Les Reliques

On a beaucoup parlé, en ces dernières semaines, des deux illustres reliques, robes ou tuniques, qui se conservent à Argenteuil et à Trèves, – mais, chose étrange, par ces temps de scepticisme religieux, on n'a pas tout d'abord contesté, a priori, leur authenticité. Ce n'est que sur l'insistance du clergé, devant ses affirmations trop répétées, qu'une enquête a été commencée à l'étranger et en France, dans ce journal même.

Une telle discussion est bien dangereuse, non seulement pour les deux reliques en question, mais pour presque toutes les reliques. Presque aucune n'a été originairement authentiquée : il faut s'en rapporter à des traditions vagues, parfois suspectes, et les preuves étant généralement impossibles à fournir, les gens les mieux informés ne peuvent s'en tirer que par un acte de foi.

L'Église, d'ailleurs, tout en recommandant et même en ordonnant le respect des reliques et la confiance en leurs vertus, n'est jamais intervenue officiellement pour affirmer ou pour nier l'authenticité d'une relique quelconque. Les papes, comme les conciles, se sont bornés à des prescriptions générales et le plus souvent négatives, ayant pour but de réprouver les abus : "Les évêques ne permettront plus que l'on emploie de vaines fictions ou de fausses pièces pour tromper ceux qui viennent à leurs églises honorer les reliques, comme on fait en bien des lieux à l'occasion du profit." Ainsi s'exprime le soixante-deuxième canon du quatrième concile de Latran, tenu en l'an 1215.

Ce même concile, au même canon, défend que l'on sorte les reliques de leurs châsses, – prescription très sage : l'évêque de Trèves et le curé d'Argenteuil se seraient bien trouvés de l'avoir observée. Si la critique arrive à démontrer l'inauthenticité des antiques trésors dont ils sont fiers, ce sera leur faute : ils auront été trop confiants.

N'eût-il pas été plus sage de ne pas provoquer des examens à issue douteuse et de laisser aux fidèles des illusions, en somme, très précieuses et très douces ? Quoi de plus émouvant, en effet, que cette rude tunique qui se déchira sous le poids de la Croix, Jésus gravissant le Calvaire, et sur laquelle, au couronnement d'épines, tombèrent des gouttes de sang divin ? Et cette robe que le Maître portait peut-être le soir de la dernière Cène, et que, de ses mains, redevenues chastes par amour, Madeleine pieusement releva un peu lors de l'effusion des parfums, – pourquoi les livrez-vous aux stériles discussions des historiens et des archéologues ?

Laissons donc ces vêtements sacrés bénéficier de la foi et même du doute. Je voudrais seulement, – sans nulle irrévérence, – amuser aux légendes qui touchent d'autres reliques, guère moins fabuleuses, mais infiniment plus contestables.

Les reliques douteuses sont de deux sortes : les palpables et les métaphoriques. Les palpables, ce sont, par exemple, les corps des trois Rois Mages que l'on vénère à Cologne ou le Serpent d'airain de Moïse que l'on exhibe à Milan ; parmi les métaphoriques, les plus singulières sont certainement les Saintes-Larmes de Jésus-Christ, ou le Saint-Lait de la Vierge.

Avant d'en parler plus en détail, il n'est pas sans à-propos d'expliquer, d'une façon générale, l'origine de ces fausses reliques : elles furent toutes apportées en Europe à l'époque des Croisades. La conquête des reliques fut l'un des appâts de ces expéditions : il y eut, au temps de Godefroy de Bouillon, la fièvre des reliques comme, au temps de Pizarre, la fièvre de l'or. Et comme la mauvaise foi des Orientaux égalait, pour le moins, l'ignorance des bons seigneurs encuirassés, on leur offrit, comme de superbes cadeaux, on leur vendit, comme de très précieux objets, un tas d'ustensiles ou de défroques absolument dénués d'authenticité.

C'est ainsi que l'on rapporta d'Orient cinq ou six têtes de Sainte Anne, mère de la Vierge : on en montre une à Apt, une à Chivry, près de Noyon, une en Hongrie, plusieurs en Allemagne.

La tradition veut que Saint Luc ait fait le portrait de Marie, mais il est invraisemblable que la Mère de Jésus ait passé sa vie à poser devant un évangéliste qui avait vraiment autre chose à faire. C'est cependant ce qu'il faudrait croire, si l'on accepte l'authenticité des vingt-cinq portraits de la Vierge par Saint Luc répandus en Europe : rien qu'à Rome il n'y en a pas moins de sept.

La Sainte-Face, image de Jésus, qui se manifesta sur le linge avec lequel Véronique lui essuya le visage lorsqu'il marchait au supplice, se trouve également à Rome (plusieurs fois), à Gênes, à Milan, à Laon, à Jaen, en Espagne, et tous les pieux donateurs qui les rapportèrent triomphalement croyaient avoir l'original.

Il y a, de par le monde, tant de morceaux de la vraie croix, que l'exploitation d'une forêt entière n'eût pu suffire à les fournir. Il est vrai que pour la vraie croix on a eu et on a encore recours à un procédé bizarre de multiplication ; ainsi, une parcelle authentique insérée dans une poutre, fait de cette poutre une véritable vraie croix dont les parcelles peuvent être distribuées et vénérées presque à l'égal de la croix originaire. Les clous du crucifîment se sont multipliés de la même façon : on prend un peu de limaille d'un véridique clou, on l'incorpore à un clou tout neuf, – et voilà un clou de plus.

C'est sans doute à des fraudes de ce genre que s'adressait le canon du Concile de Latran que nous avons cité.

Incalculable est le nombre des faux Saints-Suaires que les brocanteurs d'Orient vendirent à des croisés ou à des pèlerins. C'était une pièce facile à fabriquer, quelques bouts de tissu y suffisaient. Cette industrie fut longtemps prospère, si bien qu'à un moment donné il y avait des Saints-Suaires à Compiègne, à Besançon, à Cadouin, à Saint-Jean-de-Latran et à Saint-Marc, à Rome, à Turin, à Carcassonne, sans parler de tous ceux que l'on montrait en Allemagne. Il est juste d'ajouter qu'ils ont presque tous disparu : on n'en connaît guère plus que trois ou quatre.

Comme les fausses reliques palpables et visibles, les fausses reliques purement métaphoriques remontent comme origine certaine, aux Croisades.

Un prisonnier des Infidèles, après une longue captivité, rapporta à Evron son pays natal, un petit tube que son maître lui avait donné en se séparant de lui. Ce tube contenait une goutte de lait de la Sainte Vierge. On ne comprend pas bien comment ce mahométan détenait une relique qui n'avait nul intérêt pour lui, mais peut-être n'avait-il voulu que rire un peu aux dépens de la crédulité de son esclave.

En effet, lorsqu'au commencement de ce siècle, on ouvrit le tube il n'y avait rien du tout dedans. Voici comment s'explique dans une notice le curé d'Evron lui-même : "La relique du Saint-Lait est contenue dans un tube d'étain de quatre centimètres de hauteur. Les parois intérieures du tube béni paraissent légèrement tachées et ne laissent apercevoir aucun liquide." Cela n'empêche pas que ce "tube béni" ne soit précieusement enfermé dans un reliquaire de vermeil, lequel s'abrite en un coffre double-porte, avec serrure de sûreté, lequel coffre est enfermé lui-même dans une armoire de chêne, encastrée en une solide muraille de granit !

Evron n'est pas, du reste, le seul sanctuaire qui possède du lait de la Vierge ; il y en a à Soulac, au Mans, à Reims, à Poitiers, en Espagne, à Rome (des jarres entières), et c'est toujours la même métaphore.

Pourtant le Saint-Lait se manifeste parfois sous la forme d'un morceau de craie et en voici l'explication : un jour à Bethléem, la Sainte Vierge donnant le sein à l'enfant Jésus, quelques gouttes tombèrent sur le sol, lequel, immédiatement, se changea en une terre blanche et friable. D'abord on n'y prit pas garde, mais plus tard, on imagina de vendre cette craie pour du lait de la Vierge, miraculeusement pétrifié. À Vienne, en Dauphiné, où l'on conserve du Saint-Lait, l'inventaire du trésor de l'église lui donne son vrai nom : De terra dicta lac[te] Virginis, de la terre dite lait de la Vierge.

Non moins inexistantes sont les gouttes de sueur ou les larmes de Jésus, vénérées en maintes églises, à Tolède, à Reims, à Poitiers, à Liége, à Vendôme. La Sainte-Larme d'Allouagne, près de Béthune, est peut-être la perle des métaphores. Elle consiste... en un petit caillou ! Un abbé explique : "Cette pierre assurément n'est autre que la pierre sur laquelle est tombée la larme de Notre-Seigneur lors de la résurrection de Lazare." Ce petit caillou passe pour avoir été un don de Godefroy de Bouillon ! Ce qu'il dut s'en débiter à Jérusalem, de ces petits cailloux !

La liste des reliques bizarres serait longue et fastidieuse, même en ne nommant que celles qui se rapportent à Jésus et aux personnages mentionnés dans l'Évangile. En principe tous les objets touchés par Jésus-Christ ont été retrouvés, et plutôt dix fois qu'une. Ce sont, par exemple, le plat dans lequel fut servi l'agneau pascal de la Cène. On en montre un à Gênes qui passait autrefois pour être en émeraude. Venise possède le couteau qui servit au Christ à découper l'agneau pascal. Rome la serviette où il s'essuya les doigts, la nappe qui couvrait la table et la table elle-même. La Bible est également représentée à Saint-Jean-de-Latran par une quantité de reliques dont la moins extraordinaire est la pierre du sacrifice d'Abraham.

Il y aurait également bien des choses curieuses à dire sur les reliques des simples saints. Le corps de Saint Pancrace, par exemple, se trouvait jadis au moins en trente endroits différents et avec tous les fragments d'os du même saint vénérés un peu partout, on aurait reconstitué les squelettes d'une armée de géants.

Lorsqu'on entre dans le moderne, hélas ! les reliques ne sont plus bizarres, elles sont ridicules. Allez donc aux Oratoriens à Rome et essayez de contempler sans rire, les vénérables caleçons, la vénérable chaufferette, les vénérables lunettes de Saint Philippe de Néri !

Enfin, et pour conclure, il me semble que l'abus des reliques et même des reliques fausses vaut encore mieux que l'iconoclastie. Dans le tas de pièces inauthentiques, il y en a de très respectables, rien que par la vénération dont elles sont l'objet depuis des siècles, – et cette vénération même ne crée-t-elle pas une sorte d'authenticité ?

[entoilage : Thierry Gillybœuf, juillet 2001]

Les Anti...

Il y eut toujours des gens à se proclamer anti-quelque chose, anti-quelqu'un ; ce sont ceux qui capables seulement de sensations négatives sont mus presque uniquement par le banal esprit de contradiction ou par ce "misonéisme" dont parle Lombroso, la haine du nouveau. Quant aux mobiles avoués par ces très médiocres esprits, ils sont au contraire grandioses : ce sont l'honneur national, le salut de l'État, le patriotisme. Tout au fond d'eux-mêmes il y en a deux autres, mécanismes incessamment en mouvement : une basse ambition et une incurable sottise.

La sottise est peut-être ce qu'il y a de plus constant dans l'humanité. Parfois on ne la sent pas ; elle dort, mais vienne une température d'orage et elle se répand dans les villes, emplit les rues, monte jusqu'aux mansardes, – telle qu'une odeur d'égout. Ses grandes manifestations, sans être rigoureusement périodiques, se reproduisent cependant avec certitude à des intervalles qui ont été enregistrés par l'histoire anecdotique. Ainsi les incidents antiwagnériens ne sont que la seconde représentation presque textuelle d'une pièce qui se joua pour la première fois vers 1818.

L'autre jour, précisément à l'heure où la sottise hurlait ou grognait autour de l'Opéra, j'avais pris pour le feuilleter un tome de correspondance de Stendhal ; mais il y a une préface de Mérimée, je m'y arrêtai et j'y lus ce passage, non sans quelque surprise : "Dans les premières années de la Restauration, le souvenir de nos revers avait exaspéré l'orgueil national, et l'on faisait de toute question une question patriotique. Préférer une musique étrangère à la musique française, c'était presque trahir son pays. De très bonne heure, Beyle (Stendhal) s'était mis au-dessus des préjugés vulgaires, et sur ce point il lui arriva peut-être quelquefois de dépasser le but. Aujourd'hui (1855) que la civilisation a fait tant de progrès, on a peine à se représenter le courage qu'il fallait avoir en 1818 pour dire que tel opéra italien valait mieux que tel opéra français."

Malheureusement les journaux du temps, très prudents, très gourmés, et, de plus, soumis à une censure assez rigoureuse, sont très sobres d'appréciations, ne font que d'obscures allusions à l'état d'esprit musical des habitués du théâtre Louvois. D'ailleurs ils se publiaient encore, en 1820, en un format exigu représentant un peu plus du quart de matières d'un grand quotidien actuel, et la politique prenait presque toute la place. Il faut se rabattre sur les revues littéraires telles que Le Censeur, La Renommée, L'Abeille, La Minerve, Le Miroir.

Ce dernier recueil était spécialement anti-Rossinien et rédigé par des malins qui, sous prétexte de littérature et d'art, en appelaient pompeusement à l'honneur national. C'était son grand argument et on y profère déjà cette phrase connue : "Nous sommes Français, nous voulons de la musique française. "Or, et trait excessivement comique, la musique française réclamée par Le Miroir était celle de Spontini et de Nicolo dont les noms disent l'origine, ou bien encore celle de Grétry, né à Liége !

En 1823, non plus à propos de Rossini, mais à propos de Mozart (qu'un critique célèbre et spirituel, Geoffroy, avait appelé "un faiseur de charivari, souvent barbare") les susceptibilités prirent une autre forme. On ne protestait plus contre la musique étrangère, enfin admise, quelle que fût sa nationalité, mais on voulait que cette musique, italienne ou allemande, fût chantée par des artistes français. Le jour où quatre actrices françaises parurent dans les Noces de Figaro remplaçant quatre italiennes, Le Miroir manifesta une joie bruyante, trouva cela "vraiment très flatteur pour l'honneur national" – bien que, comme le faisait remarquer Stendhal, "chacune de ces demoiselles chantât aigre et chacune à sa manière".

Ce qui prouve mieux que tout l'exaltation chauvine d'une partie même la plus "éclairée "de la nation française d'alors, ce sont les précautions dont s'entoure Stendhal pour donner son opinion. À chaque page, c'est une parenthèse ou une note où il dit : "Je crains de passer pour un mauvais français... Que va devenir ma réputation de patriotisme ? Je tiens pourtant à dire la vérité, etc."

Le même Stendhal a rapporté dans sa correspondance une autre histoire qui se réfère directement à notre sujet, celle des antishakespeariens. Elle est curieuse et la voici : cela se passait en 1822 : "Des acteurs anglais sont venus à Paris ; ils ont essayé des pièces de Shakespeare. D'abord ils ont joué sur un théâtre fort grand et assez bien disposé. La recette a été de cinq mille francs. Jusque-là tout était bien ; mais ce théâtre est fréquenté d'ordinaire par les commis marchands de la rue et du faubourg Saint-Denis. Ces jeunes gens ont coutume d'aller chercher au théâtre de la Porte-Saint-Martin les événements épouvantables du mélodrame et les tyrans qui dissimulent. Le mélodrame leur semble admirable ; c'est tout simple, ils ne connaissent pas mieux, et plusieurs, dit-on, ont pris Shakespeare pour un aide de camp du duc de Wellington. Ils ont trouvé Othello d'un ennui mortel, et, s'étant aperçus qu'ils ne comprenaient guère ou pas du tout l'anglais, ils se sont mis à siffler." Au troisième acte, désordre abominable, apparition des gendarmes et fin de la première soirée.

"Le second jour, continue Stendhal, il y avait trente mille curieux et deux escadrons de gendarmes sur le boulevard de la Porte-Saint-Martin. Les acteurs anglais ont été sifflés dès la première phrase de l'École de la Médisance, de Sheridan. Mais le public était tout autre. Les prix avaient été augmentés ; le parterre, cette fois, était rempli de jeunes gens fort bien vêtus et le tapage avait quelque chose de moins vulgaire et de plus concerté." C'était la vraie cabale ; elle avait été organisée par le parti "libéral" et principalement par le grand écrivain du moment, celui qui était le plus écouté de la jeunesse, le fastidieux M. de Jouy, qui dirigeait Le Miroir. Mais contrairement à ce qui a lieu maintenant, ces singuliers libéraux avaient la majorité ; ils purent louer presque toutes les places et empêcher de jouer Shakespeare, gloire que n'ont pas eue, – quand il s'est agi de Wagner, – les manifestants de ces jours derniers.

La troupe anglaise dut se réfugier dans le minuscule théâtre de la rue Chantereine et M. de Jouy chanta victoire. Pour exciter le public contre Shakespeare, ce M. de Jouy évoquait Sainte-Hélène, Waterloo, les pontons anglais, toute la récente histoire que l'on exploitait sans cesse à tort et à travers. L'Anglais était alors, comme aujourd'hui l'Allemand, l'Ennemi ; il l'était de tradition depuis des siècles ; mais depuis les guerres, à la fin malheureuses, de l'Empire, une violente animosité s'était développée contre les compatriotes de Wellington.

Il est bien évident que les antishakespeariens d'alors se moquaient de la littérature autant que se moquent de la musique les actuels antiwagnériens : cependant M. de Jouy, auteur de mauvaises tragédies, avait intérêt à ce que l'art dramatique restât dans son ornière. Soyez sûrs que lorsqu'on jouera sur un grand théâtre les drames d'Ibsen, il se trouvera bien encore quelques intéressés qui protesteront, tout haut au nom de l'art dramatique national, et tout bas au nom de leur bourse.

C'est toujours et en tout la même chose, – réflexion banale, mais qui vient si bien comme conclusion à ces anecdotes qui, en racontant des choses de jadis, semblent raconter en même temps des choses d'aujourd'hui.

D'ailleurs il y a une quantité d'autres points de ressemblance entre l'époque actuelle et la Restauration. Par exemple c'est maintenant la querelle des naturalistes et des symbolistes ; c'était celle du classicisme et du romanticisme, comme on disait alors, – et pas plus qu'aujourd'hui on ne voyait encore clair dans les revendications de l'une ou de l'autre école, sinon que les uns avaient trente ans et les autres cinquante.

Le Miroir appelait les jeunes gens petits barbares, de même qu'à cette heure on les appelle petits fumistes, et les arguments pour ou contre étaient également vains, et, à l'occasion, également injurieux.

Pas plus que maintenant les écrivains ne supportaient patiemment la critique, et Stendhal insère dans une de ses lettres ce paragraphe : "Raisonnements littéraires à la mode en 1819. Cet homme n'est pas de mon avis, donc c'est un sot. – Il critique mon livre, donc il est mon ennemi. – Il est mon ennemi, donc c'est un scélérat, un voleur, un assassin, un faussaire, etc."

Rien ne porte à la philosophie comme la lecture de vieux journaux, l'examen de vieilles querelles, l'analyse des anti-n'importe quoi d'avant-hier ; – et, comme il devient difficile de s'enthousiasmer, lorsqu'on sait bien que la vie n'est qu'un médiocre drame (pas même lyrique !) incessamment rejoué sur la même scène par des acteurs éternels qui se bornent à changer tous les trente ans la forme de leur costume et la coupe de leur barbe.

Réflexion pas neuve, non plus, mais – quoi de neuf ?

[entoilage : Thierry Gillybœuf, juillet 2001]

Le Joujou

Vers le commencement de ce siècle, de braves gens furent surpris : on venait de découvrir le tombeau d'une petite contemporaine de Néron, morte peut-être en serrant sur son cœur sa poupée favorite, – et la poupée avait été enterrée avec la tendre enfant. Donc, dirent les braves savants, qui ne se paient ni de mots, ni d'idées, mais de faits, donc l'Antiquité n'ignora pas le joujou.

Arrivé à cette conclusion, l'archéologue se redresse pour faire valoir l'élasticité de son épine dorsale et l'implacabilité de son raisonnement. Il se propose quelques autres trouvailles ; il explorera la petite et la grande Grèce, Babylone, Tyr et Carthage ; il interrogera les voyageurs et il scrutera les textes ; il prouvera que le joujou appartient à tous les temps et à tous les pays.

Nous nous en doutions : l'enfant sans joujou ne se comprend pas plus que la femme sans bijou.

Le joujou, en voilà bien une matière à philosopher. On n'y a pas manqué, mais tout peut se redire, car, ainsi que l'expliquait volontiers Théophile Gautier, tout ce qui est imprimé est inédit.

S'il importait au public d'acquérir des notions précises sur le mot : "symbolisme", qui a pénétré, toujours incompris, jusque dans les revues de fin d'année et jusqu'en la cervelle des cochers de fiacre (pour lesquels le vocable "course" est le clair et net symbole de un franc soixante-quinze centimes), on pourrait très bien, parlant du lapin mélomane, aboutir à feu M. Moréas, et du mouton bêlant (en vraie peau) à M. Anatole Baju, trente mille fois plus feu encore et tellement baju que cela dépasse toute imagination – à ce que dit Laurent Tailhade, à qui je laisse la responsabilité de cette opinion amicale.

La gloire du joujou, en effet, du joujou traditionnel, c'est qu'il est symbolique.

On connaît la poupée de la petite pauvresse, une bûchette emmitouflée de chiffons ! c'est pour l'enfant une représentation de la vie aussi parfaite que le "bébé qui marche" ou que le "bébé qui parle" et qui agite volontiers une main de pure porcelaine gantée de saxe et un pied chaussé de soie et talonné de rouge. L'effort, dans les deux cas, est identique à douer l'âme, de volonté et d'amour les deux objets inanimés, – mais peut-être que la bûchette est d'essence supérieure et plus fée, car elle se transforme bien plus facilement, elle devient bien plus vite tout ce que rêve l'enfantine cervelle.

Le bébé à costume est une dame ou une péronnelle, une merveilleuse ou une paysanne ; la bûchette vêtue d'effiloches est tout cela et tout le reste. Sa puissance de transformation est infinie et vous verrez, en l'espace de quelques minutes, le petit morceau de bois, bébé aux langes, gamine adolescente, fiancée, femme, mère et grand'mère, selon la puérile et divine imagination de la fillette, qui supprime pour son plaisir le temps et l'espace et ne garde que l'idée, toute puissante en l'art des métamorphoses.

L'enfant n'a pas la notion du réel et quelques hommes ne l'acquièrent jamais. Il est tout imagination, tout idéalité ; le monde est ce qu'il lui plaît que le monde soit ; il fait parler les pierres et il pétrifie les êtres ; il donne la raison au chien qui le défend, la bonté au feu qui le chauffe, la perversité à madame la Pluie qui lui ferme le jardin.

Ces tendances sont absolues, et quand on veut les détruire au nom d'une réalité, purement de convention d'ailleurs, on trouve de petits rebelles qui regimbent, avec quelle logique ! contre la prison du fait où on les enfermera pour toujours. L'enfant sent très bien qu'une définition ne remplace pas une image et que la notation chimique de l'eau est moins explicative et pas beaucoup plus sûre que les figurations anthropomorphiques dont l'amusent les mythologies ou les fictions populaires.

Le joujou est son recours contre l'injustice de la vérité, mais il le faut bien simple et bien suggestif, il le faut informe ou de forme si primitive ou si malléable, qu'elle se prête docilement à toutes les fantaisies et à tous les despotismes de l'idée, il le faut fantastique, bizarre, aussi éloigné que possible du réel admis, du conventionnel.

Le jouet actuel ne répond que peu à cet idéal. Il s'est trop perfectionné, il est trop correct, trop "bien fait" ; il n'excite plus l'imagination de l'enfant. Ce n'est plus le balai de la sorcière qu'il suffit d'enfourcher pour franchir les espaces et se trouver transporté aux sabbats rêvés ; ni la baguette magique qui fait surgir les désirs matérialisés ; le petit Poucet a troqué ses bottes de sept lieues contre de solides brodequins imperméables et confortables.

À peine si l'on aperçoit maintenant aux étalages quelques Pierrots et quelques Polichinelles, êtres inexplicables qui intriguent si fort les jeunes curiosités : voici, à leur place, des pompiers articulés et des clowns désarticulés. Le clown, cependant, n'est pas absolument banal, et c'est la preuve que l'enfant aime l'absurde et l'étrange, car le clown, avec sa tête sauvagement maquillée, son toupet de filasse, sa robe à papillons ou son maillot étoilé, devient, à son tour, un être parfaitement fantastique. Il est le symbole de l'impossible et de l'irréel. Seulement, de même que dans l'histoire du symbolisme religieux, on voit les attributs de tel symbole passer à un symbole de forme différente, mais voisine, le Pierrot abdique devant le clown ; c'est exactement ce qui se passa lorsque de Persée les légendes chrétiennes transportèrent à Saint Georges les traditionnels exploits du tueur de monstres : la forme du symbole s'est un peu modifiée ; il a changé de nom, et pourtant, au fond, c'est toujours le même.

Parmi donc tant de "créations nouvelles", le clown est à peu près le seul jouet intéressant, parce qu'il a été imposé par les instinctifs besoins idéalistes de l'enfant. La plupart des autres (hormis toutefois les poupées, les ménages, les bergeries) sont d'une révoltante niaiserie, d'un ridicule naturalisme : tels le scaphandrier instructif et idiot, le canon en bronze attelé de deux chevaux en peau, toutes les panoplies militaires, toutes les citadelles, tous les tirs organisés pour développer chez le bambin son goût inné du massacre, sa joie de tuer, de coucher sur le dos des files d'ennemis, de faire couler, pour s'y tremper les mains, un sang imaginaire et "impur". Le chef-d'œuvre de ce genre est la "Caserne d'infanterie", qui doit inculquer aux mioches cette vérité douteuse que l'homme exquis par excellence, l'homme idéal, l'homme qu'il faut devenir, c'est l'obéissant pioupiou mécanique qui manœuvre sans faute !

Pauvres petits esclaves : l'école, le lycée, la caserne, le bureau ! Rêvez d'être bien sages, rêves d'être ceux qui ne seront jamais révoltés !

Pourtant, si médiocre qu'il soit devenu, le joujou, même le plus réaliste, garde une certaine valeur symbolique ; c'est un signe, un abrégé du réel, un authentique fragment du monde qui palpite entre les doigts de l'enfant. La bergerie bêle, la vacherie donne du lait, que l'on boit en des simulacres de tasses, aussi vraies que les vraies tasses. Même avec des éléments aussi mauvais que le "jeu de quilles représentant des légumes", l'enfant devient poète ; il recrée la nature, il imagine des potagers où pousseront des poireaux à chevelure humaine, des choux qui ont une bouche et des yeux ; il érige des forêts, où des monstrueux champignons abritent les vagabonds que la neige a surpris, et les raves roses sont des princesses enchantées, qui vont, l'instant d'après, apparaître en robe de brocart, brodées de perles et de rubis.

Peut-être, en somme, n'y a-t-il pas de mauvais ni d'inutile joujou, pourvu qu'on laisse l'enfant choisir lui-même la substance de ses rêves, l'objet qu'il est le plus apte à métamorphoser, les coffrets de joies dont il a la clef : alors, le couvercle levé, il verra, sous ses yeux créateurs, s'animer et sourire la troupe bienveillante des symboles, et il apprendra que l'idée seule existe en soi et que, pour maîtriser la Réalité et se l'asservir, il suffit de la nier.

[entoilage : Thierry Gillybœuf, juillet 2001]

La Voie hiérarchique

Connais-tu le pays où fleurit l'Hiérarchie ?

Pays singulier, tout montueux, en cônes ; en bas des myrmidons, en haut à la cime un bedon de géant assoupi mais qui n'apparaît géant que par des lois spéciales et momentanées de réfraction administrative.

Cette place de bedon supérieur se gagne au loto, aux petits chevaux ou petits chèques ; tout myrmidon y peut prétendre pourvu qu'il ait de jolies relations et une vilaine âme.

Du haut en bas et réciproquement, de ce cône, en rien volcanique, un seul sentier où de progressifs myrmidons de plus en plus gros s'échelonnent et se passent silencieusement des "rapports", des "états", des circulaires, des lettres, et peu de billets doux : c'est la Voix hiérarchique.

Si l'on tente, pour gagner les environs de ce cône suprême, de prendre un autre chemin, de filer par la traverse, de grimper à travers les broussailles, d'éviter le réseau des curiosités et des potins, le bedon s'agite, bouillonne, éructe : le bedon n'est pas content.

Ah, c'est un pays morne que "Hiérarchie", et de guère d'attraits, mais assez curieux encore pour un voyageur peu exigeant.

C'est un pays ; c'en est plusieurs : plusieurs cônes surgissant d'une plaine, – plusieurs cônes entre lesquels quelques êtres libres et peu estimés travaillent, peinent, et meurent, pour que "Hiérarchie" soit riche et fainéante.

Sans doute, il y a aussi des fainéants parmi les habitants de la plaine, mais leur fainéantise est un labeur de cyclope auprès de la paresse où s'endort Hiérarchie. Sans doute aussi, les myrmidons du bas du cône sont des espèces d'esclaves presque aussi méprisés que les autres, que les citoyens "qui ne sont pas du cône", mais enfin, eux, "ils en sont", – et s'ils se serrent le ventre, c'est du moins (ils le clament non sans orgueil), avec une ceinture administrative et hiérarchique.

Ils travaillent, mais hiérarchiquement ; ils souffrent, mais hiérarchiquement ; ils crèvent, mais hiérarchiquement.

Il y a quelques semaines, pas beaucoup de semaines, un sieur Dupuy fut promu à la dignité de bedon supérieur et ultime d'un de ces cônes, – l'un des huit ou dix qui ont poussé comme de monstrueuses verrues, sur la terre de France, – le cône de l'Instruction Publique... Or, et cela confirme les notions que j'ai recueillies sur le pays, le premier soin de ce Dupuy a été de faire restaurer la Voie hiérarchique. Des fondrières s'y creusaient ; elle était, paraît-il, trouée telle qu'une écumoire, si bien que les myrmidons désespérés coupaient à travers bois, allaient et venaient par des chemins détournés. C'était intolérable. Maintenant la Voie hiérarchique est superbe, propre, blanche comme une conscience ministérielle et pavée comme une voie romaine. C'est un beau travail qui fait honneur aux ingénieurs français, et envie aux ingénieurs étrangers. Il a été exécuté sous la haute direction de Monsieur Dupuy lui-même, homme sévère et non pas badin, âme républicaine et respectueuse.

Monsieur Dupuy (de Dôme), ayant mené à bien son grand œuvre, a enrichi d'une devise la montagne d'intelligence, le cône de génie brodé sur sa chemise de flanelle : "L'Hiérarchie avant tout !" C'est sa devise et son cri de guerre. L'Esprit, la Pitié, la Douleur, la Justice, il – comme on dit – s'assied dessus : autant de coussins où se prélasse sa dignité. Mais parlez-lui de l'Hiérarchie : Monsieur Dupuy se redresse, s'irrite ou s'encolère ; mais ce sujet ne laisse pas indifférent. Les fibres de son cœur sont des fibres hiérarchiques ; la substance de son âme est une substance hiérarchique ; sa chair est hiérarchique et son sang ; il est hiérarchique de la tête aux pieds ; bref on ne saurait nommer une partie même des plus secrètes de la personne de Monsieur Dupuy qui ne soit faite de la plus pure essence hiérarchique. Il fleure la hiérarchie comme les dieux fleurent l'ambroisie.

Il parle, et sa bouche laisse fluer non seulement d'humbles vocables, mais telle que la princesse des contes de fées, de précieuses couleuvres hiérarchiques : les bureaux du Ministère en sont pleins ; on en trouve dans tous les pupitres et dans tous les tiroirs.

Il écrit, et pas le moindre de ses œuvres où ne scintillent, ainsi que d'incomparables simili-diamants, les merveilleuses syllabes hi-ér-ar-chie ; il en dépose partout ; il en expédie sous pli recommandé, jusque dans les provinces les plus éloignées ; le télégraphe les martèle sans cesse ; le téléphone les murmure délicieusement ; le phonographe les recueille et les détient dans le mystère de ses feuilles d'étain.

Nous avons pu nous procurer un spécimen de cette littérature si spécieuse, ce poème en prose, adressé circulairement, en guise de petit Noël, à une catégorie de fonctionnaires dénommés, à ce que l'on assure, des recteurs :

"J'ai pu constater que des membres de l'Enseignement public adressent directement des requêtes au Ministre, ou les lui font parvenir par d'autres voies que par la Voie hiérarchique.

Cette façon d'agir qui ne peut qu'affaiblir l'action et la responsabilité de ceux qui ont charge d'administrer est contraire aux principes d'une bonne administration.

Elle ne l'est pas moins aux intérêts mêmes de ceux qui croient devoir en faire usage, car en paraissant vouloir échapper au témoignage de leurs chefs, ils donnent à présumer que ce témoignage ne leur serait pas favorable.

Il importe donc, dans l'intérêt du service et dans l'intérêt des personnes, que les règles plusieurs fois posées par mes prédécesseurs soient exactement suivies.

Tout fonctionnaire a le droit de recourir au Ministre et personne n'a qualité pour empêcher la requête du plus humble de parvenir jusqu'à lui, mais la seule voie à suivre est la Voie hiérarchique. Je vous prie de le rappeler au personnel de votre Académie."

Ce poème est-il réellement en prose, ou bien est-il en vers libres ? Il faudrait pour résoudre cette question l'autorité de M. Dujardin et sa bravoure, car le public serait peu patient devant un tel débat. Néanmoins, constatons la beauté de ce petit morceau, ces coupes heureuses, l'harmonie hiérarchique selon laquelle il se déroule voluptueusement, et disons qu'on y relève, même à première lecture, des fragments de vers fort agréables :

... par d'autres voies que par la Voie hiérarchique
... présumer que ce témoignage
... ne leur serait pas favorable
... au personnel de votre Académie,

et même un vers entier, un vers cornélien, si j'ose dire, un vers, en tout cas bien digne de mémoire et un vers tel qu'en rêve Camille Doucet :

... la seule voie à suivre est la Voie hiérarchique.

Mais ce poème a une autre valeur que la valeur esthétique, il a une portée plus haute, que n'en ont les ordinaires poèmes et sa philosophie m'a paru si instructive que j'en veux donner le résumé exégétique :

1° Monsieur Dupuy constate que des pauvres diables, employés, pions, minimes professeurs, instituteurs pauvres, engagés dans la galère hiérarchique, se permettent de lui écrire directement, à lui, Dupuy ; tant d'audace suffoque Dupuy, et Dupuy espère que l'énergie de cette première strophe fera rentrer dans leur trou les myrmidons récalcitrants. Dupuy méprise profondément toute cette racaille, et il s'étonne que divers personnages, pourtant qualifiés, aient la niaiserie de s'intéresser à ces petites gens.

2° Devant ce spectacle, Dupuy s'afflige ; il augure que la garcette administrative est en train de perdre de son pouvoir correctif ; que chacun reste à sa place, et les coups seront donnés et reçus hiérarchiquement, comme il convient.

3° Si quelque inférieur a à se plaindre de son supérieur direct, il doit remettre sa plainte aux mains dudit ; celui-ci, naturellement, met la plainte dans sa poche, ou bien l'apostille ainsi : "Le sieur X a l'habitude fâcheuse de boire" ; "on soupçonne qu'il aurait manqué d'être compromis dans une sorte d'affaire de mœurs" ; de toutes façons, la besogne est simplifiée, et le Ministre sait, dans le second cas, sans même lire la "requête" que le requérant n'est digne que d'un intérêt modéré. Dupuy insinue qu'il est louche d'avoir à se plaindre. Les honnêtes gens ne se plaignent pas : est-ce que Dupuy se plaint ? Nullement, il se félicite, au contraire, de sa destinée. Moralité, comme Villiers de l'Isle Adam la recueillit de la bouche de Me Pied : Ne fréquentez que des gens heureux, et méfiez-vous de ceux qui ne sont pas contents de leur sort et qui, par conséquent, n'ont pas le sentiment hiérarchique.

4° Dupuy invoque les bedons, ses prédécesseurs ; il se confie en eux ; il suivra leur exemple ; ils se fichaient de la Justice et de la Pitié. – Moi aussi !

5° N'étant nullement hypocrite, Dupuy tient à affirmer son amour profond pour les infortunes les plus "humbles", pourvu que l'écho de ces infortunes lui soit transmis hiérarchiquement et arrive à ses oreilles assez affaibli pour ne pas troubler sa digestion.

Voilà ce que j'ai trouvé de plus notoire dans ce remarquable poème, qui est, je crois, une des dernières productions de l'éminent ministre.

Oserais-je insinuer pourtant, qu'en sa sollicitude pour la Voie hiérarchique, le Cônigène a oublié de prévoir le cas où les voies, même les plus harmonieusement hiérarchiques, se dépavent toutes seules, on ne sait comment, bouillonnent comme un océan de pierres, et écrasent sous leur colère, sous leur haine, le médiocre tyranneau qui croyait les avoir égalisées pour jamais ?

J'ose l'insinuer ?

[entoilage : Thierry Gillybœuf, juillet 2001]