Préface

Il est difficile de caractériser une évolution littéraire à l'heure où les fruits sont encore incertains, quand la floraison même n'est pas achevée dans tout le verger. Arbres précoces, arbres tardifs, arbres douteux et qu'on ne voudrait pas encore appeler stériles : le verger est très divers, très riche, trop riche ; — la densité des feuilles engendre de l'ombre et l'ombre décolore les fleurs et pâlit les fruits.

C'est parmi ce verger opulent et ténébreux qu'on se promènera, s'asseyant un instant au pied des arbres les plus forts, les plus beaux ou les plus agréables.

Quand elles le méritent par leur importance, leur nécessité, leur à-propos, les évolutions littéraires reçoivent un nom ; ce nom très souvent n'a pas de signification précise, mais il est utile : il sert de signe de ralliement à ceux qui le reçoivent, et de point de mire à ceux qui le donnent ; on se bat ainsi autour d'un labarum purement verbal Que veut dire Romantisme ? Il est plus facile de le sentir que de l'expliquer. Que veut dire Symbolisme ? Si l'on s'en tient au sens étroit et étymologique, presque rien ; si l'on passe outre, cela peut vouloir dire : individualisme en littérature, liberté de l'art, abandon des formules enseignées, tendances vers ce qui est nouveau, étrange et même bizarre ; cela peut vouloir dire aussi : idéalisme, dédain de l'anecdote sociale, antinaturalisme, tendance à ne prendre dans la vie que le détail caractéristique, à ne prêter attention qu'à l'acte par lequel un homme se distingue d'un autre homme, à ne vouloir réaliser que des résultats, que l'essentiel ; enfin pour les poètes, le symbolisme semble lié au vers libre c'est-à-dire démailloté, et dont le jeune corps peut s'ébattre à l'aise, sorti de l'embarras des langes et des liens.

Tout cela n'a que peu de rapports avec les syllabes du mot, — car il ne faut pas laisser insinuer que le symbolisme n'est que la transformation du vieil allégorisme ou l'art de personnifier une idée dans un être humain, dans un paysage, dans un récit. Un tel art est l'art tout entier, l'art primordial et éternel, et une littérature délivrée de ce souci serait inqualifiable ; elle serait nulle, d'une signification esthétique adéquate au gloussements du hocco ou aux braiements de l'onagre.

La littérature n'est pas en effet autre chose que le développement artistique de l'idée, que la symbolisation de l'idée au moyen de héros imaginaires. Les héros, ou les hommes (car chaque homme est un héros, dans sa sphère) ne sont qu'ébauchés par la vie ; c'est l'art qui les complète en leur donnant, en échange de leur pauvre âme malade le trésor d'une immortelle idée, et le plus humble peut être appelé à cette participation, s'il est élu par un grand poète. Quel humble que cet Enée que Virgile charge de tout le fardeau d'être l'idée de la force romaine, et quel humble que ce Don Quichotte à qui Cervantès impose l'épouvantable poids d'être à la fois Roland et les quatre fils Aymon, Amadis, Palmerin, Tristan et tous les chevaliers de la Table ronde ! L'histoire du symbolisme, ce serait l'histoire de l'homme même, puisque l'homme ne peut s'assimiler une idée que symbolisée. Il ne faut pas insister, car nous pourrions croire que les jeunes dévots du symbolisme ignorent jusqu'à la Vita Nuova et ce personnage de Béatrice, dont les frêles et pures épaules restent pourtant droites sous le complexe faix des symboles dont le poète l'accable.

D'où est donc venue l'illusion que la symbolisation de l'idée était une nouveauté ? Voici.

Nous eûmes, en ces dernières années, un essai très sérieux de littérature basée sur le mépris de l'idée et le dédain du symbole. On en connaît la théorie, qui semble culinaire : Prenez une tranche de vie, etc. M. Zola, ayant inventé la recette, oublia de s'en servir. Ses « tranches de vie » sont de lourds poèmes d'un lyrisme fangeux et tumultueux, romantisme populaire, symbolisme démocratique, mais toujours pleins d'une idée, toujours gros d'une signification allégorique. Germinal, la Mine, la Foule, la Grève. La révolte idéaliste ne se dressa donc pas contre les œuvres (à moins que contre les basses œuvres) du naturalisme, mais contre sa théorie ou plutôt contre sa prétention ; revenant aux nécessités antérieures, éternelles, de l'art, les révoltés crurent affirmer des vérités nouvelles, et même surprenantes, en professant leur volonté de réintégrer l'idée dans la littérature ; ils ne faisaient que rallumer le flambeau ; ils allumèrent aussi, tout autour, beaucoup de petites chandelles.

Une vérité nouvelle, il y en a une, pourtant, qui est entrée récemment dans la littérature et dans l'art, c'est une vérité toute métaphysique et toute d'a priori (en apparence), toute jeune, puisqu'elle n'a qu'un siècle et vraiment neuve, puisqu'elle n'avait pas encore servi dans l'ordre esthétique. Cette vérité, évangélique et merveilleuse, libératrice et rénovatrice, c'est le principe de l'idéalité du monde. Par rapport à l'homme, sujet pensant, le monde, tout ce qui est extérieur au moi, n'existe que selon l'idée qu'il s'en fait. Nous ne connaissons que des phénomènes, nous ne raisonnons que sur des apparences ; toute vérité en soi nous échappe ; l'essence est inattaquable. C'est ce que Schopenhauer a vulgarisé sous cette formule si simple et si claire : Le monde est ma représentation. Je ne vois pas ce qui est ; ce qui est, c'est ce que je vois. Autant d'hommes pensants, autant de mondes divers et peut-être différents. Cette doctrine, que Kant laissa en chemin pour se jeter au secours de la morale naufragée, est si belle et si souple qu'on la transpose sans en froisser la libre logique de la théorie à la pratique, même la plus exigeante, principe universel d'émancipation de tout homme capable de comprendre. Elle n'a pas révolutionné que l'esthétique, mais ici il n'est question que d'esthétique.

On donne encore dans des manuels une définition du beau ; on va plus loin : on donne les formules par quoi un artiste arrive à l'expression du beau. Il y a des instituts où l'on enseigne ces formules, qui ne sont que la moyenne et le résumé d'idées ou d'appréciations antérieures. En esthétique, les théories étant généralement obscures, on leur adjoint l'exemple, l'idéal parangon, le modèle à suivre. En ces instituts (et le monde civilisé n'est qu'un vaste institut) toute nouveauté est tenue pour blasphématoire, et toute affirmation personnelle devient un acte de démence. M. Nordau, qui a lu, avec une patience bizarre, toute la littérature contemporaine, propagea cette idée vilainement destructrice de tout individualisme intellectuel que le « non conformisme » est le crime capital pour un écrivain. Nous différons violemment d'avis. Le crime capital pour un écrivain c'est le conformisme, l'imitativité, la soumission aux règles et aux enseignements. L'œuvre d'un écrivain doit être non seulement le reflet, mais le reflet grossi de sa personnalité. La seule excuse qu'un homme ait d'écrire, c'est de s'écrire lui-même, de dévoiler aux autres la sorte de monde qui se mire en son miroir individuel ; sa seule excuse est d'être original ; il doit dire des choses non encore dites et les dire en une forme non encore formulée. Il doit se créer sa propre esthétique, - et nous devrons admettre autant d'esthétiques qu'il y a d'esprits originaux et les juger d'après ce qu'elles sont et non d'après ce qu'elles ne sont pas.

Admettons donc que le symbolisme, c'est, même excessive, même intempestive, même prétentieuse, l'expression de l'individualisme dans l'art.

Cette définition trop simple, mais claire, nous suffira provisoirement. Au cours des suivants portraits, ou plus tard, nous aurons sans doute l'occasion de la compléter ; son principe servira encore à nous guider, en nous incitant à rechercher, non pas ce que devraient faire, selon de terribles règles, selon de tyranniques traditions, les écrivains nouveaux, mais ce qu'ils ont voulu faire. L'esthétique est devenue, elle aussi, un talent personnel ; nul n'a le droit d'en imposer aux autres une toute faite. On ne peut comparer un artiste qu'à lui-même, mais il y a profit et justice à noter des dissemblances : nous tâcherons de marquer, non en quoi les « nouveaux venus » se ressemblent, mais en quoi ils diffèrent, c'est-à-dire en quoi ils existent, car être existant, c'est être différent.

Ceci n'est pas écrit pour prétendre qu'il n'y a pas entre la plupart d'entre eux d'évidentes similitudes de pensée et de technique, fait inévitable, mais tellement inévitable qu'il est sans intérêt. On n'insinue pas davantage que cette floraison est spontanée ; avant la fleur, il y a la graine, elle-même tombée d'une fleur ; ces jeunes gens ont des pères et des maîtres : Baudelaire, Villiers de l'Isle-Adam, Verlaine, Mallarmé, et d'autres. Ils les aiment morts ou vivants, ils les lisent, ils les écoutent. Quelle sottise de croire que nous dédaignons ceux d'hier ! Qui donc a une cour plus admirative et plus affectueuse que Stéphane Mallarmé ? Et Villiers est-il oublié ? Et Verlaine délaissé ?

Maintenant, il faut prévenir que l'ordre de ces portraits, sans être tout à fait arbitraire, n'implique aucune classification de palmarès ; il y a même, hors de la galerie, des absents notoires, qu'une occasion nous ramènera ; il y a des cadres vides et aussi des places nues ; quant aux portraits mêmes, si quelques-uns les jugent incomplets et trop brefs, nous répondrons les avoir voulus ainsi, n'ayant la prétention que de donner des indications, que de montrer, d'un geste du bras, la route.

Enfin, pour rejoindre aujourd'hui à hier, nous avons intercalé, parmi les figures nouvelles, des faces connues : et alors, au lieu de récrire une physionomie familière à beaucoup, on a cherché à mettre en lumière, plutôt que l'ensemble, tel point obscur.

Les renseignements bibliographiques de l'Appendice, aussi précis que possible, sont là pour ajouter à ce tome de littérature, qui se glorifie d'abord des insignes masques de M. F. Vallotton, un petit intérêt documentaire.

R.G.

Pierre Quillard

Quillard par Vallotton.

C'était aux temps déjà loin et peut-être héroïques du Théâtre d'Art ; on nous convia à entendre et à voir la Fille aux Mains coupées : il m'en reste le souvenir du plus agréable des spectacles, du plus complet, du plus parfait, d'un spectacle qui donnait vraiment la sensation exquise et aiguë du définitif. Cela dura une heure à peine : il en demeure des vers qui forment un poème difficilement oubliable.

M. Pierre Quillard a réuni ses premières poésies sous un titre qui serait, pour plus d'un, présomptueux : La Gloire du Verbe. Oser cela, c'est être sûr de soi, c'est avoir la conscience d'une maîtrise, c'est affirmer, tout au moins, que, venant après Leconte de Lisle et après M. de Heredia, on ne faiblira pas en un métier qui demande avec la splendeur de l'imagination une singulière sûreté de main. Il ne nous mentait pas ; très habile sertisseur, il glorifie vraiment les multiples pierreries du verbe, il fait sourire l'orient des perles, et rire l'arc-en-ciel des diamants décomposés.

Capitan d'une galère chargée d'opulents esclaves, il navigue parmi les périls tentants des archipels de pourpre (comme on dit qu'à certaines heures apparaissent les îles grecques), et quand la nuit vient il cherche le fond de sable d'un golfe violet

Dans la splendeur des clairs de lune violets.

Et il attend l'apparition du divin :

Alors des profondeurs et des ténèbres saintes
Comme un jeune soleil sort des gouffres marins,
Blanche, laissant couler des épaules aux reins
Ses cheveux où nageaient de pâles hyacinthes,
Une femme surgit..
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dont les yeux sont des abîmes de joie, d'amour et d'épouvante où l'on voit se réfléchir le monde entier des choses depuis l'herbe jusqu'à l'infini des mers ; et elle parle : Poète qui promènes parmi la vie ton étonnement et tes désirs et tes amours, tu te présentes ému par les seules joies charnelles et tu souffres, car ces joies, tu ne les sens vraiment que vaines, mais

Si tu n'étreins que des chimères, si tu bois
L'enivrement de vins illusoires, qu'importe !
Le soleil meurt, la foule imaginaire est morte
Mais le monde subsiste en ta seule âme : vois!
Les jours se sont fanés comme des roses brèves,
Mais ton Verbe a crée le mirage où tu vis...

et ma beauté, c'est toi qui lui donnes sa forme et son geste ; je suis ton œuvre ; j'existe parce que tu me penses et parce que tu m'évoques.

Telle est l'idée maîtresse de cette Gloire du Verbe, l'un des rares poèmes de ce temps où l'idée et le mot marchent d'accord en harmonieux rythme.

Au lever du soleil la galère remit à la voile : Pierre Quillard partait pour des pays lontains.

C'est une âme païenne ou qui se voudrait païenne, car si ses yeux cherchent avidement la beauté sensible, son rêve s'attarde à vouloir forcer la porte derrière laquelle dort obscurément la beauté enclose dans les choses. Il est vraiment plus inquiet qu'il ne daigne le dire et le regard des captives le trouble de plus d'un frisson. Comme il sait toutes les théogonies et toutes les littératures,

J'ai connu tous les dieux du ciel et de la terre,

comme il a bu à toutes les sources, il connaît plus d'une manière de s'enivrer : dilettante d'espèce supérieure, quand il aura épuisé la joie des navigations, quand il aura choisi sa demeure (sans doute près d'une vieille fontaine sacrée), ayant beaucoup cueilli, ayant beaucoup semé de noble graines, il se verra le maître d'un jardin royal et d'un peuple odorant de fleurs,

Fleurs éternelles, fleurs égales aux dieux !

[ Entoilage : Julie Morinière, Terminale Littéraire, le 26 avril 2001.]