Novembre [1895]. Religions. Le jour historique où un clergé ne se dresse plus, élite au-dessus des têtes respectueuses ou craintives ; s'il a perdu l'influence intellectuelle ; si son pouvoir exorciste et magique est contesté, en même temps que l'origine des délégations divines dont jadis il s'auréola ; s'il se sent réduit au rôle de pasteur du troupeau inférieur, des brebis qui pâturent les tristes pâturages de la médiocrité ; à ce moment il devra, ou se décourager, ou s'unir aux chefs des autres bergeries, ou s'entêter dans l'orgueil même de sa stérilité candide. Ceux qui s'entêtent peuvent finir dignement, invulnérables sous leur bouclier imaginaire et dressant haut l'affligeante image de celui qu'ils ont peint à leur ressemblance ; ceux qui se découragent (du moins de la lutte) peuvent espérer un enlisement doux dans la discrète habitude des pratiques pieuses et des devoirs anodins ; il y a de tels reclus, ils sont sages, ayant d'écrits ces seuls mots au mur de leur silence : sacrum silentium. Les autres se veulent réunir en congrès. Ne semble-t-il pas qu'on ait vu cela, déjà, non pas à Chicago qui est plus loin que le pôle nord mais à Alexandrie, qui fut en Égypte, et à Rome, qui fut à Rome ? « Unissons nos dieux », songeaient les prêtres menacés par les nouveautés galiléennes ; « Unissons nos morales, demande M. l'abbé Charbonnel, afin de montrer au monde qu'il n'y a qu'une morale et que, sous la diversité des cultes, l'instinct de l'homme s'élève vers un seul Dieu ». Cette préoccupation eût surpris les pieux Isiaques et les dévots Corybantes, mais pourtant, Brahma, Fô, Jéhova, Jésus, ne les verra-t-on pas planer, Olympe, au-dessus de l'assemblée des évêques, brahmes, lamas et talapoins ? Y aura-t-il un Bouddha vivant ? Le P. Huc eut l'heur de boire une tasse de thé avec un Bouddha vivant et il garda de ce dieu familier un bon souvenir. Aurons-nous cette joie et cette stupeur ? À vrai dire, le catholicisme, le protestantisme et le jéhovisme nous sont très suffisamment connus ; ces trois religions, professées en majorité par des peuples de civilisation européenne, n'ont pour nous que des secrets qu'un congrès de discours ne nous dévoilera pas. La théologie sue, il n'y a d'important dans une religion que son folk-lore : ses superstitions traditionnelles, les surprises de sa liturgie, ses contes religieux, la vie légendaire de ses saints et de ses martyrs, toute la partie populaire d'une religion, tout ce qui fait qu'une religion est vivante et tenace. Ni la croyance en un seul Dieu, ni la morale ne sont les fondements vrais de la religion. Une religion, même le christianisme, n'eut jamais sur les mœurs qu'une influence dilatoire, l'influence d'un bras levé ; elle doit recommencer son prêche non pas seulement avec chaque génération humaine, mais avec chaque phase d'une vie individuelle. N'apportant pas de vérités évidentes en soi, son enseignement oublié, elle ne laisse rien dans les âmes que l'effroi du peut-être et la honte d'être asservi à une peur ou à une espérance dont les chaînes fantomales entravent non pas nos actes, mais nos désirs. Pas davantage le monothéisme n'est une conquête ou une découverte religieuse ; les religions, et surtout le catholicisme, entourent cette foi de tant d'accessoires que ces croyances adventices deviennent des objections contre le dogme même. L'essence d'une religion, c'est sa littérature. Or la littérature religieuse est morte. p. 11-14, 7e édition, 1921. Novembre [1895]. Madame Boulton. Qu'une femme tue son mâle, ou un mâle sa femelle, qui cela peut-il émouvoir ? Et qui cela peut-il intéresser hormis les statisticiens et quelques philosophes ? Je veux bien que l'on me protège contre des ennemis inconnus, l'escarpe ou le cambrioleur, mais contre moi-même, vices ou passions, non. L'intervention de la justice en de tels cas est absurde. On n'oserait pas dire qu'il s'agit ici et partout de punir ; cette prétention baroque est abandonnée ; il s'agit d'empêcher une récidive : or, quelle apparence que Mme Boulton déclenche un second coup de son revolver sentimental ! Les substituts, avant de requérir, devraient lire l'histoire de Molly Bliss, par l'abbé Prévost ; cela tient en six pages et c'est fort édifiant. Aujourd'hui, les hommes ne sentent pas assez la mort autour d'eux ; ils s'habituent à vivre avec la sécurité du cloporte tapi sous une écorce d'arbre ; c'est pourquoi il est bon qu'un cloporte soit taraudé de temps à autre : cela fait réfléchir les autres cloportes. Cosmopolitisme. Vraiment, ces aveux, que voici, M. Brunetière les eût-il écrits, il y a cinq ans ? Le kangurou a pris l'éléphant sur son dos et a bondi plus haut peut-être et plus loin que l'éléphant n'eût voulu. Ses idées (celles de l'éminent critique) s'émancipent et donneront de l'inquiétude aux prudents, mais M. Brunetière a prouvé assez de bravoure et avoué assez de mépris pour dédaigner les prudents. Donc il proclame l'unité littéraire universelle et raille, en passant, ceux qui ne pardonnent pas à Ibsen et à Tolstoï d'avoir écrit « hors de France ». Sa conclusion, qui n'est qu'un espoir, est vraiment d'un noble esprit : « ... Si le cosmopolitisme littéraire gagnait encore et qu'il réussît à éteindre ce que les différences de race ont allumé de haine de sang parmi les hommes, j'y verrais un gain pour la civilisation et pour l'humanité tout entière. » Malheureusement les littératures n'ont plus guère d'influence ; elles ne parviennent au peuple qu'à l'état de relavures, ces bonnes relavures dont s'est si âprement réjoui Carlyle et elles ont plus d'effet sur le ventre que sur le cerveau. p. 15-16, 7e édition, 1921. Décembre [1895]. Nayve. Ce qui fut amusant surtout le long de ce procès : la naïve course de bons magistrats, avocats, jurés, public et journalistes à la recherche de la vérité. Deux ans, ils ont couru, presque deux ans, pour finir par avouer, tout essoufflés, leur impuissance et leur sottise. On dira que la justice fut instituée pour cela, la recherche de la vérité. Est-ce bien sûr ? Il faudrait en tout cas opérer cette manœuvre pénible avec moins de foi et ne pas s'imaginer qu'en interrogeant sur un fait cinquante témoins on trouvera la Vérité ; cinquante témoignages font cinquante vérités, voilà tout. Mais pas plus que la philosophie, la justice n'en démord. Elle cherche la Vérité. Tot capita, tot sensus. Messieurs, et chaque opinion est une vérité, et chaque opinion et chaque vérité est la bonne et la vraie Vérité. Pour jouer la tragi-comédie humaine il faut un sérieux mitigé de sourire. Augier. Augier, augiesque. Voici le Maître, car viennent de choir les derniers voiles de lustrine. Augier en marbre ! Augier en bronze ! Jamais tel affront ne fut fait à la gloire, mais il fallait bien compléter le vers mnémotechnique : Augier, Chappe, Dolet, Raspail et Bobillot. Augier ! Tous les lucratifs rêves de la bourgeoise économe ; tous les soupirs des vierges confortables ; toutes les réticences des consciences soignées ; toutes les joies permises aux ventres prudents ; toutes les veuleries des bourses craintives ; tous les siphons conjugaux ; toutes les envies de la robe montante contre les épaules nues ; toutes les haines du waterproof contre la grâce et contre la beauté ! Augier, crinoline, parapluie, bec-de corbin, bonnet grec... p.17, 7e édition, 1921. |