Les Epilogues de M. Remy de Gourmont (REMY DE GOURMONT, Epilogues, 2e série, Paris, Mercure de France).

M. Remy de Gourmont s'est enfin décidé à réimprimer en volumes les réflexions qu'il donne chaque mois au Mercure de France depuis quelques années ; voici qu'une deuxième série vient de paraître, d'autres suivront sans doute : les délicats doivent lui être reconnaissants de leur offrir ce régal. Il y a peu de lectures plus attrayantes que celle de ces Epilogues car il y a peu d'écrivains aujourd'hui dont la pensée soit plus vigoureuse, plus originale, plus exempte de préjugés que celle de ce libre esprit. Beaucoup s'y laissent tromper; comme ils ne saisissent pas la logique profonde, ils sont déroutés, et comme la communauté des préjugés est ce qui apparente les individus, ils crient au paradoxe.

Aucun reproche n'est plus injuste, si l'on veut entendre par là un désir d'étonner ou de se singulariser. M. de Gourmont ignore ces médiocres calculs ; mais il est vrai qu'il n'a rien d'un écho, il n'est pas de ceux qui donnent une voix aux vœux confus de la multitude : c'est un aristocrate de l'esprit qui s'adresse seulement à l'élite. Le breuvage qu'il présente est un peu âpre parfois et étrange, mais savoureux et, entre tous, vivifiant. Ceux qu'il inquiète et déconcerte, du moins il les tient éveillés.

Comment faire pour donner un aperçu de ce livre séduisant ? Son charme est précisément dans l'extrême variété et le laisser-aller de son allure ; les fragments dont il se compose et qui se succèdent selon l'ordre des dates où ils furent écrits sont sans lien visible : une dissertation sur « l'horrible manie de la certitude » avoisine des réflexions sur la guerre du Transvaal ; Emmanuel Kant et l'affaire Dreyfus, le sultan du Sokoto et la propriété littéraire se suivent pêle-mêle. On entend bien que, sous ce désordre extérieur et d'apparence, règne une pensée unique à mille expressions, qui donne leur prix à cet assemblage de faits divers ; mais ne serait-ce pas trahir l'auteur, que leur imposer un enchaînement dont il n'a pas voulu, et de restituer des vues systématiques dont il s'est volontairement préservé ? Il faut renoncer à donner par une analyse la physionomie de l'ouvrage ; le mieux serait sans doute de rendre sensibles, par un petit nombre d'extraits, la richesse, la plénitude, la solidité, la profondeur de ce commentaire sur la vie.

Le problème moral est l'un des thèmes favoris de M. Remy de Gourmont, et, comme il n'est pas l'homme des sentiers battus, l'on prévoit qu'il n'aura point de respect pour les idoles vénérées. Au sens traditionnel du mot, il est parfaitement immoral ; il l'est de la même façon que Nietzsche et autant que lui. Comme Nietzsche, il appelle le règne des instincts, et condamne les vertus chrétiennes. Le vice lui paraît être une des formes utiles de l'activité sociale. « Il ne faut pas l'encourager, il faut le laisser faire. Croit-on qu'un débauché puisse jamais se résoudre en un homme normal, c'est-à-dire chaste, et pour qui l'amour est une fonction impérieuse, mais obscure et toute simple, honnête, toute naïve ? Jamais. En se livrant à la luxure, l'homme se juge et se détermine ; il se place en dehors du cercle des reproducteurs, il stérilise ses fleurs, et c'est là sa vertu. Si vous le contraignez, si vous le guérissez, si vous lui imposez une attitude de convalescent, il va reproduire à des exemplaires infinis (dans le temps) ses goûts pervers, sa dégénérescence.

« C'est la pitié, c'est la charité, c'est la philanthropie hospitalière qui ont multiplié les débiles, ces proies certaines de l'alcool, de la tuberculose, de la syphilis, de la neurasthénie, de la débauche, des perversions sexuelles et sentimentales. Le dégénéré est l'œuvre même de la civilisation chrétienne. Ainsi aiguillées, les sociétés d'aujourd'hui marchent vers la démence et la décrépitude. Un enfant rachitique coûte, d'élevage comme trois enfants sains ; si par malheur on peut le conduire jusqu'à l'âge de la reproduction, il va polluer des générations de germes... Que l'homme soit donc modeste : qu'il apprenne à regarder sans colère les poivrots et les prostituées qui se suicident pour ne pas transmettre à leurs enfants l'héritage de leurs goûts, qui, obéissant aux fortes lois de l'instinct, stérilisent par l'exercice de leurs vices leur chair malsaine. »

On sent le voisinage de Nietzsche ; pourtant ne glissons pas à l'erreur facile de conclure d'une similitude d'accent à une filiation : la lignée de M. de Gourmont est toute française. Celle de Nietzsche aussi du reste ; ce n'est pas le moment de le prouver, mais cette circonstance, qui donne la raison de son rapide succès parmi nous, suffît pour expliquer la parenté étroite, en dépit de divergences notables, qui existe de l'un à l'autre.

Ils sont unis dans les mêmes négations, et mènent la lutte contre les mêmes idoles. Le moraliste allemand démasque le prêtre dans le savant et le philosophe; pareillement, M. de Gourmont a peut-être, en France, le mieux montré et avec le plus de force le travestissement de l'instinct religieux, qui subsiste dans le culte de la Raison, de la Science, de la Justice. On est « darwiniste comme on est musulman » ; on a changé les idoles, mais conservé le culte. « Il y a un nouveau surnaturel, un surnaturel scientifique, qui est tissé, comme l'autre, de tous les fils de la Vierge, de toutes les imaginations, de tous les désirs, de tous les prurits, de toutes les superstitions qui travaillent les nerfs fatigués de l'humanité inférieure. Je n'insiste pas sur l'admirable opposition de la Force et de la Nature ; on gâte, en les critiquant, l'effet exhilarant de pareils aphorismes ; il faut en jouir comme d'un parfum, comme d'un paysage, sans prétendre les analyser. Mais il est permis au contraire d'insister un peu sur cette idée de « paradis » qui revient, éternel et dévot refrain, à la suite de chaque couplet social. Tous, papes, empereurs, maçons, séminaristes, prédicants, grévistes, tous murmurent extasiés le même vœu ... et le paradis à la fin de nos jours !... Il s'agit toujours de demain, ce qui est vraiment fastidieux pour ceux qui voudraient vivre un peu la minute présente. »

L'auteur des Epilogues ne connaît ni les ménagements ni le respect ; aucun patriarche ou pontife ne lui en impose. Tous les fauteurs de ligues contre l'alcool ou la dépopulation recueillent au passage de dures vérités.

Une telle attitude comporte des risques ; les puissants, du jour, par une confusion bien excusable, voient dans leur propre triomphe la marque la plus certaine de la bonté de leur cause. Ils valent mieux que ceux qu'ils ont évincés, puisqu'ils leur succèdent ; ils sont le droit, puisqu'ils sont la force et le nombre. Les plus grands subissent le sort commun. Nietzsche est un réactionnaire au regard de M. Fouillée : le Progrès n'est-il pas une grande échelle droite, dont chaque échelon marque une avance sur le précédent ! Il faut que M. de Gourmont en prenne son parti ; ce hardi franc-tireur d'avant-garde doit se résigner à être traité en hérétique, et sur quelques points en rétrograde. N'est-il pas lui aussi enrôlé, pour emprunter un mot de M. Fouillée, dans la grande croisade contre la Raison universelle ? Il n'a que des mépris pour les saintes Icônes, et garde en face de la Vérité, notamment, une posture de scepticisme qui offense les sectaires de l'Absolu. « La vérité, écrit-il, entre dans un cerveau comme l'eau dans un vase ; elle en prend la forme ; pour lui donner une forme différente, il faut la verser dans un vase différent. Les faits ne sont rien en-eux-mêmes ; moins que rien, puisque c'est la conscience de les percevoir qui détermine leur naissance à la vie matérielle. Une preuve, c'est un raisonnement dont le balancier soit isochrone avec les pulsations de mon cerveau ; on ne trouve jamais deux pendules tels, ni dans la mécanique, ni dans l'humanité intellectuelle.

« Cependant, objection rapide, il y a, en dehors des concepts de la science pure, lesquels sont des évidences, une très grande quantité de faits de tout ordre sur lesquels l'accord des hommes est unanime. Ces faits sont historiques ou journaliers, de portée restreinte ou d'utilité générale, mais que rapproche une même rubrique : ils ne sont pas contestés. Cela est juste ; ils ne sont pas contestés parce que nul n'a intérêt à les contester, parce qu'on ne les examine pas, parce qu'on passe à côté d'eux presque sans les voir. Mais ce même fait, la date de la bataille d'Actium, par exemple, pour lequel le premier dictionnaire nous servira d'oracle, est en ce moment (je suppose) le prétexte d'une âcre dispute entre deux épigraphistes. A y regarder d'un peu près, ces faits incontestés ne sont que des faits indifférents, c'est-à-dire ignorés. Dès qu'ils cessent d'être indifférents, ils cessent d'être incontestés. En somme, il n'est peut-être pas un acte connu de l'histoire de France sur lequel cet accord unanime soit possible ; mais l'accord est parfait dans le public sur toute une partie légendaire, absurde, mais jamais discutée par les historiens qui la méprisent. Loin de ne se faire que sur la « vérité », l'accord universel se fait presque toujours sur l'erreur... Il nous faut des évidences : leur qualité nous importe peu. D'ailleurs le fait historique ne saurait devenir une évidence que s'il est mort sans postérité, sans conséquences sociales. Tous les faits historiques qui ont retenti jusqu'à nous, jusqu'à nos intérêts de vie, de fortune, de croyance, tous ces faits, nécessairement et sans exception, sont des faits contestés... Qu'est-ce que la Vérité ? La vérité, c'est le doute, — tempéré par le mépris. Il n'y a qu'un moyen de s'entendre sur la plupart des questions qui troublent l'humanité, c'est de les laisser et de les tenir pour résolues ou pour insolubles. »

Ainsi toutes les avenues de sa pensée aboutissent, de près ou de loin, à un terme commun qu'il désigne lui-même, dans une brève maxime où il concentre le suc et comme la morale de tout l'ouvrage. « La vie, dit-il, est indéchiffrable, illogique et incertaine, et c'est pour cela que les plus difficiles l'aiment avec une triste passion. »

On a remarqué ce style, aussi ferme que la pensée. La phrase, de M. de Gourmont est pleine, dense, précise. Il sait trouver des images frappantes qui éclairent l'idée d'un jour inattendu, ou l'enveloppent en des symboles pittoresques, mais quel que soit le ton, et jusque dans l'ironie ou le sarcasme poignant, il demeure grave, ce qui ne veut pas dire austère. Sa langue mâle, sans fausse parure, plaît par une abondance aisée, en même temps qu'elle a les reflets et la dureté du métal. Jamais il ne recule devant le mot propre, qui est parfois le mot cru, et qui n'est pas toujours le mot bienséant; mais jamais non plus il ne cherche de parti-pris à donner un ragoût de scandale à ce qu'il dit. Il écrit comme il pense, droit devant lui. — Ces qualités de forme ne sont point indifférentes ; c'est elles qui assurent la durée d'un ouvrage et lui permettent de porter tous ses fruits. En définitive, il n'y a de bons livres que les livres bien écrits. A cet égard celui de M. de Gourmont est un bon livre. Il l'est encore par la qualité des pensées qu'il offre à nos méditations. Par son scepticisme radical il est un obstacle à la cristallisation des préjugés et un dissolvant très utile. Il excelle à donner de l'éperon aux esprits paresseux; il les délivre de la stagnation, et rien n'est pire que la stagnation. Il y a un nihilisme qui signifie faiblesse, désespoir, déchéance, et qui est un symptôme d'épuisement ; il y en a un autre qui est précisément tout le contraire, qui témoigne de la vigueur, de la santé, et n'est pas autre chose qu'une belle insouciance et une acceptation de la vie, avec tous ses hasards, ses incertitudes et ses contradictions, bref, si l'on peut dire, un acte de foi supérieur. C'était celui de Nietzsche, qui s'y est haussé parmi les déchirements et les luttes; quelques-uns tâchent à leur tour d'y arriver sur ses traces ; M. de Gourmont y a presque atteint, et si l'on veut d'un mot définir le caractère, la portée et la valeur de ces Epilogues, on peut, je crois, se hasarder à dire qu'ils contiennent à peu près tout ce qu'un public français peut supporter pour l'instant et s'assimiler des enseignements de Zarathustra, — Zarathustra le méchant et l'impie, mais en même temps le libérateur et le régénérateur ».

L. BÉLUGOU.

p. 795-798

A consulter : 308e épilogue