LIBRE ESPRIT ET POÉSIE

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Les Fêtes de Gourmont à Coutances

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Voici Rémy de Gourmont prophète en son pays. A vrai dire cela n'a pas marché tout seul ; il a fallu toute l'activité de Joseph Quesnel, l'imagier du légendaire Pou-qui-grimpe, pour avoir raison de l'inertie officielle et de l'hostilité bien pensante : – « Rémy de Gourmont, connais pas ! » – « Un anarchiste, un érotique, un trublion ! »

Mais quand on fut bien persuadé 1° Que cela ne coûterait rien ; 2° Que Coutances en retirerait quelque honneur ; 3° Que le commerce local en retirerait quelque profit, – alors cela marcha tout seul.

Les fêtes comportaient une soirée de gala, des réjouissances et des discours.

Rémy de Gourmont régna sur la soirée de gala. Des pages exquises de Simone, du Livre des saintes, furent lues par Mme Claude Hariel, des pages de la Petite ville (c'est précisément de Coutances qu'il s'agit), furent lues par le bon poète coutançais Georges Laisney. Des poèmes, mis en musique par Robert Montfort, par Woollett, par André Caplet furent chantés par Mme Bathori. L'admirable danseuse Jeanne Ronsay interpréta quelques thèmes gourmontiens. Enfin, les spectateurs connurent la rare aubaine d'une première de Rémy de Gourmont : L'ombre d'une femme, une délicate, subtile, très gourmontienne, étude d'amour, remarquablement interprétée par une toute jeune artiste de l'Odéon, Mlle Devillers, qu'assistaient MM. de Rieux et Cognard.

Les réjouissances furent réussies parce qu'elles furent populaires. Joseph Quesnel avait conçu l'ensemble, chaque quartier de la petite ville collabora pour une part à sa réalisation : cortège avec chars : char des Lilas, char du Pommier, char de la Cerise, char du Bouais-jan (c'est le nom normand de l'ajonc), char de la Rose. Chaque char était fleuri de fleurs, de verdure, de beaux enfants, et de jolies filles – une reine par char, et la reine des reines sur le char de la rose. Joie des yeux. Et quand toutes ces fleurs vivantes vinrent faire une vivante couronne autour de la pièce d'eau du jardin public, ce fut, devant le buste encore voilé de Rémy de Gourmont, un hommage qu'il eût aimé.

Ce qui eût été moins de son goût, c'est la musique municipale jouant la Marseillaise et le Chant du départ, en l'honneur de l'écrivain du Joujou patriotisme, c'est l'estrade officielle tendue de tricolore, c'est certains discours.

Mais il faut rendre un hommage, sans réserve, au talent de Suzanne de Gourmont : le buste dont elle fait don à la ville de Coutances est simplement admirable. Très sobre de lignes, très stylisé à la manière égyptienne ou assyrienne, il exprime avec gravité, profondeur et intensité la beauté souveraine de la pensée, plus vraie que la beauté du visage.

Les discours furent nombreux et pas tous excellents. L'abbé Curculion, le capitaine Lanlaire et M. Croquant s'étaient excusés à la dernière minute, ainsi que M. Henri de Régnier qui présida par procuration.

Inutile de dire qu'on ne parla ni du Joujou patriotisme, ni même de Monsieur Croquant.

M. Louis Dumur avait terminé sa conférence, débité d'un ton funèbre et confidentiel par une tirade nationaliste dans un style de comice agricole. M. Souriau rappela que Rémy de Gourmont avait fait l'Union sacrée (et c'est malheureusement vrai).

Mais tout ne fut pas à l'avenant. Le poète Charles-Théophile Féret eut l'heureuse idée de saluer en Gourmont le descendant de Gormon le vieux roi des pirates du Nord et de lui tendre la palme de bouleau dont on honorait les dieux du pays des neiges. Le docteur Voivenel fit de son discours une magistrale étude médico-littéraire sur le cerveau du grand penseur. Le discours de Marcel Coulon, trop abstrait pour être un discours, fut une bonne page de critique. Il rendit hommage à l'indépendance totale de cet homme qui n'eut aucun « fil à la patte » et qui fut certainement plus que Voltaire, plus qu'Anatole France même, une intelligence libre. Et – ce fut au commencement, mais j'ai voulu garder le meilleur pour la fin – le romancier Eugène Morel (dont on n'a pas oublié Les gueules noires), salua en lui un « formidable briseur de conventions ».

Et cela fera plaisir aux vrais admirateurs de l'écrivain – pas ceux de la onzième heure et de l'Union sacrée – à ceux qui aimèrent en lui le nihiliste, le destructeur, le subtil prophète de malheur d'une civilisation finie.

Marcel LEBARBIER, L'Humanité, 1er octobre 1922.

Texte entoilé par Francesco VIRIAT, le 14 avril 2003 [fviriat@club-internet.fr].


Les Livres et la Vie par Robert Poulet

Actualité de Gourmont

« Vers 1891, disait Louis Dumur, nous étions tout à la fois aristocrates et anarchistes. Nous méprisions toutes les idées communes et n'avions pas assez de lazzis pour le principe de la démocratie. Nous étions antiparlementaires, antirépublicains, antinationalistes, et naturellement antipatriotes. » Ce dernier qualificatif voulait dire : opposés à ceux qui mettent au-dessus de toute autre l'idée de patrie. Ce fut l'époque décisive où les hommes de droite, de leur côté, devinrent (contrairement à leurs traditions constantes) nationalistes et bellicistes. C'est la raison pour laquelle ceux qui résistèrent à ce funeste entraînement firent alors figure d'extravagants ou de mauvais esprits.

On vient de rééditer un article célèbre de Rémy de Gourmont, le Joujou patriotisme (1), article qui valut à l'auteur, alors attaché à la Bibliothèque nationale, d'être révoqué, parce qu'il avait osé blasphémer la déesse Revanche (« reine de France », disait Maurras). A cette occasion, les intellectuels français se divisèrent, le plus grand nombre pour flétrir et condamner un écrivain qui se déclarait contre la guerre. Il ne fallait pas, disait-il, verser des flots de sang pour reprendre l'Alsace et la Lorraine, « provinces que l'Allemagne avait enlevées à la France, qui elle-même les avait antérieurement chipées ». A ce compte, ajoutait Gourmont, il aurait fallu bien plutôt conquérir la Wallonie, la Suisse romande, les Iles anglo-normandes et le Canada, pays où l'on parle notre langue et qui sont de notre sang.

L'Alliance russe, qui se négociait à ce moment, irritait le fougueux Normand, parce qu'il y voyait l'amorce d'un conflit franco-allemand, prévision que les événements ne devaient que trop exactement confirmer vingt-quatre ans plus tard. L'auteur du Livre des masques aurait bien préféré un rapprochement avec l'Allemagne, les deux peuples étant complémentaires et n'ayant d'autre alternative que de s'unir ou de se battre. Surtout il ne pouvait supporter l'agitation permanente que l'école, la presse, la littérature, l'armée, le monde politique excitaient dans l'âme des Français, y suspendant une menace muette («y penser toujours, n'en parler jamais ») qui ne pouvait, de l'autre côté du Rhin, que susciter des réactions dangereuses et qu'entretenir une tension dont une conflagration, tôt ou tard, devait sortir. Gourmont avait donc raison en fait, s'il avait peut-être tort en principe.

Pour prendre la question par un autre biais : le patriotisme, qui n'est pas un « joujou », mais un sentiment très noble et très naturel quand il demeure dans ses justes limites, avait besoin, en 1880-1914, d'y être ramené, au besoin un peu rudement.

C'est qu'à ce moment il se créait une idée nouvelle, qui devenait une réalité nouvelle, parce qu'elle répondait de plus en plus, pour tous les Européens occidentaux, à des intérêts communs et à un esprit commun, plus importants que les intérêts et que l'esprit de chacune des nations en présence. Les Français et les Allemands contemporains de Gourmont ignoraient, mais certains pressentaient, qu'au cours des soixante ans suivants les passions nationales allaient provoquer deux sanglantes mêlées dont le seul effet durable — avec le massacre des élites — serait d'abaisser pareillement les adversaires, qui, du premier rang de grandes puissances, tomberaient au deuxième, tandis que la position matérielle et morale de notre continent dans l'ensemble du monde serait irrémédiablement ébranlée.

Il aurait mieux valu, par conséquent, que les fils des combattants de Reichshoffen et de Sedan fussent un peu moins patriotes ; ou, mieux encore, qu'ils conçussent un patriotisme supérieur, étendu à tout l'Occident ; sentiment en fonction duquel les hommes de bon sens auraient dû penser et agir en toute circonstance depuis le début du siècle.

Relu aujourd'hui, le pamphlet Gourmont prend un caractère beaucoup moins polémique qu'en 1890, et — si l'on fait abstraction de certains écarts de langage — beaucoup moins scandaleux, parce que les infortunes de l'Europe nous ont ouvert les yeux sur les périls d'un certain nationalisme agressif, où jalousie, rancune, orgueil et besoin de dominer corrompent des sentiments aussi légitimes que l'attachement du citoyen à la cité, du paysan au pays.

Un tel avertissement peut être répété dans un moment où, de nouveau, les imaginations s'habituent progressivement aux perspectives qui les ont d'abord justement épouvantées. On rencontre des gens qui se hasardent à déclarer qu'après tout la guerre atomique éclatant dans quelque coin reculé du monde, ce ne serait pas une telle catastrophe. C'est ce qu'on a dit successivement de l'artillerie, des gaz de combat, de l'aviation de bombardement, de la guérilla (fléau abominable, que les hommes d'Etat eurent le grave tort de légaliser, il y a vingt-cinq ans). Ainsi, de proche en proche, d'accoutumance en accoutumance, on en arrive à l'Apocalypse.

Les moyens de destruction sont devenus tels qu'au sens philosophique ou théologique du mot il n'y a plus de « guerre juste ». Rien de plus imprudent, dans ces conditions, que d'agiter inconsidérément le « joujou » dont parle Rémy de Gourmont, symbole dont il faudrait changer la signification, en le considérant désormais comme une conscience et une action communes des nations de même nature.

Il en serait sans doute ainsi sans la Révolution russe, qui a plongé la planète dans une atmosphère saturée d'électricité idéologique, dont les effets faussent ou exaspèrent les rapports humains, en cent lieux divers et de cent façons différentes. Ce fut là sans doute le plus grand malheur de l'Histoire, malheur pire encore que la Révolution française.

(1) J.-J. Pauvert.