REVUE DES LIVRES ANCIENS :
Documents d'histoire littéraire, de bibliographie et de bibliophilie
(dir. Pierre Louÿs) – 1914 – T. 1 – pp. 226-227

Un conte de Diderot

Il y a bien des années, je trouvai chez un bouquiniste une brochure intitulée : Exemple singulier de la vengeance d'une femme, conte moral. Ouvrage posthume, de Diderot. Londres, 1793. Je montrai ma trouvaille à M. Maurice Tourneux, qui m'assura qu'elle était fort rare et même que l'on n'en connaissait que deux ou trois exemplaires. Il me dit aussi que ce n'était qu'un fragment de Jacques le Fataliste retraduit en français sur la version allemande. L'Avertissement m'avait renseigné sur ce point, disant : « Ce Conte est de Diderot, et ne se trouve point imprimé dans ses œuvres. Il a été traduit en allemand par M. Schiller, d'après le manuscrit en français que lui a confié M. le baron de Dalberg ; et l'on croit faire plaisir au public en lui présentant ce Conte dans la langue où Diderot l'a écrit. » Le public l'agréa en effet, puisque la même année il en parut deux éditions. Un hasard me fit rencontrer un peu plus tard un exemplaire de l'autre édition intitulée comme suit : Exemple singulier de la vengeance d'une femme. Traduction de l'allemand par J.P. Doray-Longrais. A Paris, chez Desenne, Imprimeur-Libraire, maison de l'Egalité, nos 1 et 2, 1793. Cet exemplaire porte une note à l'encre sur la couverture factice : juillet 1793 ; une autre sur le titre : « Un littérateur m'a assuré que cet ouvrage était de Diderot. Il a été traduit en allemand et restitué en français. Ainsi il aurait besoin d'une comparaison avec l'original. » Et, plus tard, de la même écriture, mais d'une encre moins pâle : « Effectivement cet ouvrage est [un] épisode de Jacques le Fataliste. » Même introduction, même texte. Au début les noms sont ainsi complétés : M. d'A..., d'Arcis ; Madame de P..., de Pommeraye.

Quant au texte, voici ce qu'est devenu le français si alerte de Diderot :

DIDEROT

Cette femme vivait très retirée. Le marquis était un ancien ami de son mari ; elle l'avait reçu et elle continuait de le recevoir. Si on lui pardonnait son goût efféminé pour la galanterie, c'était ce qu'on appelle un homme d'honneur.



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LES BROCHURES

Cette femme vivait très retirée. Le marquis avait été une ancienne connaissance de son défunt mari ; elle lui avait, en ce temps-là, donné accès chez elle, et ne lui ferma pas sa porte dans la suite. Le langage séduisant de la galanterie ne pouvait être que du goût d'un homme du monde.

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Un jour, après dîner, elle dit au marquis :

– Mon ami, vous rêvez.

– Vous rêvez aussi, marquise.

– Il est vrai et même assez tristement.

– Qu'avez-vous ?

– Rien.



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Un jour, comme ils étaient sortis de table, elle commença de la sorte.

– Pourquoi êtes-vous ainsi rêveur, marquis ?

– Pourquoi l'êtes-vous, madame ?

– Je ne nierai point le fait, et j'ajouterai que je suis triste.

– Et pour quel sujet, je vous prie ?

– Ce n'est rien.

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– Ah ! c'est de vous... Et avoir peur !... De quoi s'agit-il ?

– Marquis, il s'agit... je suis désolée ; je vais vous désoler et, tout bien considéré, il vaut mieux que je me taise.

– Non, mon amie, parlez...

– Ah ! madame... vous appréhendez peut-être... hum... et... qu'est-ce que c'est donc ?

– Qu'est-ce que c'est ? Oh ! je suis malheureuse, et je pourrais vous rendre malheureux !... Non, marquis, il vaut mieux que je me taise.

– Parlez librement, mon cœur (1).

La note manuscrite avait raison : le texte de Doray-Longrais avait besoin d'une comparaison avec l'original.

Il reste à ces deux brochures le mérite de la rareté. Laquelle est la première ? Sans doute celle qui porte le nom du traducteur. Mais je n'ai pas d'autre indice pour me décider.

(1) Les (–) sont pour la clarté du dialogue. Il n'y en a point dans les brochures.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan, août, 2005]