Rachilde, « Le Fantôme », Mercure de France, avril 1901, pp. 186-187

Le Fantôme, par Paul Bourget. Maintenant que la torche s'est éteinte, passons à la petite cuisine des fourneaux démocratiques, c'est-à-dire au plat du jour sur l'adultère. Le Fantôme est d'abord le titre d'un mystérieux et merveilleux petit roman qu'aucun lettré n'a eu le temps d'oublier, je pense, lequel est de Remy de Gourmont. Je vais probablement causer une désagréable surprise au Maître en lui apprenant que le Fantôme existe, car je ne doute pas une minute de son ignorance à ce sujet, mais, d'autre part, je vais impatienter M. Remy de Gourmont qui s'exaspère dès qu'on s'occupe de lui sans bon motif apparent. Donc n'ayant point hésité à pincer légèrement deux honnêtes écrivains qui m'ont, sans doute, déjà en sainte horreur, je vais entrer plus librement dans l'exercice de mes fonctions de condamné aux lectures forcées. Une femme possède un ami, un mari et une fille ; elle les trompe tous les trois avec un jeune homme, beaucoup plus jeune qu'elle, qui finit par épouser la fille pour tromper ladite fille, la trahir après la lettre en le souvenir, le Fantôme de sa mère. C'est fantastique d'invraisemblance, mais, la couleur générale de ce tableau de famille est si naturellement terne, si froide, si parfaitement dépourvue de flamme qu'on se croirait aux Français un soir de reprises. Une jeune fille, à lire ça, n'éprouverait pas le plus petit frisson épidermique. Le Monsieur intéressant, le « d'Andiguier des tarots » a de quarante à soixante ans. Il collectionne. Description de son cabinet et description de son état d'âme, le tout assorti. Il aime le passé, il est une vertu du passé, il passe. Je crois même qu'il déteint. Un jour il découvre que la vertueuse Antoinette, déjà morte, a eu un amant. L'amant, Malclerc, écrit son journal parce qu'il a dû lire Bourget, sans cela ce serait inexplicable qu'un coupable fût assez bête pour tenir un registre de ses différents états incestueux. Tribulations de d'Andiguier à qui l'on confie le journal, puis désespoir de la jeune Eveline, fille d'Antoinette, épouse Malclerc, qui vole, naturellement, les papiers secrets (c'est l'habitude dans le meilleur monde). Je ne sais pas du tout comment ça aurait pu finir autrement. Détente psychologique et naissance de l'enfant, vous savez, l'enfant du miracle, qui a pour principe littéraire de tout ramener au point de départ ? La morale est sauve. Je n'ai pas qualité pour parler de psychologie, car je ne connais guère cette étrange bête se mordant perpétuellement la queue et revenant, par des tours aussi savants qu'inutiles, à de brutales vérités premières, tout en se convulsant dans une série de mensonges plus ou moins délicats, mais j'ai idée que l'homme oublie rarement une réalité jeune pour se souvenir d'un fantôme... Cependant, comme Paul Bourget a le don de manier les âmes adultères, il va être cause de beaucoup de mariages incestueux. Les mères coupables vont essayer de ce genre de philtre, et c'est ainsi, du reste, que j'entendais la morale sauve ! Le style de l'auteur demeure grave, simple, purement académique, avec par ci par là des tournures d'une élégance un peu surannée : « j'ai écrit autrefois des lettres dont je ne sais pas si elles ont été détruites. » Le livre, qu'on se le dise, est dédié « à Mme la princesse d'Essling ». Princesse, voulez-vous un conseil ? (Aussi bien vous êtes Une abonnée du Mercure, n'est-ce pas ?) Eh bien, coupez le livre, parce qu'il faut de la tenue, mais lisez Claudine à Paris ou Bubu-de-Montparnasse, si vous voulez garder le train.



Rachilde, « Une lettre de M. Remy de Gourmont », Mercure de France, mai 1901, p. 473

Chère Madame,

Vous me connaissez bien. Je n'aime guère à me trouver mêlé à des futilités. Et quoi de plus futile qu'un roman de M. Bourget ? Le Fantôme, serait-ce pas l'auteur lui-même trouvant ce moyen pour essayer d'imposer à un public impertinent la notion de sa quasi-existence ? Mais le spiritisme n'est plus guère à la mode. J'ai vu ce Fantôme et vous l'avez lu. Vous avez tous les dons, et même le courage que les hommes se voudraient réserver. Je ne puis donc que comparer mentalement mon petit roman au gros roman de l'illustre naufrageur et j'accorde au gros, bien volontiers, la supériorité du nombre et de la masse. Peut-être que dans cent ans on ne jugera plus la littérature avec des bascules ; peut-être qu'on ne la jugera plus du tout. Cela n'a aucune importance. Et d'ailleurs je ne suis pas un partisan très fervent de la propriété des titres. Il y a cinq ou six Faust et un seul est bon. Je crois bien qu'il y a beaucoup de Fantômes et qu'ils sont tous mauvais. Si vous aviez quelques moyens de communiquer avec le grand écrivain dont vous citâtes de si belles phrases, et si pures, je vous supplierais de lui insinuer quelqu'un de ces titres piquants dont vous êtes hérissée comme, d'aiguilles à têtes d'or, une pelote de velours ; — car vraiment je voudrais bien voler à mon tour M. Bourget et j'en suis empêché. Me voyez-vous alignant des périodes en vrai français de France sous ce titre pensif : Cruelle énigme ?

Non, n'est-ce pas ?

Alors la vengeance m'échappe, — et je m'en console en vous priant de me croire votre fidèle confrère et ami.

REMY DE GOURMONT.

... Hélas, cher monsieur de Gourmont, on ne vole généralement que les riches... et je ne vois pas bien l'illustre académicien me volant, — pardon, — m'empruntant : L'Heure sexuelle ! À votre tour, vous en seriez un peu effaré, convenez-en, fort malicieux confrère, et vous ne manqueriez pas de vous écrier que le célèbre auteur mondain manque de goût. Nous serions, du reste, du même avis.