La Volonté, journal quotidien politique et littéraire, lundi 31 octobre 1898, 1ère année.

LE MOT QU'IL NE FALLAIT PAS DIRE

Après huit jours de silence, ayant résisté avec dédain aux tortures du secret, aux stratégies de l'interrogatoire, Marie-Catherine, cuisinière, accusée d'avoir empoisonné sa maîtresse, la dame W..., parla et dit :

- Eh bien ! oui, c'est moi. Puisque les médecins ont trouvé le poison, il faut bien que j'avoue. Je vivais seule avec Madame et elle avait un si mauvais caractère que personne, depuis six mois, personne pour ainsi dire, n'est entré chez elle. On ne peut donc accuser que moi ; j'ai réfléchi et j'ai compris cela. D'abord j'avais pensé à me sauver en ne disant rien, en restant devant vous, et devant tous les juges, muette et comme morte, en faisant la femme qui ne sait pas et qui n'a rien à dire. Mais j'ai compris encore, tout étant contre moi, que mon silence, au lieu de m'absoudre, me condamnerait plus sûrement encore que des aveux. C'est seulement ce matin, à mon réveil, que les choses sont devenues claires pour moi ; jusque-là, il m'avait semblé vivre comme dans un four, comme dans une nuit étouffante et lourde, et je songeais que peut-être on me laisserait là, et qu'on m'oublierait. Quand vous me faisiez venir, j'entendais vos paroles sans les comprendre, mais je souriais, à ce que je crois, parce que j'étais contente d'entendre parler. Enfin, cette nuit, tout s'est arrangé dans ma tête, et je vais vous raconter l'histoire, telle qu'elle est. Vous verrez si je suis vraiment coupable, si je suis vraiment une assassine.

Et, sur ce mot, Marie-Catherine releva la tête et regarda le juge d'instruction avec une certaine fierté.

C'était une fille d'aspect moins vulgaire que ne comportait sa condition. Elle était grande, pâle sous des cheveux noirs à reflets rougeâtres ; elle parlait sur un ton presque toujours uniforme, sauf de brefs éclairs, et sans gestes, peut-être pour ne pas montrer ses mains.

Le juge d'instruction se sentit incliné à quelque politesse. Laissant le ton d'ironie méprisante dont il avait usé les jours précédents, il dit, presque gracieusement, car sa curiosité était surexcitée :

- Je vous écoute. Racontez votre histoire.

- Eh bien ! voilà ! reprit Marie-Catherine. Il y a donc deux ans, presque jour pour jour, que j'entrai au service de Mme W... Vous la connaissez sans doute, car vous étiez ici avant moi et à l'époque de mon arrivée ici elle recevait encore quelques personnes et sortait elle-même une ou deux fois par semaine. Du moins (car le juge d'instruction avait hoché la tête) vous aviez entendu parler de ses manies, de sa mauvaise humeur, de son avarice...

- En effet, dit le juge d'instruction toujours bienveillant, elle passait pour être avare et assez méchante. Avez-vous eu à vous plaindre d'être mal nourrie ?

- Non monsieur, et je vous dirai même qu'elle n'était pas plus avare que bien des bourgeoises estimées pour leur amour de l'ordre et de l'économie. Pendant mes deux ans, je n'ai manqué de rien. Cela était même difficile et vous comprendrez que si elle exigeait de bonne cuisine j'en profitais. Quant à sa méchanceté, elle n'était que trop réelle et jamais elle ne m'adressait la parole que sur un ton rogue et insolent. Comme il n'y avait pas de témoins et que je suis patiente et que je dois gagner ma vie, je supportais tout cela sans répondre et les scènes ne duraient pas longtemps. Ses manies aussi me firent souffrir, en attendant l'heure où, malgré moi, elles devaient se retourner contre elle-même. La plus grave de toute, monsieur, la plus terrible, celle qui m'a conduit ici, celle dont le souvenir m'oppresse encore et m'épouvante...

Ici, Marie-Catherine dut se reprendre un instant. La tête appuyée sur sa main, les yeux fixes, elle balbutiait : "Ce n'est pas ma faute ! Ce n'est pas ma faute !..." Enfin, après avoir largement respiré, elle continua :

- Eh bien, voilà ce qui se passait, monsieur. Étant sa seule servante, je la servais à table, tout en surveillant la cuisine. Elle mangeait, silencieuse, l'air méfiant, puis tout d'un coup m'appelait. J'arrivais, sans me presser, comme quelqu'un qui va au-devant d'un soufflet, et elle me disait invariablement :

- Catherine, vous avez encore voulu m'empoisonner ?

- Non, madame, jamais je n'ai pensé à cela.

- Eh bien, mangez devant moi.

Et je mangeais sur le coin de la table, debout, sans pain et sans vin, comme une misérable, pendant qu'elle regardait mes mains et ma bouche, suivant tous mes gestes, soupçonneuse et mauvaise. Quand j'avais mangé assez à son gré, elle disait :

- Allons ! ce n'est pas encore pour aujourd'hui ! C'est bien. Laissez-moi.

Cela se renouvelait jusqu'à deux ou trois fois par semaine. D'abord cela ne m'avait semblé que la plus triste et la plus ridicule des manies ; mais je ne m'y habituai jamais, et dans les derniers temps j'en souffrais cruellement. Je vivais dans la terreur et quand j'entendais de la cuisine sa voix méchante et moqueuse, plus d'une fois je me trouvais forcée de boire un verre d'eau-de-vie pour ne pas m'évanouir. Pour cela, car je suis honnête, Monsieur, et je n'ai pas volé un sou...

- C'est vrai, dit le juge d'instruction.

- Pour cela donc, j'achetai des bouteilles d'eau-de-vie avec l'argent de mes gages et je pus supporter cette triste existence. Je n'en ai pas fait excès, mais, tout de même, je crois que cela m'a ébranlé les nerfs. Mon idée, au bout d'une année, avait été de partir : c'est l'eau-de-vie qui me fit rester, parce que j'avais là un prétexte de boire que je n'aurais pas eu sans doute dans une autre condition. Mais voilà qu'un grand malheur me vint. Même quand j'étais dans ma chambre très loin de madame, tout d'un coup les oreilles me bourdonnaient et j'entendais comme au loin : "vous avez encore voulu m'empoisonner ?" Alors je répondais : "mais non, madame, jamais je n'ai pensé à cela - Eh bien, disait madame, mangez devant moi." Et j'obéissais, c'est-à-dire il me semblait que je goûtais aux viandes, debout, sur le coin d'une table, sans pain et sans vin. Je revenais vite à moi-même et je riais de ma sottise, mais un jour je me sentis forcée de continuer à parler et à discuter et je disais des choses comme cela : "Pourquoi voulez-vous que je vous empoisonne ? Ah ! ah ! c'est une idée bien singulière que vous me donnez là ! Mais je n'en ferai rien, soyez tranquille. Pourtant cela me serait si facile, à moi qui fais votre cuisine et vos tisanes, vous savez bien, ce bouillon de feuilles où on verse une potion qui donne sommeil, car vous êtes trop méchante pour vous endormir en paix ?" Souvent je parlais longtemps ainsi et je retournais dans ma pauvre tête toutes ces idées mauvaises.

Bientôt elles me furent familières. Sans savoir encore ce que je ferais, j'en arrivai à regarder de sang-froid l'exécution de ce crime absurde et inutile. Je vivais dans des idées de poison et de mort. Si j'avais eu des drogues sous la main, j'en aurais mêlé à tout et peut-être même à mes propres aliments. J'étais obsédée. C'est alors que Madame, qui pendant quelque temps n'avait pas pris de tisane le soir, m'en commanda une tasse, car elle se sentait énervée par la chaleur, et déjà elle n'avait guère dormi la nuit précédente. Quand j'entendis cela, je fus comme inondée de joie ; je sentais que j'allais être délivrée. J'étais si contente que je chantais. Madame me fit taire. J'obéis sans humeur et je mis de l'eau sur le feu... Tout cela fut si simple, si pareil aux choses de tous les jours !... Je la vois encore qui boit, en faisant une grimace, mais sans méfiance? Je sortis, je reviens : elle dormait. Et moi aussi, je dormis, et pour la première fois de longues semaines, sans être travaillée par les mauvais rêves qui m'avaient torturée et rendue folle... Ah ! Dieu ! j'ai dormi cette nuit-là pour le reste de mes jours !... Monsieur, avez-vous compris que ce n'est pas ma faute ?

- Êtes-vous sûre, demanda le juge d'instruction, que madame W... vous ait reproché de vouloir l'empoisonner, aussi souvent que vous le prétendez ? Elle a peut-être dit cela deux ou trois fois, en des moments d'énervement et ensuite vous avez été heurtée par ses paroles et vous avez cru les entendre, et c'est cela qui vous a troublée ?

- Peut-être bien, dit Marie-Catherine. Je ne sais plus.

En la congédiant, le juge d'instruction, effrayé d'avoir à se prononcer sur une affaire si singulière, songeait :

"Elle a raison, cette pauvre femme malade. Il y a des mots qu'il ne faut pas dire."

Remy de Gourmont

[texte communiqué et entoilé par Francesco Viriat, 19.03.2001 - fviriat@club-internet.fr]

Nota bene : "Le mot qu'il ne fallait pas dire" (voir supra) est devenu, sous le nouveau titre de "Vert" une des Couleurs (1908), avec plus que des variantes :

VERT

Un regard vert...

R. G.

Après huit jours de silence, ayant résisté avec dédain aux tortures du secret, aux stratégies de l'interrogatoire, Catherine, accusée d'avoir empoisonné sa maîtresse, la dame W., parla et dit :

- Eh bien ! oui, c'est moi, et pourtant je ne suis pas coupable. Je vivais seule avec elle et elle avait un si mauvais caractère que personne, depuis six mois, n'est resté chez elle plus de deux heures de suite, et le matin seulement. On ne peut donc accuser que moi ; j'ai réfléchi et j'ai compris cela. D'abord j'avais pensé à me sauver en ne disant rien, en restant devant vous, et devant tous les juges, muette et comme morte, mais j'ai compris encore que mon silence me condamnerait plus sûrement encore que des aveux. C'est seulement ce matin, à mon réveil, que les choses sont devenues claires pour moi ; jusque-là, il m'avait semblé vivre dans une nuit lourde et je songeais que peut-être on me laisserait là, et qu'on m'oublierait. Quand vous me faisiez venir, j'entendais vos paroles sans les comprendre, mais je souriais, je crois, parce que j'étais contente d'entendre parler. Cette nuit sans doute tout s'est arrangé dans ma tête, à mon insu. Je vais vous raconter l'histoire, telle qu'elle est. Je ne suis pas coupable.

Catherine n'avait de vulgaire que la condition équivoque d'où elle sortait. Son emploi tenait le milieu entre celui de dame de compagnie et celui de servante. Elle avait été institutrice. Ses origines étaient modestes, mais dignes. Elle était grande, pâle sous des cheveux bruns à reflets roux, et ses yeux étaient verts. Quand elle releva la tête, avec un mouvement de défi, le juge considéra ces yeux verts avec un certain effroi.

"Des yeux verts, se disait-il, des yeux de chat, des yeux de monstre !"

Elle abaissa ses paupières, attendant une réponse ; puis les releva, l'air interrogateur.

"Des yeux verts, mais d'un beau vert tendre et profond, songeait le juge. Des yeux d'amoureuse... C'est évident, il y a un homme dans cette histoire... Elle veut sauver son amant. Qu'elle aime, ses yeux le disent ; qu'elle soit aimée, sa beauté le jure. Quelle misère que la justice et qu'importe au monde la disparition de cette vieille femme, si cela a mis du bonheur dans ces yeux lointains ! Qu'ils doivent être beaux, quand ils sont fous !... Ah! mais, c'est moi qui deviens fou..."

Il fronça les sourcils, dit simplement :

— Je vous écoute.

Mais Catherine avait très bien eu conscience de l'effet produit par son attitude de femme, et elle se fit femme encore plus.

— Il y a deux ans, j'entrai chez Mme W., en qualité de dame de compagnie, mais je m'aperçus aussitôt que je serais tenue, au moins la plupart du temps, de remplir un office plus humble. Les femmes de chambre demeuraient rarement plus d'une semaine ; une querelle, des soupçons, la mauvaise humeur constante décourageaient ces filles. Ayant ma part de ces traitements revêches, je songeai d'abord à quitter la place, moi aussi, quand je m'aperçus qu'elle me craignait un peu et qu'en somme, avec de l'adresse, je pourrais lui tenir tête. Je restai. Dans les derniers temps, je faisais venir une voisine pauvre qui me déchargeait du gros ouvrage et je tenais la maison seule, sans le concours d'aucun domestique. Ainsi, j'obtins quelque paix, finissant même par sourire des propos désobligeants qui m'étaient adressés. Jamais elle ne m'adressait la parole que sur un ton rogue et insolent, mais je ne répondais pas, et cela passait. J'aurais supporté cette vie, en attendant mieux, car je sortais fréquemment...

— Vous alliez voir votre amant ?

— Oui, Monsieur, j'allais voir mon amant tous les jours, et je retournerai le voir tous les jours, quand vous me le permettrez...

Les yeux verts s'étaient faits si doux à la fois et si ardents que le juge n'osa en braver l'éclat. II baissa la tête et dit :

— Continuez, je vous prie.

Il jouait avec un crayon, dessinait n'importe quoi sur une grande feuille de papier blanc.

— J'en étais, reprit tranquillement Catherine, au chapitre des soupçons. La cuisine nous venait du dehors, mais c'est moi qui, naturellement, la disposais; elle passait par mes mains, j'en étais responsable. Comme nous n'avions pas les mêmes goûts, elle tolérait que je fisse pour moi des choix particuliers. C'est ce qui causa mon malheur, — et le sien, ajouta-t-elle, avec cruauté.

— Comment cela ?

— Eh ! Parce qu'elle se mit à croire, à croire...

— A croire ce qui devait arriver, dit le Juge.

— Oui, Monsieur, à croire ce qui devait fatalement arriver, ce qu'elle préparait elle-même, non de ses propres mains, mais de ses propres paroles. Tout d'un coup, elle repoussait son assiette, criait : "Catherine, vous avez voulu m'empoisonner ?" Je répondais avec calme : "Moi, Madame, je n'ai jamais pensé à cela, vous le savez bien." Elle reprenait : "Alors, mangez de ceci." Et je me résignais à puiser un morceau dans l'assiette repoussée. Satisfaite, Mme W. reprenait son repas, en murmurant : "Allons, ce n'est pas encore pour aujourd'hui." Ces mots, si souvent répétés, agirent sur moi comme un commandement. Je les entendais la nuit, dans mes rêves et parfois même sans dormir. J'aurais dû fuir. Hélas ! je restai. Il m'arriva, vers le même temps, les plus graves chagrins. Mon amant tomba malade, dut être éloigné de Paris. Je devins folle, si l'obsession est une folie, et un matin je me pris à répéter, comme une litanie : "C'est pour aujourd'hui ! C'est pour aujourd'hui !"

Le juge tira sa montre et se leva brusquement.

— Tantôt, nous reprendrons tantôt... Calmez-vous... Ne dites plus rien.

Deux heures plus tard, seul avec Catherine dans sa cellule, le juge lui disait :

— Mon enfant, il n'y a d'autres preuves contre vous que vos aveux possibles. Aussi je ne vous interrogerai plus. Plus tard, vous me direz tout.

— Plus tard ? dit Catherine. Savez-vous si vous me reverrez ?

— Je désire vous revoir. N'aurai-je pas été bon pour vous ? Mon enfant, je ne dis pas cela pour m'en faire un titre ; mais si je ne vous sauve pas de la mort, je vous sauve sans doute de la prison, et certainement de l'infamie. Ne m'en aurez-vous pas de la reconnaissance ?

— Ma vie, dit Catherine, valait si peu ! Et maintenant ? La prison me faisait peur, la liberté me fait peur aussi.

Elle cacha sa figure dans ses mains et pleura.

— Votre amant vous attend, dit le juge, d'une voix qui tremblait un peu.

— Pleurerais-je, dit Catherine, si un amant m'attendait ?

— Je puis donc vous aimer ! Voulez-vous que je vous aime ?

— Puis-je le défendre ?

— Merci, mais vous, m'aimerez-vous ?

— Moi, moi ?... Je vous aurais aimé, peut-être, si vous m'aviez fait condamner par jalousie pour me séparer d'un amant...

— Mais je savais que vous n'aviez plus d'amant. Les juges d'instruction savent beaucoup de choses.

— Il est mort, et sa mort m'a appris qu'il me trompait... Laissez-moi, laissez-moi seule...

— J'irai vous voir, vous me raconterez la fin de l'histoire. Mais ici, continua-t-il à voix basse, pas un mot de plus. Vous recevrez demain l'adresse de la maison où l'on vous attend.

Le juge posséda le sourire de ces yeux qui l'avaient envoûté, et le corps blanc et pur de Catherine avec ses fleurs rouges et ses ombres rousses. Elle fut une maîtresse agréable, mais si rêveuse, parfois, qu'elle semblait devenue la statue du rêve. Réveillée, elle prenait la main qui lui avait touché l'épaule et la baisait.

Il ne fut plus jamais question entre eux de la fin de l'histoire. Le juge la connaissait ; il savait que le poison avait été versé : il savait que le crime avait été commandé par le mot qu'il ne fallait pas dire.

Un jour, il demanda à boire.

— Jamais, dit Catherine, vous ne boirez, jamais vous ne mangerez ici. Jamais.

— Tu ne m'aimes pas ? dit le juge.

— Je ne t'aime peut-être pas assez pour croire à ton amour.

— Que te faut-il donc, mon enfant ?

— L'oubli... Veux-tu boire maintenant ?

Il ne répondit pas.

— Tu vois ? dit Catherine.