur de la méthode scientifique est la source de la plupart des erreurs scientifiques où se réjouit toujours l'humanité. Bacon, dans ce livre et non moins dans le Sylva Sylvarum ou l'Augmentatio scientiarum, fait preuve d'un véritable génie de l'inobservation. Pline est moins crédule, car Pline n'est crédule que pour les faits qui lui étaient invérifiables ; il savait voir, et chaque fois qu'il a vu, il a dit juste dans une langue extrêmement précise. Bacon, s'il a parfois regardé, n'a jamais vu ; c'est pourquoi son style, imaginatif et charmant, est d'une si étrange imprécision. Il dira : « Je ne saurais assez admirer les merveilles de la nature quand je considère que la plupart des insectes, comme les mouches et autres semblables, étant coupés en diverses parties et à l'instant remises au soleil, recouvrent leur première vie. » Voilà une expérience bien facile à faire ; mais telle est la paresse physique, et intellectuelle aussi, de ce rêveur, et sa promptitude à transcrire tel quel son rêve, qu'il n'a pas l'idée de couper lui-même une mouche « en diverses parties ». Singulier état d'esprit ! Jusque-là cependant Bacon ne se distingue en rien de la plupart de ses contemporains, lesquels étaient précisément aux antipodes de Bouvard et de Pécuchet ; mais il va plus loin ; il explique avec une audace vraiment méprisable l'expérience qu'il n'a pas faite : « Cela ne peut procéder que de la grande dilatation des esprits qui, étant épars dans tout ce petit corps, se ramassent facilement et reprennent leur vivification par la douce chaleur des rayons du soleil. Aussi est-il bien juste que ces petites bêtes, qui ne sont, à proprement parler, qu'animaux imparfaits, recouvrent ainsi facilement la vie qu'ils peuvent perdre avec si peu d'effort. Certes qui pourroit pratiquer la même chose en la section des corps plus parfaits, auroit atteint la connoissance d'un secret dont l'excellence n'auroit pas de comparaison. Et l'on pourroit facilement ensuite travailler au rajeunissement des hommes, en renouvelant et établissant les parties altérées par la vieillesse, suivant les fondements de l'ancienne Médée... » On comprendra le mépris de Harvey, en apprenant que les œuvres de Bacon sont en grande partie composées de faits de ce genre. Il y a beaucoup de bêtise dans cet homme d'esprit, ou peut-être autre chose : beaucoup d'imposture.

Il parle en un autre endroit du même livre de greffes de pommiers que l'on peut enter « dessus des troncs de choux et qui rapportent des pommes fort grosses et en quantité, desquelles les pépins étant semés en terre ne produisent rien que des choux ». Comme il ne vérifie jamais un seul fait, même parmi les plus facilement vérifiables, il se contredit matériellement à quelques pages de distance. Il ne vit pas sa science ; il ne tente aucune coordination entre les données qu'il recueille et qu'il accumule sans aucune critique.

Cherchant, il y a quelque temps, des opinions sur la question de la transplantation tant chez les hommes que chez les arbres, je trouvai dans Bacon, Histoire naturelle, t. IV, ch. premier : Des moyens d'avancer ou de retarder les plantes : « La seconde [manière] est en remuant la terre, ou bien en changeant la plante de place, d'autant que par ce moyen la nourriture se porte plus facilement dans les racines, outre que le mouvement excite les esprits de la terre. » Je trouvai aussi, un peu plus loin : « La transplantation est aussi fort utile pour l'amélioration des plantes. Mais il faut qu'elle se fasse d'une mauvaise terre dans une bonne... » Cela n'est déjà plus la même chose. Entre ces deux opinions, on trouve ceci : « Une transplantation trop fréquente empêche aussi l'avancement des plantes, d'autant que par ce changement elles n'ont pas loisir de prendre nourriture et de s'attacher à la terre. » Bacon est un grand conciliateur. On peut ouvrir ses livres avec la certitude d'y trouver un argument quelconque pour n'importe quelle opinion. Rien ne l'embarrasse. Il aurait cultivé le transformisme avec ferveur; un sot dirait qu'il l'a inventé, car voici un passage d'un transformisme vraiment frénétique : « La négligence, dit-il, que l'on apporte à la culture des plantes les fait dégénérer et changer quelquefois d'une espèce en une autre ; comme les choux qui se changent en raves ; le basilic exposé au soleil se change en thym sauvage : et des branches de chêne plantées en terre produisent de la vigne sauvage. » Un vulgaire compilateur en serait resté là. Bacon ajoute sérieusement : « Ce changement des plantes doit être réputé pour l'un des grands secrets de la nature, puisque les philosophes tiennent la conversion des espèces pour une chose du tout impossible. »

Comment donc se fait-il qu'un homme aussi crédule, aussi incurieux du fait réel, aussi imprudent, aussi éloigné et du type philosophe et du type savant, ait pu être, en somme, un des créateurs de la méthode scientifique et de la philosophie des sciences ? La réponse est impossible, si l'on croit que la vérité est objective ; elle est possible, si on la tient au contraire pour purement subjective. Que les faits énumérés par Bacon en quinze volumes fussent véritables ou faux objectivement, cela ne pouvait avoir pour lui aucune importance ; ils étaient vrais, du moment qu'il les considérait comme vrais. Cette méthode que nous voyons bâtie sur l'erreur, Bacon l'édifiait réellement sur la vérité : et c'est pourquoi elle est toujours bonne. Les faits ont une très grande valeur, mais passagère. Ceux qui sont vrais aujourd'hui seront faux demain, parce que leur exactitude est en rapport non pas avec une réalité immuable, extérieure à nous, mais avec une réalité intérieure, mobile et changeante comme la psychologie humaine. L'esprit humain crée vraiment la nature, à mesure qu'il la contemple, qu'il la pèse et qu'il la mesure. Une nouvelle méthode d'évaluation des forces institue de plus grands changements dans la nature que le jeu même des forces naturelles. Etre, c'est tomber sous les sens. Le perfectionnement mécanique des sens de l'homme augmente la quantité et la qualité de l'être. Les hommes, au cours des siècles, n'ont jamais été occupés, en dehors des exercices vitaux, qu'à créer et à recréer les choses. Bacon a écrit un traité de l'Augmentation des Sciences. L'homme rédige infatigablement le grand traité de l'Augmentation de la Nature.

La forêt baconienne, mais je dirais plutôt le fouillis baconien, doit choquer beaucoup moins les Anglais que nous-mêmes. Le désordre de Montaigne n'a pas nui à sa gloire parce que ce désordre, tout d'apparence, est secrètement très bien ordonné. Le désordre de Pascal est le fait de la mort : Pascal était un grand esprit scientifique, seulement un peu malade. Mais le goût français va vers l'ordre très visible, même s'il n'est obtenu que par un ratissage excessif des allées, même si les arbres sont émondés selon des règles d'une sévérité tyrannique : Versailles nous étonne d'abord, puis, très vite, nous enchante. Cependant, le romantisme a modifié notre œil ; nous n'aimons plus Versailles comme Voltaire a pu l'aimer. Mais nous l'aimons quand même : si l'arrangement de ses jardins choque légèrement nos sens plus coutumiers d'une nature moins docile et moins rigide, il y a tout au fond de nous un goût de symétrie et de forte simplicité, de domination aussi, qui nous fait apprécier ce paysage dont l'harmonie est un chef-d'œuvre de volonté. Voilà pourquoi la Sylva Sylvarum nous trouble plutôt qu'elle ne nous charme. Nous songeons à La Rochefoucauld, au Discours de la méthode, à ces manuels où les vérités qui conviennent à notre race sont si agréablement disposées en corbeilles et en quinconces : les forêts ne nous plaisent que par le désir qu'elle nous suggèrent d'y envoyer les jardiniers.

Le fouillis baconien a choqué violemment Joseph de Maistre. Cette forêt, trop pleine de ronces, de houx et d'épines, lui a paru infernale. Il s'y est promené comme en délire, une hachette à la main, s'y ouvrant de force un passage difficile. Il en revient plein de sang et de colère, lui, le philosophe ironique et froid, contre le philosophe lyrique. C'est ce qu'il n'a pas voulu, ou pu comprendre que Bacon est un poète lyrique avec des lueurs de philosophie. Il cherchait des raisonnements, il a trouvé des effusions. Bacon, cependant, a des moments de calme profond. Alors, tout recueilli en lui-même, il murmure des paroles mémorables. De Maistre les a entendues, les a retenues et les a transcrites en un langage d'une parfaite clarté. Son but était, en les présentant ainsi dépouillées de leur vêtement lyrique, d'en faire voir toute l'horreur : il s'est trompé, il en a montré toute la beauté. La grandeur de Bacon est l'œuvre réelle de Joseph de Maistre. Avant lui, le Novum Organum semblait avoir été écrit avec la collaboration de Voltaire ; De Maistre remet ce livre à sa place, à une hauteur où Voltaire ne saurait atteindre même en tendant les jarrets : il le met sur un échafaud, mais si haut que le pilori devient une colonne d'apothéose. L'Examen de la philosophie de Bacon est un bûcher, mais, les flammes éteintes, on y trouve une pincée de cendres, lourdes comme du métal, et désormais irréductibles.

Voici cette pincée de cendres (1) :

I. — DE DIEU ET DE L'INTELLIGENCE (2)

— Il n'y a de science réelle que la physique ; tout le reste est illusion (page 3).

— Le grand malheur de l'homme, celui qui a retardé infiniment le progrès de la véritable science, c'est que l'homme a perdu son temps dans les sciences morales, politiques ou civiles ; et ce mal, qui est fort ancien, n'augmenta pas médiocrement par l'établissement du christianisme, qui tourna les grands esprits vers la théologie (3).

— Il faut ramener à la physique toutes sciences particulières, afin qu'elles ne soient pas tronquées et découpées.Cette règle embrasse tout et ses formules de découvertes s'étendent à la colère, à la honte, à la crainte, à la mémoire, au jugement, aussi bien qu'au chaud et au froid, au sec et à l'humide (6).

— Le principe capital de Bacon, c'est que Dieu, ne pouvant être comparé à rien, si l'on parle sans figure, et rien ne pouvant être connu que par comparaison, Dieu est absolument inaccessible et ne peut être par conséquent aperçu dans l'univers (14).

II. — DE L'AME

— La science de l'homme est bien digne d'être enfin émancipée et constituée en science à part, c'est-à-dire qu'elle doit se composer uniquement des choses qui sont communes à l'âme et au corps (40).

— Les facultés très connues de l'âme sont l'intelligence, la raison, l'imagination, la mémoire, l'appétit, la volonté, etc. ; mais, dans les doctrines de l'âme, il faut traiter de l'origine des facultés, et d'une manière physique, en tant qu'elles sont innées dans l'âme et qu'elles y sont attachées (80).

— Enfin il nous propose de rechercher l'origine physique de l'intelligence de la raison, de la volonté, de toutes les facultés, en un mot, qui s'exercent sur les sciences dialectiques et morales (52).

III. — DU MOUVEMENT

— Les anatomistes ont fait quelques bonnes observations sur le mouvement animal ; d'autres en ont fait tout aussi justes sur le rôle que joue l'imagination dans ce mouvement; mais on n'a point encore recherché avec attention comment les compressions, les dilatations et les agitations de l'esprit peuvent mouvoir le corps en tous sens... Il ne faut pas s'étonner qu'on y ait rien compris, puisque l'âme sensible elle-même a passé jusqu'à présent plutôt pour une entéléchie et une simple fonction que pour une substance ; mais depuis qu'on sait enfin que cette âme est une substance corporelle et matériée (materiatam), il devient nécessaire de rechercher comment l'esprit, c'est-à-dire un air (aura), une vapeur si légère et si tendre, peut remuer des corps si grossiers et si durs (56).

— Nous savons maintenant ce que Bacon savait sur l'origine du mouvement spontané, il en faisait un objet de pur mécanique (58).

IV. — DES SENS

— Les philosophes auraient dû s'occuper avant tout de la différence qui a lieu entre la perception et le sens ; examen qu'ils ont négligé et qui forme cependant un des points les plus fondamentaux de la philosophie. Nous apercevons, en effet, dans la presque totalité des corps naturels, une faculté manifeste de perception et même d'élection, en vertu de laquelle ils se joignent aux substances amies et repoussent les autres (90).

— (6) L'homme ne peut connaître par sa raison que la matière seule et les matrices élémentaires ; l'âme sensible, la vie, ce qui connaît, ce qui aime, ce qui veut n'est que de la matière matériée ; l'intelligence, la raison et l'appétit sont des facultés qui appartiennent à la même substance, et il faut en rechercher l'origine d'une manière physique ; le principe du mouvement spontané est purement matériel; les sens ne sont que des trous ; tous les corps sont capables de perception et, pour changer une perception en sentiment, il suffit de frapper plus fort et plus longtemps ; la lumière qui éclaire nos yeux et la lumière qui éclaire notre intelligence sont deux fluides qui ne diffèrent qu'en ténuité, et qui doivent être considérés comme deux espèces du même genre (102).

V. — DE LA MATIÈRE ET DU PRINCIPE DES CHOSES

— Toute la philosophie de Bacon tend à faire envisager le mouvement comme essentiel à la matière (106, note).

— Le vrai philosophe doit disséquer la nature et non l'abstraire ; il doit admettre tout à la fois une matière première et un mouvement premier, comme il se trouve. Ces trois choses peuvent bien être distinguées, mais jamais séparées. L'abstraction du mouvement, en particulier, a produit une infinité d'imaginations creuses, des âmes, des vies et autres choses semblables ; comme si la matière et la forme ne satisfaisaient pas à tout et qu'il fallût encore chercher des principes ! Il faut donc croire et soutenir que toute force, toute essence, tout mouvement ne sont que des conséquences et des émanations de cette matière première (142).

— Pour tout homme qui juge d'après sa raison, la matière est éternelle ; mais le monde, tel que nous le voyons, ne l'est pas (144).

— Il serait à désirer que les hommes s'accordassent enfin sur ce qu'on appelle principes ; en sorte que, par une contradiction manifeste, on ne prît plus ce qui n'existe pas pour ce qui existe, et pour principe ce qui ne peut être principe. Or, un principe abstrait n'est pas un être, et tout être périssable n'est pas principe ; donc l'esprit humain se trouve invinciblement conduit à l'atome, qui est l'être véritable matérié, formé, situé, possédant l'antipathie et l'appétit, le mouvement et l'émanation. C'est lui qui demeure inaltérable et éternel au milieu de la destruction de tous les êtres naturels ; car il faut bien absolument que, dans cette dissolution si diversifiée de tous les grands corps, il y ait comme un centre immuable (149).

— C'est ce qu'il faut admettre, si l'on n'aime mieux peut-être soutenir qu'il n'y a point absolument de principes des choses, que chaque être est un principe pour un autre, et que la loi et l'ordre des changements sont les seules choses constantes et éternelles, tandis que les essences elles-mêmes ne cessent de fluer et de changer. Il vaudrait incontestablement mieux soutenir nettement ce système que de se laisser conduire, par l'envie d'établir un principe éternel, à l'inconvénient beaucoup plus grave d'en faire un principe imaginaire ; car la première supposition, qui fait changer toutes les choses en cercle (7), offre du moins un sens déterminé ; au lieu que la seconde n'en présente aucun et ne dit rien dans le vrai, en nous donnant pour des réalités de purs êtres de raison et de simples appuis de l'esprit (183).

— La masse de la matière est éternelle et ne peut être augmentée ni diminuée (154).

— Il n'y a pas d'erreur égale à celle de ne pas regarder comme une puissance active cette force dont la matière est douée, en vertu de laquelle elle se défend contre la destruction, au point que la plus petite particule matérielle ne saurait être ni accablée par le poids de l'univers entier, ni détruite par la force et l'impétuosité réunies de tous les agents possibles, ni par quelques moyens que ce soit réduite au néant, ni forcée d'aucune manière imaginable à ne plus occuper un espace quelconque, ni privée de sa résistante impénétrabilité, ni empêchée enfin d'agir sans cesse, sans jamais s'abandonner elle-même. Cette force de la matière est, sans aucune comparaison, la première de toutes les puissances : elle est, pour ainsi dire, le destin et la nécessité (155).

VI. — CAUSES FINALES

— Le grand reproche que Bacon fait à la recherche des causes finales (il vaudrait mieux dire intentionnelles), c'est de nuire à celle des causes physiques : il est revenu souvent sur ce point avec la plus grande chaleur. Tantôt il nous dépeint les causes finales comme des rémoras qui arrêtent le vaisseau de la science ; tantôt il observe doctement que la philosophie de Démocrite et de ses collègues, qui ne voulurent reconnaître dans l'univers ni Dieu ni intelligence, fut néanmoins plus solide quant aux causes physiques, et pénétra plus avant la nature que celle de Platon et d'Aristote, par cette seule raison que ces premiers philosophes ne perdirent jamais leur temps dans la recherche des causes finales (196).

— Ailleurs, il nous apprend que si les causes finales envahissent le cercle des causes physiques, elles dévastent et dépeuplent misérablement cette province (197).

VII. — LA RELIGION ET LA SCIENCE

— Rien ne déplaisait tant à Bacon que l'union de la théologie et de la philosophie. Il appelle cette union un mauvais mariage, plus nuisible qu'une guerre ouverte entre les deux puissances. La religion s'oppose à toute nouvelle découverte dans les sciences ; la chimie a été souillée par les affinités théologiques. Il se plaint de « l'hiver moral » et des cœurs glacés de son siècle, en qui la religion avait dévoré le génie (259).

VIII. — RELIGION DE BACON

— Il fait ensuite un autre reproche à l'homme, celui de se regarder comme la règle et le miroir de la nature et de croire qu'elle agit comme lui, idée aussi absurde, dit-il, que celles des anthropomorphistes chrétiens ou païens (318).

— Les hommes craignent la mort, comme les enfants craignent les ténèbres ; et, ce qui renforce l'analogie, les terreurs de la première espèce sont aussi augmentées dans les hommes faits par ces contes effrayants dont on les berce (329).

C'est par Joseph de Maistre que j'ai été initié à la « philosophie de Bacon ». Cela fait que j'admire Bacon quand je le lis traduit, travaillé, repensé et concentré par de Maistre, beaucoup plus que lorsque j'ouvre ses œuvres véritables. Mais j'admire plus encore le critique dont les mains créatrices donnent une vie et une force terrible à tout ennemi qu'elles touchent. Le cerveau de Joseph de Maistre est une forge qui, au lieu de dévorer les statues de bronze qu'on y jette, les rend intactes et plus belles, purifiées de toutes souillures, de toutes tares, de toutes rugosités. On lui donne un alchimiste à réduire, elle vomit un Prométhée.

REMY DE GOURMONT.

(1) Cité par De Maistre, Examen de la philosophie de Bacon, tome II, ch. IX.

(2) Dijon, 1880, 15 vol. in-8 ; et Panthéon littéraire.

(3) Œuvres complètes de Bacon, trad. De la Salle : Préface du tome X ; — Tome VIII, p. 6, note, Sylva Sylvarum ; — Tome XV, p. 175, note, Sagesse des Anciens ; — Tome VI, p. 86, note, Novum Organum.

(4) Examen de la philosophie de Bacon, où l'on traite différentes questions de philosophie rationnelle. Ouvrage posthume du comte Joseph de Maistre. Lyon, Pélagaud,1852, 2 vol. in-8.

(5) Les chiffres à la fin des paragraphes indiquent les pages.

(6) Ce paragraphe est un résumé des quatre premiers chapitres.

(7) Opinion de certains philosophes rapportée par Aristote, Derniers Analytiques, I, ch. 3.

Paru dans la Revue des Idées n°1, 15 janvier 1904, pp. 49-59 & dans Promenades philosophiques, Mercure de France, 1905, pp. 7-32.