Les contes et les légendes (1) [p. 217-220].

Beaucoup de personnes seraient bien embarrassées si on leur demandait d'exposer la différence qu'il y a entre le conte populaire et la légende. Et cela semble en effet assez délicat. On peut dire, selon la définition donnée par M. van Gennep, que le conte est un récit merveilleux et romanesque dont le lieu d'action n'est pas localisé, dont les personnages ne sont pas individualisés. Le conte commence presque toujours ainsi : « Il y avait une fois... » Et cela dans toutes les langues, selon une formule à peu près invariable. Dans la légende, au contraire, « le lieu est indiqué avec précision, les personnages sont des individus déterminés, leurs actes ont un fondement qui semble historique ». Malgré ce dernier caractère, beaucoup plus apparent que réel, il est vrai, le conte est généralement plus précis que la légende, moins sujet aux variantes, encore que considérables, se présente sous une forme plus unie, plus stable, mieux retenue par la mémoire selon les détails traditionnels. Il est encore une différence, dont la valeur a échappé à M. van Gennep, c'est que le conte semble une chose faite une fois pour toutes, d'origine très ancienne, que tout le monde, et même les enfants un peu grands, accepte pour ce qu'elle est, une histoire pas vraie, mais amusante ou émouvante, qui provoque le rire ou la peur, excite l'imagination, mais que cependant on ne prend pas au sérieux plus longtemps que ne dure le récit. La légende a de plus grandes prétentions. Non seulement les enfants, mais les parents peuvent y être pris, malgré leur scepticisme. On a vu des historiens les accepter comme des vérités historiques et, en fait, l'histoire en est pleine C'est que la légende se présente avec tous les caractères d'une chose qui est arrivée ; elle cite le nom du personnage, et le personnage a existé ; elle parle de villes, de batailles nullement imaginaires ; pour ne pas croire à un conte, il suffit d'un bon sens élémentaire ; pour ne pas croire à une légende, il faut faire de la critique historique, à moins que les faits qu'elle rapporte ne soient par trop invraisemblables, mais ce n'est pas toujours le cas.

Bien naïfs sans doute étaient ceux qui ajoutaient foi, sous Louis-Philippe, à la légende qui courait que Napoléon n'était pas mort, mais cela pouvait ne pas sembler absurde à un vieux soldat aveuglé ou à un paysan ignorant. La légende du masque de fer, comme je l'ai expliqué récemment, est encore un sujet de disputes pour les historiens, qui trouvent même à la corroborer par des pièces d'archives. Louis XIV était moins crédule : « Selon Crébillon, dit Casanova dans ses Mémoires, l'homme au masque de fer était un conte ; il disait que Louis XIV l'en avait assuré de sa bouche. » Ces deux types de légendes représentent assez bien la légende intermittente, celle qui ne prend corps, momentanément, que lorsqu'elle peut s'accrocher à un personnage historique. De temps en temps il arrive qu'un personnage, dont la mort a été obscure, mystérieuse, ou seulement imprévue, ressuscite dans l'imagination du peuple ou de quelques partisans intéressés à sa survie. Telle fut, au siècle dernier, et cela se perpétue jusqu'à nos jours, l'histoire du faux Louis XVII. Certes, on ne manquera pas de documents sur la formation de cette légende, encore très répandue et qui a de nombreux précédents historiques, le faux Smerdis, le faux Démétrius. En fait de légendes, rien ne se perd et tout continue. Jadis, cette croyance à la survie prit quelquefois des formes étranges. Au dix-septième siècle on croyait encore en Italie que saint François d'Assise n'était pas mort. Il se trouvait dans une crypte du couvent d'Assise, en forme de statue vivante, immobile et extasiée ; le sang coulait toujours de son front, de ses mains et de ses pieds, blessés, comme le veut une autre légende, de ce qu'on appelle les stigmates de la passion, marque des clous et de la couronne d'épines de Jésus sur la croix. Cette même légende hormis naturellement les stigmates, se raconte encore en Orient, où Gérard de Nerval, et, avant lui, Beckford, l'auteur de Vatek, l'ont recueillie. D'anciens rois sont prisonniers sous terre, dans un palais magique, et sans mouvement, quoique vivants, attendent on ne sait quelle délivrance depuis les temps du roi Salomon. Des traces de cette légende se retrouvent dans les Mille et une Nuits et dans plusieurs contes de fées.

Il y a des légendes profondément entrées dans la littérature, telles que les histoires de don Juan et de Faust, qui n'en ont pas moins une origine populaire et probablement immémoriale. Faust, c'est la légende de l'homme qui vend son âme au diable en échange de divers otages ou bonheurs terrestres. Elle semble d'origine chrétienne, mais il est possible qu'elle soit bien plus ancienne, la mythologie populaire étant mal connue. Un tel pacte peut se comprendre dans toutes les civilisations. C'est une des formes de la vieille recherche du bonheur qui est nécessairement le but de l'humanité, et la magie est si ancienne qu'on en fait remonter l'origine à l'origine même du monde. Le thème de Faust pourrait donc bien être plus vieux qu'on ne l'admet généralement. Il apparaît assez nettement pour la première fois dans l'histoire de Théophile. C'était, disent les plus anciennes versions, un évêque d'Adana, en Cilicie. Révoqué, il eut recours au diable, lequel, en échange de son âme, lui fit rendre sa dignité. Les détails ne sont rien, ni la mesquinerie de l'histoire. L'important, c'est le pacte. On ajouta plus tard que Théophile fit pénitence et fut sauvé par l'intercession de la vierge Marie, mais cela n'a nulle importance et ne fut ajouté que pour édifier les fidèles. Ainsi arrangée, l'aventure de Théophile fut très populaire au moyen-âge : Roswitha la mit en vers latins et Rutebeuf en vers français. Puis le thème se complique et s'enrichit pour aboutir, au seizième siècle, au docteur Faust, sur lequel la légende se fixa, en lui attribuant toutes sortes de hauts faits magiques qu'on retrouve également dans la vie de certains magiciens célèbres, tels que Merlin l'enchanteur, ou Paracelse. Dès le siècle suivant, le type était exploité littérairement par le poète anglais Marlowe, en attendant que Gœthe en fît le magnifique poème que l'on connaît.

La légende qui s'est cristallisée autour de don Juan est complexe. Don Juan ne fut d'abord qu'un jeune débauché sur lequel on mettait cent histoires d'enlèvement et de libertinage, à la suite desquelles il est puni par le ciel. De quoi faire tout au plus une image d'Epinal ou peut-être un recueil de traits dignes d'un mauvais sujet accompli. Tirso de Molina eut l'idée d'y joindre un thème également populaire, mais plus merveilleux, celui, dit M. van Gennep, de la statue de pierre dont le contact brûle et tue, et la légende ainsi renforcée est devenue immortelle grâce à Molière et plus tard à Mozart.

La vie de Gargantua est un conte plutôt qu'une légende. Personne n'est dupe de ce bon et sage géant. On sait qu'il n'exista jamais que dans l'imagination de Rabelais et, avant lui, dans l'imagination populaire. Là, comme dans Faust et dans don Juan, la littérature s'est complètement emparée du type, mais tandis qu'on a fait et qu'on fait encore des Faust depuis Gœthe, tandis que don Juan est un type que l'on essaya cinquante fois de façonner, selon un esprit différent, plus ou mois heureux, le type de Gargantua n'a, depuis Rabelais, tenté que deux écrivains, Swift et Voltaire ; encore se sont-ils tout à fait écartés de l'histoire primitive. Disons à ce propos que les géants se retrouvent dans beaucoup de contes de fées, mais qu'ils sont toujours méchants. Les créateurs primitifs de ces êtres extraordinaires n'ont pas cru que la bonté pût être unie à tant de force, mais ils les ont faits également très bêtes et faciles à tromper, comme Polyphème, leur ancêtre grec. Le bon géant était une conception réservée à Rabelais.

L'ère des contes populaires semble bien close,au moins dans nos civilisations européennes ; on ne refera plus le Petit Chaperon rouge ni Peau d'Ane, cela est bien certain ; les hommes n'ont plus assez d'imagination. Mais ils en ont toujours assez pour inventer ou arranger des légendes, pour broder des incidents sur de vieux thèmes. Il se crée à chaque instant des légendes et il en meurt à chaque instant. Mais ce sont les temps troublés qui leur sont favorables. Ainsi l'histoire de la guerre de 1870 est encore partiellement formée de légendes. La récente inondation en a vu naître. Mais ces sortes de légendes sont explicables par ce besoin de connaître qui tourmente de plus en plus les hommes ; une invention est tenue pour un récit exact, pourvu qu'elle soit une explication. Au fait, n'en fut-il pas toujours ainsi et presque toutes les légendes ne sont-elles pas nées de l'esprit de curiosité ? Oui, sans doute, et sans un tel esprit, la destinée de l'humanité n'aurait pas été brillante. M. van Gennep a su mettre de l'ordre dans l'étude des fruits de l'imagination humaine, qui est fort déréglée en apparence, mais suit, en réalité, des règles assez fixes. C'est une œuvre excellente.

R. DE GOURMONT.

(1) Par A. van Gennep. Paris, Flammarion, 1910, in-8 (Bibliothèque de philosophie scientifique).

GUSTAVE LANSON, Manuel bibliographique de la littérature française moderne, I. Seizième siècle. II. Dix-septième siècle. Paris, Hachette, 1909-1910. 2 fasc. in-8 [p. 226-227].

M. G. Lanson a entrepris une œuvre difficile et de patience ; comme il a surmonté déjà la partie la plus difficile de sa tâche, on est certain qu'il l'achèvera heureusement. Cet ouvrage manquait, et il est fort heureux pour nous qu'on ne l'ait pas entrepris avant M. Lanson, car on ne l'eût point refait de sitôt et il serait déjà en retard de beaucoup d'années ; nous le possédons dans son moment le plus utile et le plus complet. Chaque jour amène une lacune qu'une nouvelle édition seule peut combler pratiquement, car l'usage des suppléments ne peut jamais être que provisoire.

L'ouvrage débute par une liste très abondante de recueils généraux, de revues, de collections, qui d'ailleurs sont dépouillés et fournissent leurs articles les plus importants à chaque sujet. Puis viennent les généralités se rapportant plus spécialement à chaque siècle ou à chaque période. Ensuite les auteurs, dont les éditions originales et les principales réimpressions sont notées avec soin, ainsi que les divers écrits biographiques et critiques dont ils ont été l'objet. La clarté est obtenue sans artifices typographiques, par des divisions très logiques. Quand on est un habitué des catalogues et des bibliographies, on lit le livre de M. Lanson avec plaisir ; les auteurs y revivent selon l'importance que leur donnèrent les contemporains ou celle qu'ils ont acquise au cours des années. Il en est peu, surtout au dix-septième siècle, où déjà les documents sont un peu moins rares, qui n'aient tenté quelque érudit, mais il y en a. D'autre part, il a quelques études (par exemple sur d'Esternod) qui ne sont pas mentionnées. Je pense d'ailleurs qu'il y a des lacunes plus importantes, mais mon intention n'est pas d'en faire la recherche. D'ailleurs, comme M. Lanson le dit lui-même dans sa préface, son ouvrage est une bibliographie choisie, et en somme il a été maître de choisir selon son goût. Aussi bien, il ne pourrait entrer dans aucune tête qu'une telle bibliographie puisse être complète; ce n'est pas un fascicule qu'il faudrait alors pour le XVIIe siècle, mais plusieurs volumes. Je sais bien que choisir en ces matières est périlleux, d'autant plus qu'on le fait presque toujours sur le nom de l'auteur ou le titre de l'article ; mais c'est une nécessité et M. Lanson ne doit pas être querellé là-dessus.

Je prends ce manuel tel qu'il est, et je le tiens pour très utile et même très précieux.

R.G.

Evolution des dogmes (1) [p. 447-450].

Il y a toujours un professeur de théologie à la Sorbonne et il continue d'expliquer les dogmes ; seulement, au lieu d'établir leur constance, il établit leur genèse et leur évolution. Cette chaire a aujourd'hui pour titulaire M. Guignebert, qui vient de publier un volume sous le titre même que j'ai mis en tête de cet article. Sa science est fort exacte, autant que peut l'être une science qui ne repose souvent que sur des chimères, tout au moins sur des hypothèses. Les documents concernant les origines du christianisme sont rares et peu authentiques, les évangiles n'étant aucunement contemporains de cet événement et nous donnant seulement l'état de la légende chrétienne à la fin du premier siècle. De plus, il y a, dans tous ces documents une part d'imposture qu'il n'est pas facile de démêler d'entre la naïveté qui lui sert de cadre. Je veux dire qu'il n'est pas certain que les premiers écrivains chrétiens croyaient tout ce qu'ils racontaient. Leur intention était plutôt de raconter ce qui pouvait plaire à l'imagination du peuple que de noter des faits purement historiques. Aucun n'a été témoin de ce qu'il raconte ; il n'a pas mal vu, mal entendu, ce qui pourrait s'admettre, il n'a ni vu, ni entendu : il invente. Les évangélistes sont des romanciers qui brodent sur une légende.

Il y a quelques années, comme j'avais des rapports avec l'un des historiens du christianisme, je l'attendais dans son cabinet et, pour passer le temps, j'ouvris au hasard un des livres qui traînaient sur son bureau. C'était une petite édition du Nouveau Testament; je tombai sur les Actes des Apôtres, dont je n'avais plus qu'un souvenir fort vague, et je lus. Je n'avais pas tourné la page que j'éprouvais déjà une violente impression d'imposture, qui sera sentie, je crois, par tout homme de bonne foi qui voudra faire la même expérience. Ce livre est attribué à Luc, qui le donne lui-même comme la suite de son évangile ; mais si médiocre que soit l'évangile selon saint Luc, les Actes des apôtres dépassent vraiment la mesure. L'Eglise défendait autrefois la lecture du Nouveau Testament et à l'heure actuelle elle ne l'encourage pas beaucoup. C'est fort sage. On ne peut lire ce livre sans tomber aussitôt dans l'incrédulité la plus noire ; mais les Actes, du moins, inspirent une franche gaieté, tant le mensonge y est certain, tant la fable y est grossière, tant l'invention y est puérile. Je donne là des impressions naïvement sincères. A la vérité, je croyais trouver un récit ingénu, mais d'une certaine noblesse, des légendes ayant une certaine poésie, et que trouvais-je ? De la bêtise, des contes à dormir debout, sans aucune portée symbolique, écrits par un homme dénué de tout idéal, fabriquant d'incohérents récits sans logique et sans liaison.

Les évangiles ne sont pas bien supérieurs, et l'on se demande vraiment comment tant d'esprits distingués consentent à passer leur vie dans l'examen de ces fables, qui représentent tout au plus l'état d'esprit d'une populace abrutie par un long régime théocratique. Mais tout d'abord, comment l'esprit de cette populace juive a-t-il pu se substituer au magnifique esprit philosophique et païen qui régnait sur le monde ? Il faut admettre que la civilisation grecque n'était qu'un voile jeté sur l'ignorance et la grossièreté d'un peuple d'esclaves. Ces petites gens, avides de contes, acceptèrent celui-là sans lui accorder d'abord une importance particulière. L'Asie grecque, pleine de récits puérils, en eut un de plus ; mais ses propagateurs y mêlaient habilement des idées de bonheur et de délivrance. Un dieu mort et ressuscité, cela n'avait rien d'extraordinaire pour un Grec illettré du premier siècle, mais on racontait que ce dieu nouveau reviendrait prochainement faire régner sur la terre une joie universelle, et voilà ce qui séduisit les hommes. On ne croit plus, à cette heure, aux dieux qui meurent et qui ressuscitent, mais ne se passe-t-il pas dans un grand nombre d'âmes quelque chose d'analogue au trouble qui envahissait les auditeurs des apôtres ? C'est toujours la question du bonheur universel qui doit arriver tout d'un coup pour ne plus quitter la terre. Comment ? On ne sait pas, mais il y aura un « grand soir », à la suite duquel tous les hommes de bonne volonté seront heureux. Pourquoi ? On ne sait pas non plus, mais les hommes ont, au fond d'eux-mêmes le sentiment du bonheur et tendent à le réaliser en imagination. Cela explique que tant d'hommes croient encore à la vie future et que tant d'autres croient « à la cité future ». Mais je ne veux pas pousser plus loin l'exposition de ces analogies, qui passeront, dans l'esprit de beaucoup pour un simple paradoxe. D'ailleurs, ce n'est pas ainsi que M. Guiwebert entend l'évolution des croyances et des dogmes. Il reste dans l'intérieur du christianisme et montre comment il a évolué, comment, parti de quelques croyances très simples et très vagues, il est devenu la religion monstrueusement compliquée qui a régné sur le moyen âge, et qui parfois nous menace encore.

Les empereurs romains étaient divinisés après leur mort, comme le sont encore les empereurs chinois, ce qui faisait dire à l'un d'eux à sa dernière heure : « Je sens que je deviens dieu. » Jésus, quand il expira aurait pu dire la même chose, mais il n'avait pas conscience de sa divinité et, au fait, ce n'est que beaucoup plus tard qu'elle lui fut décernée M Guignebert croit à l'existence de ce personnage énigmatique ; c'est une opinion modérée qui n'est point partagée par tous les historiens. Il est plus commode de l'admettre ; cela donne un centre aux origines du christianisme, mais ce n'est qu'une hypothèse. On sait d'ailleurs que le vrai fondateur du christianisme fut saint Paul. M. Guignebert est d'ailleurs sobre de détails sur la vie de Jésus. Renanien, il écarte cependant le joli roman de Renan et nous présente Jésus comme un des nombreux prophètes qui en ce temps-là, parcouraient la Judée en annonçant l'accomplissement des prophéties bibliques, c'est-à-dire la venue du royaume de Dieu, que les Juifs attendaient avec ferveur et impatience. Beaucoup eurent foi en lui, mais, dit M. Guignebert, ils le virent tel qu'il était et ne s'avisèrent point de le prendre pour un dieu, encore moins pour Dieu ». Il disait qu'il était le Messie et cela était croyable pour un juif. « Quand il eut péri, victime à la fois de l'animosité des prêtres du Ternple et de la rigueur romaine impitoyable aux agitateurs, ses fidèles échappèrent au désespoir en s'attachant à la conviction que Dieu l'avait arraché au tombeau le troisième jour et qu'il reviendrait bientôt sur terre pour accomplir son œuvre. » On le voit, M. Guignebert n'a pas l'imagination de Renan ; mais c'est trop de roman encore. Disons plus simplement qu'il n'y a rien d'à-peu près assuré que sa naissance et sa mort prématurée. Une telle mort est la condition de la formation de la légende. C'est sans doute seulement quelques années après la mort que ses disciples parlèrent de résurrection, de miracles, puis, beaucoup plus tard, encore de divinité. La notion de la divinité est née assez naturellement de celle de la résurrection. Puis, mais plus lentement encore, la théologie se créa, s'empara des croyances éparses et souvent contradictoires, les rédigea en dogmes, leur donnant une fixité et une rigidité que ne connaissaient pas les premiers chrétiens.

La formation des dogmes s'espace tout le long de l'histoire de l'Eglise, mais ils ont de moins en moins d'importance. Le dernier en date, l'immaculée conception, est si mal connu qu'il est difficile de rencontrer un fidèle qui l'explique clairement. Cela veut seulement dire que la vierge Marie a été exemptée, à sa naissance, du péché originel, auquel participent tous les hommes. L'Eglise a mis longtemps à s'en apercevoir, puisque cette croyance n'a été imposée qu'en 1870. Naturellement, ce sont les dogmes les plus récents qui meurent les premiers, car ils ne sont pas fondamentaux. Beaucoup de protestants ne croient guère qu'à la divinité de Jésus et d'autres, qui ne la reconnaissent pas, se réclament impérieusement de sa morale, qu'ils proclament admirable. Probablement qu'ils ont lu les évangiles et leurs annexes avec des yeux spéciaux, car ce qu'ils contiennent de bon se trouve déjà dans les philosophies de tous les pays ; l'apport des évangiles est bien médiocre et enveloppé dans des paraboles bien énigmatiques. Mais ces choses ont été tellement commentées qu'on a fini par s'y habituer et qu'on croit les comprendre, si bien que des incrédules, voire des athées et des immoralistes, trouvent que c'est très beau. Malheureusement, cette morale est anti-sociale. Elle n'a jamais été pratiquée que par quelques fous, car elle est incompatible avec une civilisation même élémentaire. N'importe, on continuera longtemps encore à la vanter et les dogmes seront depuis longtemps oubliés qu'elle régnera encore, nominalement, dans les esprits. Quant aux dogmes mêmes, ils meurent, ils s'effritent. Le protestantisme les a respectés en grande partie, mais en diminuant leur importance. Le modernisme semble destiné à leur faire encore plus de mal, parce qu'il les soumet à une discussion, plus timide en apparence, au fond bien plus stricte, bien plus âpre. Enfin, pour tout esprit libre, ils ne sont plus que poussière. Il y a toujours les mystères, mais ils ne sont plus d'ordre religieux et, à vrai dire, il semble que le sentiment religieux gâte toute poésie. Il était à sa place dans les rêves du moyen âge et à ce moment-là il a produit de grandes choses, parce qu'il était sincère et profond ; ce n'est plus qu'un décor. Même au temps de sa splendeur, le christianisme a toujours eu une tare, son origine asiatique et juive. En réalité, nous l'avons supporté, nous n'y avons jamais été adaptés.

REMY DE GOURMONT.

(1) L'Evolution des dogmes, par M. Guignebert, Paris, Bibliothèque de philosophie scientifique, Flammarion, éditeur.