NOUVELLES DES ILES INFORTUNEES

C'était un pays doux, triste et vert, comme recueilli dans une infortune ancienne, une vaste plaine affligée et résignée. Je pris un sentier serré entre deux haies d'épines sans fleurs, de lamentables épines qui semblaient pleurer sur la cruauté de leur destination, et, après avoir marché pendant des heures en la prison des lamentables épines, je fus arrêté par une barrière érigée telle qu'une absurde estacade entre moi et l'infini.

Les madriers brutalement équarris s'entrecroisaient, délimitant d'étroits losanges de lumière, je regardai et vis :

Un jardin doux, triste et vert, où, fraîches et pommées, tristes, tendres et vertes, des salades poussaient, rien que des laitues, et parmi ce tendre pâturage, un troupeau de femmes nues. Je ne m'y trompai pas un instant ; les descriptions des voyageurs étaient précises ; je n'avais jamais vu de femmes ; j'en voyais.

Elles m'apparurent telles qu'un animal assez gracieux. Comme le cheval, les femmes ont une crinière, noire, baie, alezane, qui leur retombe sur les yeux et traîne jusqu'à terre ; leur poil est rare, dru à certaines places, plus clair ou plus foncé que la crinière ; elles n'ont pas de queue ; pour se gratter, elles relèvent la patte de devant, contrairement à la plupart des autres animaux qui relèvent la patte de derrière ; leurs mamelles sont pectorales, tandis que, chez la plupart des mammifères, elles sont inguinales.

Elles allaient çà et là, broutant de la tendre et verte laitue, ici une feuille, là une autre feuille, l'air inquiet, l'air quêteur, flairant pendant des minutes une salade qui, moi, m'aurait fort bien satisfait, mais qu'elles dédaignaient pour une autre toute pareille ou même moins appétissante.

Malgré leur apparence d'inquiétude, il me sembla qu'elles se courbaient avec plaisir vers la terre, contentes de justifier leurs appétits matériels, car, pendant plus d'une heure que je les examinai, pas une, une fois, ne releva la tête : la salade, la bonne laitue faisait toute leur passion.

Jamais en vérité des animaux ne m'avaient intéressé à ce point ; j'aurais voulu les voir de près, les toucher : je sifflai, j'appelai, j'imaginai les modulations les plus douces ; comme au jardin des plantes, je passai ma main à travers la barrière, faisant des signes d'appel, feignant de détenir en mes doigts de bonnes choses : le troupeau ne fut pas ému.

J'étais impatient, je devins colère, je lançai des pierres sur les belles bêtes, mais je visais mal, je n'atteignis aucune croupe et le troupeau ne fut pas ému.

Pourtant, je voulais une de ces bêtes !

La haie d'épines, la lamentable haie, triste de sa destination, encerclait le jardin d'une inéluctable défense, mais la barrière était franchissable. Je montai à l'assaut de mon désir, je réussis, et la ruse de tomber à quatre pattes me fit approcher inaperçu d'une petite alezane écartée du gros de la troupe. Elle fut saisie, jetée sur mes épaules ; je me retrouvai, après une fiévreuse escalade, de l'autre côté de la barrière, sans que la conscience bien nette de ce rapt étrange s'affirmât en mon esprit, et, troublé, affolé, n'ayant repris haleine, ni regardé derrière moi, je m'enfuis, heureux de mon fardeau, de la bonne bête volée, – qui gémissait un peu, mais se laissait faire avec une inertie singulièrement douce.

Que se passa-t-il chez moi, dans la petite maison que je m'étais organisée près de la côte, en attendant le navire aux ailes blanches qui devait m'enlever aux Iles Infortunées ?

Hélas ! je ne saurais le dire.

Mais, dès que j'eus déposé la femme dans mon enclos, dès que je l'eus flattée, dès que j'eus, par jeu, baisé son agréable crinière, dès que, prenant sa tête entre mes mains, j'eus fixé mes yeux sur ses yeux verts, ses yeux en vérité couleur de fraîche, de tendre, de verte laitue, – oui, à ce moment-là, dès que les yeux verts de la belle bête, ses yeux noyés dans une brume si animalement ingénue, ses yeux profonds comme l'idée du printemps éternel, ses yeux résignés et pleins d'une impérieuse charité, dès que ses yeux, des yeux comme je n'en avais jamais vu, m'eurent imprégné de leurs fluides, – je devins ivre, et peut-être fou.

Que se passa-t-il ?

Rien que je puisse dire, puisque j'étais ivre et peut-être fou.

Mais depuis ce moment-là, la bête dressée sur deux pattes, la bête devenue toute pareille à ce que j'étais, me domine et me dompte.

Et c'est moi qui broute la salade, la fraîche, la tendre, la verte laitue.

Et, je le sais maintenant, nul navire aux ailes blanches ne viendra m'enlever à la prison que je me suis faite, aux Iles Infortunées.

[entoilage Thierry Gillybœuf]