CORINNA OU LETTRE D'UNE ANCIENNE JEUNE FILLE

A Monsieur
Monsieur Francis Jammes
à Orthez

Je m'appelle Corinna et je vous écris de Rome où j'ai rejoint mes parents bien-aimés, après des aventures qui ne sont, hélas ! que trop connues. Les journaux ont parlé de moi, m'a-t-on dit sur le bateau qui me ramenait dans ma patrie ; peut-être avez-vous déjà rêvé de la malheureuse Corinna, vous qui aimez les anciennes jeunes filles ? Plus que toute autre j'ai droit à ce titre touchant, car seule une vraie ancienne jeune fille pouvait, en l'an 1899, être enlevée par des bandits et vendue à un Turc. Cela nous reporte à quelque cent ans en arrière, et davantage, alors que des moines appelés Mathurins s'embarquaient sur des brigantins pour aller à Tunis racheter aux Infidèles les anciennes jeunes filles enfermées dans les maisons des pachas et des beys. Mon histoire est tant vieille que j'en aurais honte si vous n'existiez pas. La voici.

Je me promenais donc aux environs de Brousse avec Vittoria, ma chère nourrice qui me contait les contes de son pays natal, et me disait les vers d'amour que l'on chante, quand vient le joli mois de mai :

Maju maju beni venga
Cun tutu su sole e amore,
Cun s'arma e cun su fiore
Et cun su margaritina...

et moi, qui suis Pérugine, je lui répondais :

Or è di maggio, et fiorita è il limone,
Ora è di maggio, e gli è fiorito i rami,
Ora è di maggio che fiorito é i fiori,
Noi salutiamo di casa il padrone,
Salutiam le ragazze co'suoi dami
Salutiam le ragazze co'suoi amori...

Elle m'embrassait, toute gaie et rajeunie, et nous nous amusions beaucoup, quand trois hommes fort vilains, avec de grandes moustaches et des yeux terribles, surgirent comme de terre ; nous n'eûmes pas le temps de crier : des mains, puis un mouchoir nous bâillonnèrent ; on nous banda aussi les yeux.

Je m'évanouis au moment de me sentir jetée comme un sac de farine sur les épaules d'un homme. Quand je me réveillai, j'étais couchée au fond d'une grande barque, dont la voile gonflée rasait ainsi qu'un oiseau de mer la crête des vagues. On m'avait ôté le bandeau et le bâillon ; des hommes, différents de ceux qui m'avaient prise, me gardaient avec un sérieux qui m'épouvanta et je me mis à pleurer. Alors, ils me laissèrent seule. En voulant faire un mouvement, je m'aperçus que j'avais les pieds liés par une corde. Je pus cependant me dresser sur mon séant et, appuyée à un banc, je versai toutes les larmes de mon cœur. Quand j'eus bien pleuré, je me mis à réfléchir : Evidemment j'étais enlevée ! Cette idée m'épouvantait, en me rassurant un peu. On ne voulait pas me tuer pour me voler mes bijoux, comme je l'avais cru d'abord, c'était moi-même que l'on volait, soit que les voleurs fussent les esclaves de quelque pacha, soit qu'ils prétendissent me vendre à un riche marchand qui leur donnât de ma beauté un bon prix. J'avais lu un vieux roman français où les choses se passaient à peu près ainsi : « Gusman et Zéamire, ou les Corsaires des îles Baléares. » Ce Gusman était un jeune seigneur, général d'une galère espagnole qui ravissait aux corsaires leur proie, au moment même où le capitaine des Turcs allait faire subir à Zéamire les derniers outrages. Je priai Dieu de m'épargner ces derniers et mystérieux outrages (sur lesquels, hélas ! je suis bien fixée maintenant !) et, vaincue par la fatigue, je m'endormis en rêvant à Gusman, dont j'étais la Zéamire.

Une sensation singulière me réveilla. J'étais toute nue. Plus tard, j'appris que j'avais été enveloppée par une vague au moment où l'on me débarquait le long de la terrasse du palais, et le premier soin des femmes parmi lesquelles je me trouvais maintenant avait été de me déshabiller, de me réchauffer, de me changer de vêtements. J'entendais un gazouillis dont quelques mots m'étaient familiers. Je regardai la jeune femme qui semblait les prononcer ; elle était blonde et ses yeux étaient tendres. Elle sourit sous mon regard et prononça tout doucement ces paroles dont j'aurais ri quelques heures plus tôt, mais qui alors me firent délicieusement pleurer : « Se parle française? » Trop émue pour répondre, je tendis les bras vers le charmant visage et nous nous embrassâmes longuement, comme deux sœurs, comme deux amies qui se retrouvent. Je lui dis mon histoire ; elle me conta la sienne, qui n'en différait guère. Elle s'appelait Caroline ; elle était Viennoise et elle avait appris le français d'une nourrice italienne qui avait servi plusieurs années à Marseille. Ainsi son français était à moitié italien ; cela facilita nos causeries.

Le soir même, dès que je fus un peu remise de mes émotions par un bon repas et la tendresse inespérée de mon amie, Caroline m'apprit où j'étais et me fixa sur mon sort. J'avais été enlevée par les affidés de Soliman-Pacha, qui avait sans doute remarqué ma beauté aux bains de Brousse ; j'étais dans son harem et l'une de ses femmes. Quand il apprendrait mon arrivée, il me ferait demander, et je n'avais qu'à lui obéir.

« Il est assez doux, continua Caroline, mais il ne souffre pas qu'on résiste à ses caprices. Je lui ai plu par mes complaisances ; je suis toujours sa favorite, bien qu'il aime les figures nouvelles et les corps vierges. Fais comme moi, mon amie ; sois soumise, et les plaisirs que tu donneras, même si ton cœur ne peut les partager, feront tes chagrins moins amers. »

Je sentis bien que je ne pouvais parfaitement comprendre ce que me disait Caroline, mais à voir ses yeux vifs, son teint clair, son embonpoint, je me trouvai presque consolée : ce que mon maître allait exiger de moi ne me conduirait ni à la mort ni au désespoir.

Cependant une autre inquiétude me vint, et voilà que, songeant à mes parents, à mes frères, à mes amis, à toute ma vie, j'éclatai en sanglots. Je pleurai longtemps, malgré les tendres caresses de Caroline, qui me pressait contre son sein, baisait doucement mes yeux mouillés. Quand je fus plus calme, elle ne m'abandonna pas, me disant de ces mots qui feraient fondre les cœurs les plus durs. Nos lèvres se joignirent en un long baiser qui me laissa comme étourdie. Quand je rouvris les yeux et que je regardai Caroline, il me sembla que j'étais liée à elle par un lien plus fort que toutes les amitiés que j'avais connues jusqu'ici.

Ce n'est que le lendemain soir que Soliman me fit demander. On s'y attendait. Une esclave noire avait fait ma toilette. Je mangeai peu. Je me serais évanouie de peur sans la tendresse de Caroline, dont les caresses me faisaient délicieusement frissonner. Elle voulut me conduire elle-même jusqu'au seuil de l'appartement que gardait un nègre très grand, mais gras et si lourd que je me mis à trembler ; je songeais au More de Venise !

« Soliman est un jeune homme très beau, me dit Caroline, qui devina mon impression. Va, donne au maître ce qui est dû au maître ; mais souviens-toi que je t'aime ! »

Elle me baisa sur les yeux et disparut.

Je ne vous conterai pas cette triste nuit de noces. Elle ressemble sans doute à toutes les autres ; mais au lieu que les autres ouvrent aux jeunes filles les portes de la vie, celle-ci m'ôtait du cœur, à chaque baiser qui accablait ma poitrine, l'espérance d'être jamais aimée par quelqu'un de ma race et de mon rang. J'étais une esclave ; je fus obéissante comme une esclave. Soliman obtint de moi, cette nuit et dans les entrevues qu'il m'accorda ensuite, tous les plaisirs dont dispose une femme, et j'appris même à devancer ses désirs ou à les réveiller.

Ma faveur durait depuis trois mois, lorsque deux femmes nouvelles nous furent amenées par les mêmes gens auxquels je devais ma captivité, une Grecque des Iles nommée Syra, et Louma la Géorgienne, qui devait devenir ma grande amie et mon sauveur. Le lendemain, des trois femmes qui se trouvaient au harem à mon arrivée, deux disparurent. C'étaient deux Arabes chrétiennes d'Algérie. Soliman les avait vendues ensemble, car la tendresse qu'elles avaient l'une pour l'autre n'aurait pas permis de les séparer sans danger, et d'ailleurs Soliman était généreux. « Dans les harems bien ordonnés, me dit Caroline, les femmes sont toujours par nombre pair. » Qui m'eût dit, au temps de ma liberté, qu'un jour je comprendrais tout ce qu'il y a d'ingénieux dans cet arrangement ! Hélas ! je ne le comprenais que trop, car j'y participais avec une passion dont je rougirai le reste de ma vie. J'étais soumise à Soliman, je ne l'aimais pas ; je n'ai même jamais senti pour lui cette sorte de reconnaissance sensuelle que Caroline, à mon grand dépit, avouait avoir souvent éprouvée en sortant de ses bras. Cet homme, que je n'avais pas choisi, m'était aussi indifférent que les coussins sur lesquels il ruminait sa volupté. La douceur de son accueil, la liberté du harem, des contacts multipliés, les révélations de la salle de bain, je ne sais quelle odeur de perversité que l'on respire là, et le spectacle d'une impudeur innocente que me donnaient les Algériennes, tout cela fit que Caroline devint mon maître ; Soliman n'était que mon tyran.

« Ma famille, pensais-je, doit me croire morte ; et je suis en effet dans un tombeau. C'est à moi d'en sortir puisque nul n'y peut descendre pour me tendre la main. »

J'en parlai à Caroline.

« Fuir ? répondit-elle. A quoi bon? Sais-tu ce que nous sommes ? Mieux vaut être ici les esclaves d'un seul qu'en Europe les esclaves de tous. Quand j'aurai assez d'argent, je tâcherai de déplaire à Soliman, je m'enlaidirai, je me vieillirai et je m'en irai. Mais pas avant. Va, cette vie en vaut une autre. Ne m'aimes-tu pas, Corinna ? »

— Je t'aime, puisque nous fuirons ensemble.

— Non, dit Caroline, en haussant les épaules, tu ne m'aimes pas puisque tu peux risquer de me perdre. Mais fuir, est-ce possible ? Fuir ? Non. Je suis bien ici. J'ai seulement peur d'engraisser parce qu'on ne fait pas assez d'exercice. Je demanderai à Soliman de nous installer un trapèze et une corde à nœuds. »

Cette réponse grossière me blessa et diminua beaucoup mon affection pour Caroline. Je ne répondis rien. Cependant je songeai que si Soliman avait la bonté de nous donner une échelle de corde, cela pourrait peut-être servir mes projets.

Cette conversation s'achevait quand la négresse introduisit Syra et Louma. Aussitôt Caroline, pour me punir et sans doute exciter ma jalousie, s'approcha de Syra, qui était délicieusement belle, et lui fit les mêmes caresses qui m'avaient accueillie, nouvelle venue. J'imitai la méchanceté de mon amie et j'attirai à moi Louma, qui tomba dans mes bras en pleurant. C'était une petite créature toute frêle, qui aurait été prise pour un enfant sans la richesse précoce de sa poitrine et la beauté accentuée de son visage aux lignes nettes. Elle avait des yeux grands comme des lacs, pleins de candeur et d'intelligence.

Son geste de se donner à moi fit que je me donnai à elle de tout mon cœur.

Louma fut demandée le soir même ; j'en pleurai.

Tout le lendemain elle fut sombre, répondant à peine à mes regards, au frôlement de mes doigts. Il n'y avait plus que de la colère dans ses grands yeux, qui devenaient effrayants. Je ne savais que faire pour la reconquérir, ni en quelle langue lui parler, quand je l'entendis qui criait en frappant du pied :

« Oh ! je me revengerai des Tourcs et de houmes ! »

Alors je m'approchai et je lui dis doucement :

« Parle-moi, Louma, je te comprendrai, car je t'aime.

— O Dieu ! J'ai donc une amie ! »

Louma me pressait les mains avec violence. Encore une fois elle tomba dans mes bras. Au milieu de ses sanglots elle me couvrait de baisers le cou et la joue. Je la couchai sur moi comme un petit enfant et je la berçai en lui disant de douces paroles. Ce fut le premier moment de joie pure que j'éprouvais depuis mon enlèvement.

J'oubliai avec Louma l'habitude des tendresses équivoques. Toutes deux serves d'un tyran voluptueux, nous fûmes deux sœurs aux yeux limpides et aux mains chastes. S'il n'y avait pas Louma dans mon aventure, je n'aurais pas osé vous parler de Caroline. Mais Louma m'a rendu mon cœur de jeune fille. Elle est toujours mon amie ; elle vit près de moi et ne me quittera jamais, l'une pour l'autre témoin cruel et bien-aimé d'une honteuse captivité ! Que de fois n'avons-nous pas entendu, quand nous passons rapidement, à la tombée du jour, pour aller faire nos prières à Saint-Jean-de-Latran : « Voilà les deux Turquines ! » Alors nous nous serrons plus étroitement l'une contre l'autre et nous songeons que nous avons bien doucement pleuré dans la maison du Turc. Ceci va vous toucher et vous expliquer aussi pourquoi je vous écris : nous pleurions sur notre destinée et nous pleurions sur la mort de votre Clara. Louma avait ce petit livre dans sa poche, quand elle fut enlevée comme moi, pendant une promenade. Nous l'avons lu ensemble bien souvent, et que de joies il nous a données et que d'angoisses, à nous qui ne devions pas mourir !

Il faut donc vous parler de notre délivrance. Elle arriva, selon ce que les journaux ont rapporté, par l'entremise de nos ambassadeurs. Nous étions tout près de Constantinople. Louma le savait, qui ne s'était pas évanouie. C'est elle qui eut l'idée d'un message pour lequel nous gagnâmes une vieille marchande de bijoux qui venait parfois à la maison. Nous ne parlions jamais avec elle que par signes, mais Louma découvrit qu'elle savait quelques mots de géorgien.

Le moment le plus cruel de mon histoire fut celui où je retrouvai ma mère. Elle lut dans mes yeux tous mes jours et toutes mes nuits. Quant à mon fiancé Gino, je ne l'ai jamais revu, je n'ai pas prononcé son nom et nul ne l'a prononcé devant moi. Que ferais-je d'un fiancé ? Et que ferais-je d'un mari ? La pauvre ancienne jeune fille a épuisé, c'est le cas de le dire, « la coupe de toutes les voluptés ». Elle n'a plus rien à apprendre ; elle pourrait être un maître accompli dans l'art dont le nom seul me donne des frissons.

Je songe parfois que Caroline fut la plus raisonnable. Une prostituée qui aime son état sert mieux la vie qu'une échappée des harems qui pleure ses péchés. Les prières sont vaines. J'entends le bruit des chapelets sur les dalles quand les vieilles femmes se baissent pour baiser le pavé ; on dirait un bruit d'osselets, un bruit de mort. Si je dois jamais revivre, ce sera dans la souillure dont j'ai gardé l'odeur. Mais il vaut peut-être mieux que je ne revive pas.

Adieu. Ecrivez mon histoire, ami des Anciennes Jeunes filles. Il en fut de toute sorte. Plus d'une vécut ma vie ; plus d'une encore vécut celle de Caroline. Ecrivez notre histoire. Elle plaira aux hommes, qui sont tous libertins, et aux femmes, qui sont curieuses de connaître les aventures extraordinaires où nous sommes exposées.

J'aime peut-être encore mieux être Corinna que d'avoir été Clara, même la vôtre. J'ai appris quelque chose. Je sais de quoi on peut mourir et de quoi on ne meurt pas. On ne meurt pas de l'amour — même à la turque, — et j'en suis la preuve. Nos filles, dans cent ans, entreprendront-elles comme une expérience l'aventure que j'ai subie comme un supplice ? Je l'espère, quoique j'aie de la religion et que je mette des cierges à la madone ; car si je n'avais pas eu de religion, je n'aurais pas eu de remords. Le christianisme (j'ai senti cela à vivre dans un autre air) n'est peut-être qu'une machine à donner des remords. Est-ce bien utile ? Je vous le demande. Moi je ne sais rien, je ne suis qu'une Ancienne Jeune Fille, — pour vous servir.

CORINNA.

P. S. — On n'a jamais pu savoir ce qu'était devenue ma bonne nourrice. Je crois qu'ils l'auront noyée, car elle était peu faite pour donner du plaisir à un Turc.