1er juillet 1901 : lettre adressée à Louis Dumur (publiée dans le Mercure de France, n° 140, août 1901) :

La question du « Christ moderne »

Paris, 3 juillet.

Mon cher Vallette,

A propos de mon dernier article, je reçois de Remy de Gourmont une lettre intéressante. Comme la question du « Christ moderne » est toujours d'actualité, passionnant et dévorant des cerveaux d'écrivains et d'artistes, je vous la passe. Publiez-la.

Bien cordialement à vous.

LOUIS DUMUR.

Paris, 1er juillet.

Mon cher ami,

« L'horrible invasion » est bien plus ancienne que vous ne pensez. Depuis trente ans l'Angleterre est affligée de romans mystico-socialistes où Jésus revient hanter la terre, - pareil aux spectres qui hantaient les vieux châteaux. Le plus ancien de ces romans absurdes semble celui de Mrs Lynn Linton, Histoire véritable de Josuah Davidson (fils de David), chrétien et communiste. La chose parut en 1872 et enfiévra l'Angleterre. La dame était déjà connue par des romans sur l'ancienne Egypte, sur Périclès, par des contes de sorcières. Elle avait cinquante ans quand lui vint l'idée mirifique que tous les jeunes gens d'aujourd'hui croient avoir trouvée dans leur bouffonnerie macabre. C'est peut-être ce que le sujet comporte de plus adéquat.

Maintenant, je puis vous faire un aveu. C'est que, pas plus que bien d'autres, je n'ai échappé à la contagion. Mon mérite fut de résister au mal et, comme Stuart Merrill (qui fut touché aussi), de laisser dormir une idée vraiment trop facile à mettre debout. Il n'entrait d'ailleurs dans mon histoire aucune arrière-pensée, ni socialiste (ai-je besoin de le dire ?), ni religieuse; peut-être y aurait-on trouvé une vague tendance anarchiste, comme c'était alors la mode. J'en retrouve le plan, en deux pages qui doivent dater de vers 1894. Je ne réclame aucune priorité, d'autant plus qu'il est assez douteux que j'aie jamais eu la volonté bien précise de réaliser ce projet. Aurait-il été récit ou dialogue ? je n'en sais plus rien. Les deux feuillets étaient jetés dans un carton avec mille et trois autres qui ne seront pas davantage mis en oeuvre, parce que la vie est courte et aussi parce que je connais maintenant l'inutilité de tout.

Le papier est laconique :

« LA PASSION DE... - J.-C. en compagnon charpentier. - Inconnu. - Ouvrier comme tous les autres ouvriers. - Embauchage anarchiste. - Devient un meneur. - En même tempdes attentats, bombes, etc. - N'y a aucune part, car il prêche l'amour. - Impliqué cependant. - Complot. - Assises. - Condamnation à mort. - Prison. Prêtre. - Sa conversation avec le prêtre. - « Quoique Dieu, je m'étonne... 0 mon Père, m'avez-vous abandonné... ». - L'abbé le croit fou. - « II parle comme le Christ », dit-il. Et le condamné : « Je me souviens... cette sueur de sang... cette angoisse... Ah!... Hommes, je vous aime, si méchants que vous soyez!... » - Guillotine. - Spectacle. - La tête (hésitation du bourreau qui a cru voir des lueurs autour des cheveux rasés). - La tête tombe. - Le panier. - La tête entre les jambes. - On va fermer le couvercle, mais le mort se dresse, prend sa tête et la lève comme un Saint-Sacrement devant la foule effarée, muette de terreur, - et des lèvres de la tête hostie sort une voix d'une douceur et d'une tristesse infinies : « Hommes, mes fils et mes frères, combien de fois faudra-t-il que je meure pour vous ! »

Voilà ma vision, mon cher ami. Elle était donc toute tragique ou fantastique.

On pourrait faire, à propos de ces diverses tentatives de résurrection, une remarque qui ne serait pas sans importance : tous ceux qui font revenir le Christ sur la terre ne manquent pas de l'occire au dernier acte. Un Napoléon apocryphe peut vivre, ayant conquis le monde, procréer, durer par un fils, humainement. Un Jésus doit mourir. Il y a là sans doute une imitation impérieuse de la légende (ou de l'histoire, si l'on y tient) ; il y a autre chose. Le type est-il donc inhumain, qu'aucune place définitive ne puisse lui être dévolue dans la civilisation ? On songe aux paroles du prophète, versifiées par Racine : « Je n'ai fait que passer » ; aussi au Juif-errant. Peut-être n'est-il anti-social (pour les non-juifs) que parce qu'il est juif ? Dieu ou annonciateur de la mort, il semble que Jésus se tue lui-même par la main des hommes auxquels il a voulu donner la vie ?

Qu'en pensez-vous ?

Il se tue et cependant il est immortel.

S'il revenait, comme on nous en menace six fois par an (Di avortant omen !), serait-ce avec une figure de tristesse ou de colère ? Je ne le crois pas. Car le monde lui appartient, et c'est bien lui qui l'a desséché et maudit, comme un simple figuier.

Croyez-moi, mon cher Dumur, votre ami dévoué.

REMY DE GOURMONT.