L[éon] B[azalgette], « Critique esthétique. Les arts littéraires. Les livres : Lilith, par Remy de Gourmont », Psyché, janvier-décembre 1892, p. 116

Lilith, par Remy de Gourmont. — L'auteur de Sixtine assoit son mystère édénique sur une base talmudique, la légende d'une double création féminine de la part de Iahvé ; mais la mise en scène de l'affabulation importe plus que son idéologie. La manière est celle du mystère médiéviste ; c'est dire que le style est très souvent d'une naïve simplicité, qui, pittoresque et piquante il est vrai, manque parfois de nervosité et de « tenue ». Aux passages lyriques, la forme reprend sa vêture de noblesse et l'idée s'élargit en s'approfondissant. M. Remy de Gourmont a un faible pour la perversité ; il la cultive avec amour comme une plante rare des tropiques. Certaines pages flambent de la chaude concupiscence qu’irradient les reins du bouc Satan ; étant donné que la perversité n'est pas une grande chose, il y a un réel mérite à l'esthétiser comme en Lilith. D'ailleurs, l'œuvre paraît sortir des mains d'un Cellini de la plume et l'impression générale demeure d'une savoureux et pénétrant œuvre d'art.

L. B.


Gaston Dancinnes, « Rémy de Gourmont : Lilith », L'Art et la Vie, Revue Jeune mensuelle, T.I – n°8, décembre 1892

RÉMY DE GOURMONT : Lilith. — J'avais parfois pensé que les prétentions de M. Rémy de Gourmont tourneraient mal un jour ! O Lilith, que j'avais donc vu juste ! La voyez-vous, aux premiers temps du monde, la gouge originelle, cette Lilith de luxure, appelant « l'homme ! l'homme ! » et qui tombe aux bras de Satan, l'Ange du mal, et de plus son... compagnon naturel ; je crois pourtant qu'en ces matières, nous avons vu mieux ! En dépit de sa constance à forcer la dose, M. de Gourmont n'a pu faire qu'on ne sente trop ce qui lui manque le plus ! Le talent, comme la beauté, est une pudeur.

Il n'y a pas dans Lilith d'autre intérêt que celui qu'y chercheront les petits collégiens vicieux.

GASTON DANCINNES

[texte entoilé par Mikaël Lugan, décembre 2007]


P. Q., « A propos de Lilith », Mercure de France, janvier 1893

Au nombre des livres qu'il consulta, devant que d'écrire Lilith, M. Remy de Gourmont indique les apocryphes de l'Ancien Testament, tels que les donne Fabricius et le Dictionnaire historique de Pierre Bayle. Ainsi, jusque dans les notes de bibliographie, on rencontre la rare et contradictoire dualité qui donne à cette œuvre un charme si singulier, je veux dire un mélange d'imaginations gnostiques et de peu respectueuse ironie. Quelques personnes se sont émues même de certaines gayetés assez vives où se laissa entraîner M. de Gourmont, et je ne serais point émerveillé qu'il lui vint à l'esprit, pour répondre à divers critiques de mauvaise foi, d'écrire, comme Bayle, un Eclaircissement : « Que s'il y a des obscènitez dans ce livre, elles sont de celles qu'on ne peut censurer avec raison. »

On voit assez comment il se pourrait défendre. Il a utilisé une légende fort ancienne, et bien avant lui des hérétiques et des rabbins racontèrent complaisamment l'histoire de Lilith, la première femme, créée avant Eve, mère de toutes les luxures, unie d'abord à Satan, et dirent aussi comme elle débaucha Adam, tandis que Satan engendrait Caïn dans les flancs d'Eve adultère. On conçoit mal que voulant, semble-t-il, montrer la répugnante et monotone sottise du péché de la chair, l'auteur ait omis d'en énumérer les espèces les moins habituelles ; la moralité supérieure y eût perdu sans doute, s'il n'eût fait voir que les prétendus raffinements sont au demeurant fort misérables et dénotent une piteuse faiblesse d'imagination. Mais, répliqueraient peut-être les farouches gardiens de toutes les vertus, l'intelligence de M. de Gourmont est, par une sorte de nature monacale, tournée habituellement et sollicitée vers ce même péché et il en subit l'obsession. J'avoue volontiers que le reproche, si reproche il y a, est presque juste : je demanderai seulement qu'on me veuille bien faire crédit jusqu'au jour prochain où la publication du Fantôme permettra d'étudier moins sommairement la curieuse physionomie littéraire de l'écrivain, que nous aimons tous pour la vaillance de son attitude et la beauté savante et compliquée de son art.

Pour ce qui est spécialement de Lilith, il y aurait plus que mauvaise grâce à insister là-dessus, d'autant que la manière même dont fut composé ce drame rendait nécessairement plus apparente la particularité litigieuse. Afin de faciliter davantage aux âmes de ce temps l'interprétation de son œuvre, M. de Gourmont n'a point hésité non plus que Laforgue, à commettre de hardis anachronismes, et Adam et Eve, Satan et Lilith, usurpent les gestes et les paroles de fantoches contemporains : par là, ils sont plus immédiatement semblables à nous-mêmes, et n'est-ce pas cette reconnaissance de notre image ridicule qui nous invite à l'indignation ? Mais ici, plutôt, je ferais quelques réserves et je regretterais que, parfois, l'appropriation des mythes à notre imbécillité soit trop parfaite, et par suite qu'il y ait un discord trop violent entre la légende et la langue où elle est contée. Nous sommes bien avertis, il est vrai, par des phrases comme celle-ci : « II ne lui reste plus qu'à ériger les deux arbres magiques qui joueront dans la féerie un si étonnant rôle. » Je suis froissé cependant qu'à certaines minutes Jéhovah se conduise comme un roi de féerie, et qu'Eve aussitôt créée joue à cache-cache avec son image en criant : « Cou-cou ».

Ces dissonances excessives ne se répètent heureusement point trop souvent, et le pire ennemi de lui-même fut M. de Gourmont, qui, ailleurs, dans le même drame, nous fit largesse de puissantes et riches beautés dont il est le prince et le maître. Sa bienveillance, ainsi qu'il advient en général, nous rendit exigeants et insatiables, et nous voudrions que partout et toujours il prêtât à ses personnages d'aussi admirables paroles que celles de Satan à Lilith : « Je te donnerai l'homme, je le mettrai en ton pouvoir afin que tu l'avilisses, afin que ses larmes soient ridicules, afin que ses joies soient des hontes, afin que sa maison soit un hôpital et son lit un lupanar ! Quant à la femme, j'en ferai ce que tu es... Elle criera après le plaisir comme une mère après son petit qu'une louve emporte dans sa gueule... In vulva infernum... Et l'Euphrate y passerait sans en éteindre les charbons. »

P.Q.


Pierre de Querlon, « Littérature : Lilith », Chronique des livres, 25 avril 1901, p. 237-238

RÉMY DE GOURMONT. — Lilith. 1 vol. in-18 de 186 pages. Edition du Mercure de France. 3,50. 1901.

Il est rapporté dans le Codex Pseudepigraphus Veteris Testamenti de Jean Albert Fabricius qu'il fut créé pour Adam deux femmes « quarum una ex luto extra paradisum, altera in paradiso ex costa condita fuerit ». Cette seconde femme, tirée du flanc de l'homme et qui resta dans le paradis terrestre, est Eve. La première est l'héroïne de Rémy de Gourmont, Lilith.

L'histoire de la création, conçue d'après ce thème relativement nouveau, et mise en action sous une forme dialoguée et pittoresque, rappelant un peu la Tentation de saint Antoine de Flaubert, ne pouvait manquer d'être pleine d'attrait. Rémy de Gourmont s'est montré, dans cette œuvre, un penseur et un écrivain d'une grande souplesse : il a su avoir des moments de naïveté, des gestes d'ironie de la fougue voluptueuse, et parfois des élans d'inspiration dignes de Milton.

II faut bien avouer qu'il est, tout de même, plus intéressant d'étudier un ouvrage comme Lilith que de dire vaguement du bien ou du mal de quelqu'un de nos romans contemporains. Quant au récit lui-même, je le trouve plus passionnant que l'Histoire d'une femme de chambre ou que Cinq ans de ma vie.

« Lorsque Dieu voulut créer Adam, lit-on dans la Chronique de Tabari, il ordonna à Gabriel, d'enlever de la face de la terre une poignée de chaque espèce d'argile : de la noire, de la blanche, de la rouge, de la jaune, de la bleue, et de chaque espèce différente. » Mais la terre ne permit pas à l'archange de ramasser l'argile : Que serait-ce, dit-elle, si Dieu formait de moi des créatures et qu'ensuite elles fissent le mal sur la terre et qu'elles répandissent le sang injustement ? » Michel n'osa pas davantage porter la main à la terre. Mais Izrâil, ange de la mort, envoyé le troisième, rapporta l'argile à Dieu. Alors Dieu forma Adam, et le soleil le sécha. Il resta quarante ans étendu, ne faisant rien de remarquable et un peu oublié. Mais Areth le vint voir ; et il vit que son corps était vide : alors Dieu fit entrer l'âme peu à peu dans tout le corps d'Adam.

Dieu dit aux anges : Adorez Adam ; et ils l'adorèrent à l'exception d'Eblis que Dieu maudit et qui devint le mauvais démon. Tabari ne fait naître à Adam qu'une femme, Eve, qui fut persuadée par Eblis de manger le blé de l'arbre défendu. « Lorsque ce blé fut descendu dans le gosier d'Adam et qu'il fut arrivé à son ventre, la peau qu'Adam avait dans le paradis tomba de son corps ; celle d'Eve tomba de même, et la chair dé tout leur corps fut à découvert comme nous l'avons maintenant; Cette peau qu' Adam avait dans le paradis était semblable à nos ongles ; lorsqu'elle fut détachée, il leur en resta au bout des doigts, la quantité que nous avons maintenant. Or, toutes les fois qu'Adam regardait les ongles de ses doigts, et Eve également, ils se rappelaient le paradis et toutes ses délices... »

Rémy de Gourmont a préféré suivre la tradition rapportée par Fabricius. La première femme, tirée de l'argile et envoyée aussitôt hors du paradis, fut la femme et la complice de Satan : tandis que le démon se chargeait de tenter Eve, Lilith, non contente des caresses infécondes de son époux, allait offrir sa beauté et sa science à Adam.

Et le sujet qu'il a choisi lui a permis d'écrire d'admirables pages. Les commandements que Jéhovah, après la chute d'Adam et Eve, fait à ses archanges sont particulièrement pleins de grandeur et de charme. A Zachariel, il confie la régularité perpétuelle des formes créées,... et le maintien de l'essence des formes dans le mystère du germe ; à Samaël il donne « le fouet du châtiment... dont les éraflures, les moindres, verdissent empoisonnées » ; à Michel il attribue la garde de la beauté, il confie « la couleur de toutes les nuances, la pâleur des lys et la blancheur des seins » ; à Anaïl il donne la végétation, à Raphaël les générations charnelles, à Azraë il enseigne la mort.

Et il sait aussi solidement peindre du spectacle et aiguiser de l'impression : aussi parfaitement douces sont certaines descriptions du paradis où « les moineaux, dans les arbres nouveaux, jouent à cache-cache avec les éperviers ; les tigres avec les daims se roulent dans les herbes fraîches, et dans l'eau transparente des fleuves bleus, les goujons malicieux agacent la queue des grands amphibies qui dorment sur les sables roses » ; aussi violentes et chaudement lubriques sont les conversations amoureuses de Lilith et de Satan ; aussi grandioses, naïfs et humains sont les primitifs entretiens d'Adam, le premier homme, et d'Eve, notre mère, seconde femme terrestre.

Cette oeuvre a été composée, à la vérité, il y a une dizaine d'années, puisqu'elle parut dans les Essais d'Art libre ; mais Rémy de Gourmont (qui ne modifia que fort peu son oeuvre primitive avant de la publier, le mois dernier) possédait déjà la science des idées et des mots qui a placé ses deux volumes : l'Esthétique de la langue française et la Culture des idées, au premier rang des oeuvres de critique littéraire que les jeunes écrivains doivent lire et étudier.

PIERRE DE QUERLON.

[texte entoilé par Bruno Leclercq, mars 2010]


Pierre de Querlon, « Tablettes. – Les Livres », L'Hémicycle, n°19-20, juillet-août 1901), p. 157

L'ingénieux et beau drame biblique de Rémy de Gourmont, Lilith, mériterait d'être longuement étudié ; car il semble d'abord un badinage ironique, il apparaît bientôt comme une œuvre pleine de beauté, admirable parallèle de la Tentation de Flaubert, et digne mise en œuvre de ces deux précieux guides des écrivains, la Culture des Idées et l'Esthétique de la Langue française. Il est écrit que Dieu créa deux femmes pour Adam, l'une du limon de la terre fut immédiatement envoyée hors du paradis et devint Lilith, compagne de Satan, l'autre de la côte d'Adam fut Eve, seconde femme primitive. Avec un tel sujet et parmi les vivants personnages des anges et les beaux paysages de la terre en voie de création, Rémy de Gourmont a fait un drame fort beau, où l'on remue de grandes idées avec le sourire aux lèvres, et qui est à la fois un divertissement ironique et une étude profonde de l'âme humaine.

Pierre de Querlon.

[texte entoilé par Mikaël Lugan, février 2008]