UN ROMAN ESPAGNOL
LA GLOIRE DE DON RAMIRE

Il semble que l'Espagne des anciens temps soit pour les Français une patrie romantique. La terre du Cid, d'Hernani et de don Juan leur est, plus que toute autre, poétique et sacrée. Elle est peuplée de héros et d'amoureuses. Aussi n'y mettent-ils le pied qu'en tremblant d'émotion et avec le sentiment de leur indignité. Qu'elle soit aussi le pays de Gil Blas, ils ne le savent plus, et celui de Don Quichotte, ils ne s'en étonnent pas, car ce personnage, d'abord grotesque, est devenu dans leur esprit un type même de chevalerie. Il est Espagnol, et cela suffit.

Il a semblé d'abord que la Gloire de don Ramire (1) continuait et consacrait la légende. Le titre était clair, mais quand on en eut percé l'ironie, il y a eu un peu d'effarement. Ce n'était pas l'Espagne que nous connaissions, et pourtant cela semblait bien la vraie Espagne. Est-ce qu'il allait falloir abandonner une vieille illusion et rendre sa vraie signification au chevalier de la triste figure ? Don Ramire allait-il donc être le Don Quichotte de nos chimères espagnoles ? Peut-être. Il suffit, pour que cela arrive, que ce roman ait chez nous quelque succès de lecture et j'écris ceci pour y contribuer, pour ma faible part, car je crois qu'il le mérite.

L'auteur, M. Enrique Larreta, n'est Espagnol que par ses lointaines origines. C'est un Argentin, de Buenos-Ayres, qui habite le plus souvent Paris. Je crois qu'il a environ trente-cinq ans. Ce livre est son début dans la littérature. Il a été longuement mûri et écrit lentement, dans un laborieux loisir, sans que rien fût laissé au hasard de l'imagination. Les paysages d'Avila et de Tolède sont familiers à M. Larreta, non moins que les vieilles chroniques espagnoles et les mémoires originaux de l'époque de Philippe II. Sa culture est toute française, mais, plus heureux que nous autres, il a pu ne lire que les maîtres véritables qui ont affermi ses dons naturels et l'ont préservé du mauvais goût qui règne également dans ses deux patries linguistiques et littéraires. J'ai traduit son livre aussi littéralement qu'il était compatible avec l'élégance que notre langue exige ; on peut donc s'assurer qu'il n'a rien de la redondance espagnole. C'est un esprit clair et logique.

Je pense que l'idée de don Ramire lui est venue en contemplant la cathédrale d'Avila et tous ces archaïques couvents qui dorment dans la vieille ville bien diminuée de sa splendeur et de ses richesses. De là, il a passé aux chroniques où, avec son histoire, étaient consignées ses légendes et ses merveilles, aux mémoires qui faisaient renaître les personnages qui avaient passé parmi ces pierres, et tout cela, peu à peu, s'est mis à vouloir la vie, à exiger l'évocation. Quel fourmillement ! C'est qu'Avila, au temps même de sainte Thérèse et plus tard encore, était une ville à demi sarrasine. Les infidèles, en apparence convertis, demeurés musulmans au fond de leur cœur comme au fond de leurs maisons, s'étaient groupés dans un vaste faubourg qui était la partie la plus animée et la plus laborieuse de la ville. Ramire évolue dans ces deux cités hostiles, allant de l'une à l?autre, et cela permet des descriptions, fort heureuses et fort pittoresques, toujours à leur vraie place, toujours utiles au récit.

C'était une aventure assez fréquente alors que les unions clandestines entre les deux races. Ramire en est précisément le fruit. Sa mère, encore jeune fille, a été séduite par un Maure de condition, que son père ne lui permet pas d'épouser, quoique ces sortes de mariages fussent possibles et qu'on en trouve également des exemples. Mais la fierté du gentilhomme ne discute même pas une telle proposition et, de Ségovie, il vient s'enfermer, avec sa fille et l'enfant maudit dans un vieux palais d'Avila, où il réussit à cacher à tous la honte de sa race. Un de ses amis s'était dévoué, avant d'aller se faire tuer dans les Flandres, à épouser Dona Guiomar, et Ramire se croit le descendant légitime d'un gentilhomme de haute lignée. Ce n'est que tout à fait à la fin du roman que son véritable père, le rencontrant aux environs de Tolède, lui dévoilera, pour arrêter sa main presque parricide, le secret de sa naissance.

Tout en les méprisant, Ramire se sent mystérieusement attiré vers les Mauresques du faubourg. Une sorte de mission secrète que lui délègue le chanoine, chargé de son éducation, favorise cette inclination. "Au besoin, pour justifier votre présence parmi les infidèles, lui dit le chanoine , feignez une intrigue amoureuse." Le hasard le sert à souhait, car une belle et jeune Sarrasine, comme il rentrait un soir, lui jette à travers les jalousies de sa fenêtre un œillet et bientôt lui mande une servante qui le guide vers sa maison. Élevé dans un catholicisme rigide, entre son grand-père morose et inoublieux, et sa mère, accablée sous la faute qu'elle expie chaque jour, Ramire pénètre avec étonnement dans cette civilisation orientale, sensuelle et gaie. Aixa devient vite sa maîtresse, lui révèle tous les raffinements de la volupté la plus ingénue, puis, trompée par les ressemblances qu'elle trouve entre les formules des deux religions, elle dévoile tout son mysticisme musulman, heureuse de trouver d'abord dans son amant un acquiescement, quoique un peu inquiet, à ses sentiments. Aixa est énigmatique. C'est une sorte de prophétesse musulmane. Elle est l'âme du perpétuel complot des Mauresques qui n'ont jamais désespéré de recouvrer un jour leur liberté religieuse, et c'est chez elle que se réunissent les chefs du mouvement qui ont cette belle et pieuse jeune femme en parfaite vénération. Un jour, Ramire trouve chez elle un gentilhomme mauresque qu'il a déjà aperçu dans plusieurs circonstances et qui même lui a évité une querelle dans un cabaret. Le lecteur devine que c'est le père de don Ramire ; Aixa est joyeuse ; elle s'empresse entre les deux hommes. Comme le soir vient, devant Ramire, qui ne comprend que peu à peu, ils se lèvent, se prosternent vers le couchant, puis récitent de mystérieux versets. En même temps toutes les cloches d'Avila se mettent à tinter l'angélus, et le jeune homme épouvanté tombe à genoux, dans une crise de désespoir et de remords. Pour la première fois, il a le sentiment net d'avoir trahi sa religion, d'avoir commis une action monstrueuse en s'abandonnant à l'amour de cette infidèle.

C'est là, je crois, le sommet du drame, qui va maintenant se dérouler logiquement, jusqu'à la chute de Ramire dans les abîmes. De ce moment, il se reprend, ne pense plus qu'à son devoir ; il se rappelle soudain qu'il est venu en espion du Roi et de l'Église dans ce faubourg, où il a trouvé des plaisirs trop exquis pour n'être pas maudits. Aixa ne lui paraît plus qu'une magicienne, qui, par ses artifices diaboliques, n'a eu pour but que de perdre son âme. Son éducation si foncièrement catholique, fanatique et superstitieuse, ne lui permet plus, dès ce retour sur lui-même, de goûter aucun des charmes naturels de la femme livrée à ses instincts de beauté. Il a honte d'avoir revêtu, même pour quelques heures seulement, les vêtements trop souples et trop voluptueux des Musulmans, d'avoir noué le turban de mousseline autour de son front, d'avoir pris des bains parfumés, quand l'idéal chrétien et chevaleresque lui commande les rudes habits et la divine saleté où tant de saints religieux se sont complus, en obéissance aux lois de pauvreté et de renoncement. Tout en continuant de voir Aixa et de jouir de sa chair, mais par devoir et pour ne pas éveiller ses soupçons, il guette sa maison comme un malfaiteur, réussit à y découvrir une assemblée de Musulmans, est blessé dans une lutte inégale, sauvé par son père mystérieux, soigné avec dévouement, avec amour, par la noble Aixa, qui voudrait lui pardonner même sa trahison et qu'il refuse de suivre à Tolède où elle voudrait fuir, à Tolède où elle ne soupçonne pas qu'elle va être brûlée vive, aux applaudissements d'une foule ivre de religion. Rentré chez lui, après avoir juré au gentilhomme mauresque de ne les dénoncer, s'il doit le faire, qu'après leur avoir laissé le temps de se mettre à l'abri, il méconnaît son serment, sur les conseils du chanoine, et, chose horrible à dire ! livre à l'Inquisition Aixa, son amante, et son sauveur.

Cet acte de Ramire est celui qui a le plus déconcerté les admirateurs du roman d'Enrique Larreta et c'est celui peut-être dont il faut le plus admirer la logique. Ramire, tel qu'il est présenté, ne s'appartient pas ; il est envoûté par la foi, qui lui commande de placer au-dessus de tout son salut éternel et la gloire de l'Église. Nul doute que beaucoup de vies pareilles à celles-là ne se soient déroulées à la même époque. Le roi ne donnait-il pas l'exemple d'une entière soumission aux décrets de la sainte Inquisition ? Un lecteur m'a dit que Ramire lui répugne. Soit, mais on n'en admire que davantage l'écrivain qui ose la création d'un tel caractère, si éloigné de nos présentes mœurs, mais si naturel dans le milieu où il est placé. Son fanatisme, cependant, n'exempte pas Ramire des ordinaires méfaits, coutumiers à ses contemporains.

On le verra, après un féroce duel où il est vainqueur, tuer lâchement et froidement une jeune fille sur laquelle il se croit des droits et qu'il soupçonne d'inconstance. On le verra assister à Tolède au supplice d'Aixa, et cela avec une joie profonde, à peine troublée par quelque répugnance physique, avec le sentiment d'une délivrance définitive, avec la conscience d'être enfin débarrassé d'une sorcière qui empoisonnait son âme.

Comprendre don Ramire, c'est difficile. Laissons ce soin à M. Larreta qui a pénétré tous les mystères de la vieille âme espagnole. Fions-nous à lui. Il a travaillé pour nous. Non qu'il tente, par ses dissertations, de nous expliquer les motifs secrets de ses personnages. Nul n'est plus discret. Il se contente de raconter. Jamais il ne se permet la moindre appréciation personnelle sur les actions de Ramire ou des autres acteurs de ce drame émouvant. Il a la sérénité de Flaubert et son détachement. Ses personnages, à la vérité, lui en donnent l'exemple, à moins qu'ils ne l'aient pris sur lui. Après sa fuite à Tolède, Ramire ne semble même plus se souvenir du meurtre horrible de Béatrice. Ce qui est fait est fait. Il ne connaît pas le remords, pas même le regret. Et c'est naturel, puisqu'il ne connaît pas la peur. Le remords n'est sans doute pas autre chose.

Mais ces réflexions sont vaines à propos d'un livre où la force des choses a obligé l'auteur à négliger nos minuties psychologiques, pour nous donner un tableau des mœurs d'un temps où les rêves mystiques eux-mêmes semblent de l'action condensée et repliée sur elle-même.

(1) Par Enrique Larreta. Roman traduit de l'espagnol par Remy de Gourmont, Paris, Mercure de France.

[entoilage: Michel Dorenlor, 03/03/01]


LA SENSIBILITÉ ROMANTIQUE

Ce n'est que depuis quelques années seulement que l'on commence à se faire une idée du romantisme et à comprendre que ce ne fut pas seulement un mode de littérature, mais aussi et surtout un mode de sensibilité. Vers 1830, c'est toute la jeunesse, toute la France, qui est romantique, c'est-à-dire qui a le dégoût du réel et cherche, chacun selon ses facultés, à y substituer le rêve sous toutes ses formes. La réalité est indomptable ; on ne la plie pas, il faut se plier à elle. Le rêve au contraire est une matière infiniment subtile et malléable. Chacun la modèle à son gré, selon sa personnalité, selon son égoïsme et son imagination. Mais il faut cependant les subir, les méprisables réalités, il faut compter avec elles, quelquefois capituler, et c'est dans ce conflit que naîtra ce qu'on a appelé le malaise romantique, qui va parfois jusqu'au dégoût de la vie.

À vrai dire, les écrivains romantiques, même ceux qui prétendaient souffrir le plus du désaccord entre leurs rêves et la réalité, supportèrent leur mal assez allègrement. George Sand, qui poussa les cris les plus aigus contre la société de son temps, s'accommode pratiquement assez bien avec elle. Gémissant avec Musset, elle se divertissait l'instant d'après avec Pagello et avec beaucoup d'autres. Les douleurs de Victor Hugo furent bien superficielles. Elles se muaient aussitôt en effusions lyriques. Vigny est peut-être celui qui tira de sa mélancolie les plus nobles accents, mais il demandait à des amours fort réelles des compensations certaines. Sa correspondance intime et impubliable le révèle comme le plus érotique des hommes. Sainte-Beuve, qui connaissait ces dessous et ces contrastes, a laissé passer dans ses jugements un scepticisme qui lui est encore reproché par les poètes, mais il savait trop de choses pour tout prendre au sérieux. Le plus naïvement sincère fut peut-être Flaubert ; mais il est d'une génération postérieure, et c'est sa jeunesse seulement qui s'écoule en période romantique. Au moment qu'il entrait dans la vie littéraire active, le romantisme déclinait déjà dans les esprits. Il s'était produit un revirement résigné à la suite de la faillite apparente de la révolution de 1848 ; peu à peu, le réalisme se glissait dans la littérature, la grande époque achevait de mourir.

C'est donc le règne bourgeois de Louis-Philippe qui fut le grand moment romantique, celui où l'âme française est le plus profondément imprégnée de ses idées, celui où il est possible de trouver des clercs de notaire ou des chefs de rayon qui rêvent « de vivre dans l'ombre épaisse des cathédrales, de passer leurs journées en compagnie des hauts barons et des blondes châtelaines, de les suivre à la chasse, le faucon au poing, au tournoi sur de blancs palefrois, tout reluisants d'or et d'acier ». C'est l'époque où toutes les pendules représentent en effet des blondes châtelaines rêvant sur leur palefroi ou des chasseurs le faucon au poing. Le jeune clerc de notaire qui écrivait cela en 1835 ne faisait peut-être que traduire en prose sa poétique pendule, mais, chose si bizarre qu'il est difficile de compatir à sa douleur, il souffrait cruellement de ne pouvoir réaliser son rêve ! Cette citation est empruntée à une très curieuse étude de M. Louis Maigron sur : « Le romantisme et les mœurs», où l'auteur montre, avec des documents à l'appui, quels ravages fit le romantisme dans une foule d'esprits qui n'avaient de commun avec les écrivains que la source de leurs divagations. M. Maigron a eu la bonne fortune qu'on lui ait confié des correspondances, des cahiers de la période romantique, et grâce à ces pièces, nullement destinées à la publicité, il a pu nous montrer tout un romantisme inconnu, après celui des écrivains, celui des passants, celui des lecteurs de romans et de poèmes, celui des acheteurs de bronzes d'art !

Philippe M..., le clerc de notaire, rêve, en face d'une armure qui, dans un coin de sa chambre, « jette par instants de fauves éclairs » à une femme d'autrefois « plus blonde que le chanvre que filent gracieusement ses doigts fuselés » ; il s'assied à ses pieds sur un coussin de velours et contemple « ses yeux d'azur et sa taille, qui a la légèreté, la finesse exquise d'une sylphide ». Mais, reprend-il, en s'adressant à son ami, « pourquoi ce rêve n'est-il qu'un rêve ; pourquoi n'ai-je pas savouré sa douceur voluptueuse... » ? Et il s'abîme dans un désespoir morne. Le présent, le milieu où il vit ne sont rien pour lui, et il a vingt-trois ans ! C'est un imbécile, dira-t-on. Nullement, c'est un malade qui souffre du mal romantique. Écoutez maintenant Antoine F..., chef de rayon aux magasins de l'Espérance ; nous sommes en 1837 ; il a vingt-huit ans : «... Je m'ennuie à mourir. Et la cause ? me demandez-vous. Toujours la même. Platitude écœurante d'une existence passée dans la même ville, à voir éternellement les mêmes rues, les mêmes magasins, les mêmes figures. Enfer et damnation ! Qui me tirera de ce bagne ? Quand pourrai-je voyager, voir du pays, l'Italie, Constantinople, l'Orient, que sais-je enfin ?... Ne vous moquez pas de moi, je vous en supplie, et croyez que je suis bien à plaindre. »

La sensibilité exaspérée d'un Musset se retrouve, à l'époque romantique, presque dans le premier venu, mais sous une forme qui, pour être sincère, n'en est pas moins caricaturale. L'un de ceux-là signe toujours : Jules D..., volcanique. Un autre Armand B..., étudiant en médecine, atteint également de volcanisme, écrit à une femme une lettre d'amour qui se termine ainsi : « Mais peut-être éprouves-tu devant la flamme menaçante une involontaire terreur ? Tu crains peut-être de mourir dans mes bras ? J'éteindrai alors pour toi le volcan que je porte dans mes entrailles, ou plutôt je lui commanderai d'étouffer ses rugissements et de modérer ses brûlantes ardeurs ; il ne fera plus entendre que des murmures, son haleine ne sera plus que tiède, et tout autour de lui le sol ne tremblera que pour te bercer. » Pour répondre aux amants volcaniques, il y eut des amantes vésuviennes. Les femmes ne rêvaient que passion, éclats, rugissements, sanglots, râles, pamoisons, évanouissements. Elles voulaient l'amour qui brise, l'amour qui meurtrit et fait craquer les os. Une vésuvienne, Louise B..., écrit à son amie Marguerite T..., qui lui avait fait des confidences analogues : « Il m'a révélé une vraie nature, une nature de feu, il m'appelle sa petite salamandre. » Mais ce sont les hommes les plus curieux dans leur extravagance. Un nommé F... avait pour geste habituel de se comprimer la poitrine à deux mains pour refouler la poussée intérieure de son cœur, qui était, disait-il, formidable. Sans cette précaution, il eût éclaté, tant il était gonflé de sentiments surhumains, de sensations inouïes. Après avoir été trois semaines sans voir sa maîtresse, Pierre B..., étudiant en médecine, lui peint ses tourments et sa rage : « Dans la forêt, j'ai hurlé comme un démon, je me suis roulé à terre ; j'ai pris ma main entre mes dents, j'ai serré convulsivement, le sang a jailli et j'ai craché au ciel le morceau de chair vive... J'aurais voulu lui cracher mon cœur ! »

Après ces premiers chapitres, dont je n'ai donné qu'une faible idée, sur le délire du rêve et le délire de la sensibilité à l'époque romantique, M. Louis Maigron étudie encore diverses questions des plus intéressantes, sur lesquelles il y aurait de longues observations à faire. L'amour, le mariage, le suicide, la morale, autant de choses que le romantisme considéra d'un œil spécial ; mais il nous a transmis un peu de sa vision. Nous ne sommes plus romantiques, mais le romantisme nous influença beaucoup. Il faut connaître l'origine de nos idées.

Les anciens se suicidaient pour éviter un plus grand mal. Ils se suicidaient pour échapper à la douleur, à la vieillesse, à toutes les déchéances, pour ne pas survivre à leur idéal politique, à leur dignité sociale. On ne trouve pas, dans toute l'histoire grecque ou romaine, un seul suicide dont la cause soit l'impossibilité de trouver le bonheur.

Cette cause de suicide est, en effet, d'origine moderne. Les hommes, au cours des derniers siècles, se sont fait à eux-mêmes tant de promesses qu'ils ont été impuissants à réaliser ! Ils ont fini par se donner une si fausse notion du bonheur ! Il ne faut pas confondre le bonheur que les anciens cherchaient dans l'équilibre, dans la conformité aux lois naturelles et celui que les rêveries philosophiques ont placé dans l'éternel, dans l'infini. Celui-ci ne se réalise jamais, mais les hommes ne consentirent jamais à se priver de ce chimérique espoir. Bien plus, à un certain moment, ils l'appliquèrent à la vie terrestre elle-même et l'exigèrent immédiat. Cela fit que bientôt l'espoir se changea en désespoir, car la vie ne réalise pas les rêves : elle ne contient que des choses positives.

Ces considérations, peut-être un peu sévères, sont également vaines, je le sens, mais je n'ai pu y échapper, aimant naturellement la recherche des causes. Il eût été plus simple de s'en tenir à l'opinion générale, que le suicide est une maladie liée à la constitution nerveuse des êtres. N'a-t-on pas cru observer des suicides d'animaux ? Je n'y crois pas, pour ma part, car le suicide suppose la connaissance de la mort, et aucun animal n'a cette connaissance. Et puis, il s'agit ici du « suicide romantique ». Accusera-t-on de romantisme, de recherche exaspérée du bonheur, de désespoir, enfin, les honnêtes animaux ? Je maintiens donc ma première explication. Le suicide, qui sévit si fort pendant la période romantique, caractérise des hommes qui, démoralisés par les promesses chrétiennes, d'ailleurs mal comprises, demandant trop à la vie et n'obtenant pas de réponse, se cassaient la tête sur les murs. L'un de ces suicidés, Georges C..., écrit précisément : « Pourquoi s'obstiner à rester à table quand, au lieu du festin qu'on vous avait promis, on n'a qu'une cuisine ignoble et fade à vous faire lever le cœur ? » Il en est d'autres auxquels l'existence présente répugne parce qu'elle est bornée ; il leur faut l'infini, l'éternité, et il n'y a que la mort qui puisse leur ouvrir cette porte : « Rien n'est bon que la mort, elle seule est réelle, ayant pour elle l'éternité. »

Le suicide est contagieux, d'ailleurs, et beaucoup à ce moment, où ils se multiplièrent au point d'inquiéter l'opinion publique, n'eurent d'autre cause que l'imitation. Le nombre en doubla ou presque, de 1827 à 1839. Beaucoup de jeunes hommes ressentaient tout à coup « l'attrait du suicide » et si tous n'y succombaient pas, tous le comprenaient, le désiraient, jusqu'à ce que leur vie tombât sous une influence plus heureuse. Deux des camarades de Flaubert au lycée de Rouen se tuèrent « par dégoût de l'existence », en réalité pour obéir à la mode romantique, trop faibles pour lui résister. Flaubert n'est pas éloigné de trouver cela, sinon très louable, du moins très beau. « Quelle haine de toute platitude, dit-il, quels élans vers la grandeur ! »

Un jour, Gérard de Nerval, se promenant, avec Alexandre Weil sur les bords du Danube, lui dit soudain : « Voyez donc, cher ami, comme cet endroit serait bien fait pour nous aider à sortir proprement de la vie. Le cœur vous en dit-il ? » Ce propos n'est pas très caractéristique, car on sait que Gérard de Nerval était sujet à des crises qui allaient jusqu'à la folie, dont il ne faut pas accuser le romantisme. Mais voici une autre anecdote qui porte bien sa date. C'est Maxime du Camp qui la rapporte dans ses Souvenirs littéraires : « J'ai entendu, dit-il, raconter à Ulric Guttinguer qu'ayant mené Alfred de Musset, alors âgé de vingt ans à sa propriété du Chalet, située au milieu de la forêt de Trouville et d'où la vue s'étend sur l'estuaire de la Seine et jusqu'aux falaises de la Hève, le chantre des Contes d'Espagne et d'Italie s'écria : « Ah ! le bel endroit pour se tuer ! » Pourquoi cette idée quand on est un jeune poète heureux et déjà célèbre, quand on se promène devant un beau paysage ? Voilà le mystère romantique. Je crois qu'il pensait à la mort, parce que c'était une pensée à la mode, mais qui avait institué cette mode et comment s'était-elle imposée ? M. Maigron ne l'établit pas d'une façon bien claire. Il dit : « Le double tort, grave, du romantisme envisagé comme doctrine morale, fut l'ignorance et le mépris complet de la réalité et la préoccupation constante, exclusive, du bonheur. »

C'est ce que j'ai essayé de montrer au commencement de cet article, mais il faudrait quelque chose de plus précis que mes considérations que je crois justes, mais qui sont trop générales. Cependant, qu'on se souvienne du rôle que joua la tête de mort dans l'illustration romantique, ainsi que tous les emblèmes funèbres empruntés aux anciens livres de dévotion, et on verra un lien de plus entre le romantisme et le christianisme, un christianisme qui ne vivait plus que par ses symboles dans des intelligences détraquées. Alors se dresserait une autre question : qui a, dans les premières années du dix-neuvième siècle, détraqué l'âme française ? Probablement, au premier rang de tous, Chateaubriand, dont l'absurde Génie du Christianisme eut un si grand et si incompréhensible retentissement. Les doctrines chrétiennes très superficielles, très poétisées, qu'il réinocula soudain à la France incrédule, lui furent un redoutable poison. Elle n'en retint guère que le mépris pour les misérables joies de la vie présente, un goût malsain des félicités éternelles et la préoccupation de la mort qui, en nous délivrant de la vie, nous fait monter vers l'infini. De là une attitude affectée qui fut bientôt de bon ton, jusque parmi les enfants. Qu'est-ce que la vie nous donne ? Rien. Qu'est-ce que la mort nous promet ? Tout. Bien des esprits faibles succombèrent à cet affreux paradoxe. Il est développé dans les œuvres étranges d'Alphonse Rabbe, qui ont des titres bien caractéristiques : Philosophie du Désespoir, Du Suicide, Entre la Vie et la Mort ; dans Joseph Delorme, de Sainte-Beuve ; surtout dans les Mémoires d'un Suicidé, de Maxime Du Camp, qui semble clore la période funèbre. Le suicide était encore si à la mode aux dernières années du romantisme que Pétrus Borel, en matière de macabre plaisanterie, sollicita des pouvoirs publics l'établissement « d'une vaste usine ou machine, mue par l'eau ou la vapeur, pour tuer avec un doux et agréable procédé, à l'instar de la guillotine, les gens las de la vie ». Selon ses calculs, en taxant chaque suicide à cent francs, on n'obtiendrait pas moins de trente millions pour le trésor public. J'ai encore entendu le dernier des romantiques, Villiers de l'Isle-Adam, discourir d'un projet analogue, mais plus ingénieux, puisque chacun devait avoir à sa disposition le genre de mort le plus à son goût, fût-il extraordinaire. Comme Villiers faisait profession de catholicisme, il maniait admirablement le blasphème et ce fut avec joie qu'il accueillit de l'un de nous l'idée de fournir aux dévots désespérés le moyen de se faire crucifier. L'image de ce petit Golgotha l'enchantait.