Avec Le Latin Mystique, M. Remy de Gourmont, dont j'estime infiniment le talent et la fierté de caractère, nous apporte une œuvre érudite et singulièrement originale. Elle est rehaussée d'une admirable tête tracée par Filiger, et une préface de M. J.-K. Huysmans la précède. Ces quelques pages curieusement artistes, comme toutes les œuvres de l'auteur de Là-bas, ne semblent pas convenir strictement au Livre de M. de Gourmont : elles sont incisives, cruelles, et d'une injustice exacerbée. M. J.-K. Huysmans revendique le mysticisme pour une élite intellectuelle. En quoi il a raison. Mais encore faudrait-il définir le mysticisme. On ne saurait y brouiller la retraite de l'artiste en son art, du sentimental en son âme, du religieux en ses symboles. Et il est clair que la substance du livre de M. de Gourmont est dans la symbolique. Cette symbolique n'est qu'une petite phase du développement individualiste à rebours de des Esseintes, et on ne l'a point vu paraître fort nettement dans les aspirations étranges du chanoine Docre. M. J.-K. Huysmans fait aussi ses réserves sur les traductions de M. de Gourmont. Ici encore il faut s'entendre. M. de Gourmont a adopté un système particulier pour rendre en français le Latin mystique. Il le traduit en bon frère. Il le transforme et il l'orne, parce qu'il l'aime par-dessus tout et qu'il veut le faire aimer aux autres. Ainsi Baudelaire a donné du style aux phrases parfois incertaines d'Edgar Poe. Quand M. de Gourmont traduit : Oculorum acies nunquam satiatur avara, « Les yeux concupiscents, poignards insatiablement avides », Enfin M. Huysmans a voulu donner une idée des mérites du Latin au Moyen-Age. Et si on attribue à cette langue décadente une belle indépendance des mots et du coloris, une faculté d'abstraction et de formation d'entités avec des épithètes dont l'idiome vulgaire était alors privé, on ne courra guère le risque de se tromper. Mais si l'on nous affirme que planche vient de « plancha », paillard de « paillardus », ronfler de « ronflare », autant vaudra nous soutenir que le nom de Ducange vient de « Cangius »ou que peut-être Schwarzerd est la traduction du vocable original Melanchton. Il suffit de lire les sermons d'Olivier Maillard ou de Michel Menot pour y voir prendre droit de cité dans la nouvelle langue latine à des mots barbares et communs ; et il faudrait avoir peu de sens critique pour tenter de démontrer que ces excellents prédicateurs répandaient du haut de la chaire de nouveaux termes d'argot afin d'enrichir la conversation de leurs fidèles. Il sera plus prudent de penser qu'ils essayaient de parler ecclésiastiquement le langage du bas peuple. Ce baroque latin n'était que du français latinisé. Supposer le contraire n'est qu'une charmante imagination d'écrivain. D'ailleurs, les poètes latins mystiques du Moyen-Age suivent une langue pure et traditionnelle, quant aux vocables ; leurs mots nouveaux sont toujours formés logiquement ; c'est toujours du latin et du latin parlé et vivant. Thomas à Kempis fit peut-être humblement la cuisine à ses frères moines, mais il serait mort plutôt que de proférer : cuisinare. Je ne suivrai pas M. de Gourmont depuis Commodius de Gaza jusqu'au bréviaire de l'abbé Coffin. Mais j'aimerais discuter un peu le principe de son livre. Il y est dit que les mystiques chrétiens créèrent une nouvelle forme de poésie pour laquelle ils transformèrent la vieille langue latine. Et M. de Gourmont cite saint Ambroise : Veni redemptor gentium, et ailleurs : Vergenti mundi vespere *J'avoue ne pas très bien saisir le progrès de forme de ces strophes sur les vers suivants : Excitusque hilari die ou : Iam licet venis, marite : Catulle les composa pour les noces de Vinia Aurunculeia avec Manlius Torquatus. Je voudrais citer aussi cet hymne à Diane : Dianae sumus in fide Voilà une strophe dont la consonance est bien semblable à ces vers de saint Hilaire : Jesus refulsit omnium Il ne faut pas oublier que l'antiquité a emporté presque toutes ses hymnes, ses prières et ses séquences religieuses. Nous ne savons pas bien si les premiers mystiques chrétiens n'ont pas employé des formes de l'ancienne liturgie. La parodie d'une nénie, dans l'Apokolokyntose, montre que ces chants avaient un rythme et des assonances bien spéciales : « Fundite fletus, edite planctus J'admettrais volontiers que les poètes mystiques ont agrandi, transformé et magnifiquement orné les hymnes et nénies du paganisme, et qu'ils ont recueilli avec délices d'exquises et naïves chansons que les petites femmes des provinces latines connaissaient encore. Puis je ferais amende honorable en citant trois vers candides de saint Ambroise : Jesu corona virginum.... Avant d'arriver au Livre des Gemmes de Marbode, je dirai un de mes regrets. C'est que M. de Gourmont n'ait pas donné place dans son anthologie aux hymnes qui furent composées par les clercs mendiants d'Allemagne au XIe siècle. On les a publiées sous le nom de Carmina Burana. Les vagabonds des routes y chantent Jésus et la Vierge avec beaucoup de douceur et de fraîcheur. Quelques-unes de ces hymnes méritaient d'être recueillies. Marbode est un poète savant. Son livre est rutilant d'escarboucles, de cornalines, de grenats et de rubis. Il sait les symboles de l'almandine rose rouge, et de l'aromatite qui a l'odeur de la myrrhe, et de l'hématite sanglante, et du jargon jaune, et du smaragdoprase dont la couleur est pareille à l'herbe roussie. Dans le saphir Conrad de Haimbourg voit l'espérance, et l'émeraude lui révèle la pureté. « L'amour divin s'exprime par le chrysoprase, tacheté d'or et de pourpre : Ecce nunc qui rubeas Voilà des symboles parfaitement mystiques. Ils sont beaux, mais il leur manque je ne sais quelle simplicité. Ce symbolisme des gemmes est un peu trop éclatant. Il pare la Vierge de sardes sanglantes et décore l'humilité avec des béryls clairs. Je suis plus touché de ceux qui voient dans les pauvres choses humbles de la vie. Et je vais traduire une page du petit livre de Christian Wagner de Warmbronn, qui est Allemand, mystique, et demeure, inconnu, au milieu des forêts de la Souabe : VINGT-HUITIÈME DIMANCHE. Mais de nouveau l'esprit se lève et m'indique une pauvre terrestre image selon de grandioses concepts surhumains. Une prairie vallonnée s'étend devant moi comme un morceau de l'espace étoilé au milieu des prés de la terre Elle est pleine d'étincelles blanches, d'innombrables ombelles, pareilles aux taches nébuleuses des lointains du ciel. Cependant considère-les, ces ombelles, ces disques d'étoiles. Ne sont-elles point divisées en cercles, ou si tu le veux en quartiers ou formes de cinq côtés ? Et ces formes de cinq côtés ne se composent-elles point encore de cercles plus petits ? Et ces petits cercles ne sont-ils pas à leur tour harmoniquement limités et dénombrés en des infinis, oui des infinis de fleurettes isolées ? Et je voudrais demander alors : les fleurettes isolées ne sont-elles pas les systèmes de soleils ? Et notre soleil avec ses planètes et ses lunes n'est-il point semblable à une de ces fleurettes dans les cercles intérieurs qui enveloppent le centre ? Imagine-les agrandies à l'infini, ces ombelles de la prairie, ces disques d'étoiles, et imagine-toi placé sur une de leurs fleurettes ; et voici que la plaine où elles se dressent, voici que le disque de l'ombelle te paraîtra une ceinture de lumière étincelante, et voici qu'est résolu le mystère de la voie lactée. Mais écoute, ô fils des nouveaux temps, expert en la science des étoiles, ce que t'apprendra encore celui qui a vu ces choses dans le petit miroir des fleurs : Voici qu'il parle : Au bord des circonférences de ce disque infini, vers l'extérieur, seront de toutes ces constellations les brillantes et les princières, vers le milieu les petites et faiblement lumineuses, et le point central sera vide. Car la tige géante qui la porte, cette grande plaine étincelante infinie, tu ne la verras pas, car elle est obscure, et en vain tu épieras avec les instruments de ta vision le centre vide de lumière. Insensé ! Apprends la science des étoiles dans les fleurs de ta prairie natale ! Regarde vers la terre, au lieu de te tourner là-haut ! Vois, les mystères des cieux sont étendus devant toi ; réjouis-toi de leur solution ; elle n'est point difficile. O nul secret dans la loi des mondes, Je ne saurais (et je l'ai dit) suivre M. de Gourmont pas à pas, car il me faudrait tout admirer avec lui. Mais je le remercierai d'avoir imprimé une litanie du XVIIe siècle, extraite d'un vieux bréviaire qui appartint à une sœur inconnue, sœur Marie de la Présentation. Car cette litanie est un des chefs-d'œuvre de la langue française et je ne résiste pas au plaisir de la reproduire : Litanies de grande consolation Jésus anéanti en votre Incarnation, ayez pitié de nous. Je remercierai encore M. de Gourmont d'avoir traduit le Stabat Mater, qui est le plus merveilleux poème du Latin mystique, et sur lequel on trouve une phrase « tramée », dit M. Huysmans, « avec les fils en argent dédoré d'une vieille étole ». Et je ne saurais mieux terminer qu'en laissant parler cette phrase splendide qui vaut bien d'autres poèmes du livre : « Quels signes de décadence reconnaître en ce poème œuvré par une main douloureuse mais sûre, selon des lignes très nobles, des voiles raidis comme par des larmes de sang, en cette robe de deuil, mais frangée d'or vert, mais stellée d'améthystes ? » MARCEL SCHWOB. |