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Mai [1900]

La Boîte du Ciel. — Il y a dans la cour de Rohan une boîte aux lettres sur laquelle on lit : "Boîte du Journal du Ciel." Naguère encore l'inscription était rédigée en abrégé : "Boîte du Ciel." Et l'administration de cet organe astronomique trouvait régulièrement dans son courrier des épîtres adressées à S. M. Dieu, à madame sa mère, au Seigneur, son fils, et généralement à tous les saints du calendrier,

De Fulgence, première fleur et premier nombre,
A Sylvestre, dernier pin de la forêt sombre.

Les suppliques pieuses, malgré les relations cordiales de M. Vinot avec l'infini, arrivaient rarement à destination. Il en est un peu de même des lettres que nous avons pris l'habitude de fourrer de confiance dans les bouches entr'ouvertes par l'administration des Postes. Sans doute elles arrivent toujours ou presque toujours, mais jamais ou presque jamais dans les délais fixés par les règlements. Durant les mois de janvier et même de février, les caprices de la poste étaient tels que les gens prudents durent recourir aux onéreuses enveloppes pneumatiques. Des lettres jetées en février, avant une heure de l'après-midi, au bureau de la rue des Saints-Pères pour le numéro cinquante de la rue Richelieu (ou distance analogue,) ne furent jamais distribuées avant le lendemain matin, onze heures et demie ; dans le même espace de temps un limaçon avec sa coquille serait arrivé à la place de l'Opéra, et peut-être à la gare Saint-Lazare. Depuis ce moment, il y a eu quelques améliorations, mais la Poste continue à n'être pas sûre. Elle ne réalise pas son contrat. S'il était possible d'intenter sans folie des procès à l'Etat, on conseillerait ce moyen de faire fortune : expédier tous les jours, sous les yeux d'un huissier qui en ferait le constat, une vingtaine de lettres de Paris pour Paris, et trouver le moyen de faire noter sûrement l'heure où elles parviendraient. Des procédures de ce genre ont été récemment engagées sans bruit. Il s'agissait d'ordres de Bourse. Mais quand la lettre ne contiendrait rien que du papier blanc, elle doit arriver dans le délai inscrit sur les boîtes aux lettres elles-mêmes ; ou c'est une escroquerie ; ou alors qu'on remplace les avis officiels par cet aveu : "Les lettres jetées à la boîte maintenant seront distribuées un jour ou l'autre."

Les journaux ont peu parlé de ces manquements dont pourtant tout le monde se plaint, et c'est pour cela que je les signale. Il faut secouer les Administrations, car elles ne demandent qu'à dormir. Il est bien évident que l'idéal des facteurs serait de se promener en automobile dans Paris ; ils s'arrêteraient au coin des rues et là distribueraient les courriers aux concierges accourus au son de la trompe. Dans un avenir très lointain, dans le paradis socialiste, ils se voient sans doute installés en un confortable bureau où des tubes diligents concentrent toute la correspondance d'un quartier ; alors le bourgeois timide vient solliciter la remise d'une lettre. "Elle est là, répond le chef de bureau, en montrant des cartons et des chemises. Faites une demande régulière. L'Administration l'examinera avec bienveillance." Ce paradoxe n'étant pas encore réalisable, la poste doit s'appliquer à acquérir quelques vertus, et d'abord l'exactitude. Elle pourrait aussi se montrer moins rapace et renoncer à entraver par des motifs ridicules l'expansion des journaux et de la librairie. Le tarif des imprimés est presque prohibitif. Le livre est particulièrement salé. Les organisations de bibliothèques circulantes qui prospèrent à l'étranger sont impossibles en France. Le livre nouveau de littérature ou de science se vendant nécessairement assez cher, le public s'en détourne, gâté par le bon marché des journaux. Il en irait autrement si un volume in-18 pouvait s'expédier dans toute la France pour deux sous et un in-8° pour trois sous. Que de gens, dans ces lourdes provinces, où on ne sait que faire, se reprendraient à la lecture !

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Juin [1900]

Boéromanie. — La passion particulière, et enfin amusante, qu'ont excitée les récentes élections municipales, a détourné l'attention que nous prêtions aux affaires transvaaliennes. Il est vrai, on n'a pas tous les jours l'occasion de lire au coin d'une rue, sur papier sang-de-bœuf, des déclarations telles que "Voter pour M. Hattat, c'est défendre la grandeur de France !" De telles joies sont rares, mais elles sont médiocres ; il est plus noble d'aller vers la douleur d'un peuple.

Les droits sont limités par l'idée même que nous nous faisons de la Force. L'acharnement d'un géant qui écraserait un enfant n'est pas l'exercice de la force ; c'est l'exercice de la brutalité, de la sauvagerie, de la cruauté ; l'acharnement d'un troupeau de loups qui cerne un voyageur égaré, le harcèle, le trouble et le couche dans la neige, ce n'est pas non plus l'exercice de la force. Telle est la Force, que, sitôt qu'elle paraît, son adversaire s'agenouille. La force ne ruse pas ; la force ne lutte pas ; la force n'hésite pas. Elle affirme son droit par sa seule présence. Les Anglais ont eu cette illusion. Si White et même Buller eussent en trois semaines franchi les passes et conquis Pretoria, la force créait le droit avec une telle évidence que le monde entier eût applaudi à la beauté du coup de main. Il y a un certain banditisme qui se crée, par le simple jeu de sa propre énergie, un droit au soleil ; mais les coquins qui arrêtent les diligences et qui dévastent les villas ne peuvent jamais devenir que des coquins, même quand ils couchent dans le lit du maître. Il faut, pour bien comprendre les événements de l'Afrique du Sud, les ramener à des proportions européennes. On suppose que l'Allemagne, avec le consentement de l'Europe, lance contre la Suisse un million d'hommes et, pour prendre Genève à revers, reçoit de la France la permission d'user de ses chemins de fer. La Suisse luttera un an, peut-être deux ans, puis elle sera vaincue. Voilà l'histoire idéale qu'il faut considérer pour comprendre l'histoire réelle. Après 1871 et pendant plus de vingt ans, un patriotisme larmoyant nous signala le traité de Francfort comme un abus de la force. Pendant vingt ans, jusqu'à ce que des polémiques parties d'ici même eussent fait baisser le ton de cet orchestre, on nous signala comme l'aveu d'un monstrueux cynisme le mot de Bismark : "La force prime le droit." Bismark, médiocre phraseur, disait mal sa pensée. La force ne prime pas le droit ; la force crée le droit, ce qui est bien différent et ramène à l'unité deux idées qu'on avait maladroitement séparées. Mais dans la lutte entre la France et l'Allemagne, la force s'exerça, non son abus. Les deux nations étaient virtuellement égales en puissance ; si l'une se trouva au jour du combat excessivement faible, ce fut la faute de son cerveau et non la faute de ses muscles. La force qui mit le pied sur elle fut une force légitime, comme avait été légitime le coup d'épaule dont Napoléon renversa la Prusse. Ni l'une ni l'autre de ces deux guerres ne devrait exciter l'indignation de l'un ou de l'autre peuple. Il n'est pas plus honteux pour la France d'avoir été battue par l'Allemagne qu'il ne le fut pour l'Allemagne d'être la vaincue de la France. Ce sont là les coups logiques d'un destin loyal. Mais entre les Anglais et les Boërs, la disproportion a quelque chose d'outrageant pour la sensibilité humaine. L'Angleterre change, et c'est dommage, car son libéralisme a été, jeté dans l'Europe, un ferment utile. Mais y a-t-il encore une Angleterre libérale ?