LA LOGIQUE D'UN SAINT (1)

Il semble que l'Église, qui n'a jamais beaucoup compris les Saints, en soit arrivée à ne plus même les aimer. C'est de toutes parts contre ces fiers et libres esprits l'émeute de la niaiserie dévotieuse et de la sécheresse piétiste. Pendant que les protestants nient jusqu'à l'idée de sainteté, les catholiques la font descendre si bas qu'elle n'est plus pour eux qu'une formule que le codex talismanique ajoute à la liste vulgaire des préparations médicinales. Je ne réprouve pas les superstitions : les plus humbles ont une raison d'être aussi profonde que les délicates croyances religieuses et, en somme, l'esprit humain n'est capable que de deux états, l'état de foi et l'état d'incrédulité : croire à la Justice et croire à la Sainte Vierge, c'est également se rejeter en dehors de la certitude vers le pays des dogmes, des hypothèses, des désirs et des rêves. Il serait cependant plus facile de trouver dans l'histoire un fait certifiant l'intervention d'un personnage mythologique qu'un fait duquel l'idée de justice puisse s'inférer légitimement. Création de notre esprit, le monde des idées générales est déterminé par la forme même de l'esprit humain ; cette forme est inéluctable : tout ce qui tombe du moule est de même valeur et il est déjà beau qu'on ose se permettre un classement d'après des signes équivoques. Je ne réprouve donc pas les superstitions dévotes, mais certaines tendances me conseillent de les ranger à la place que la botanique réserve aux champignons et aux moisissures. Les Gesta sanctorum doivent au contraire être recueillis parmi les productions les plus nobles de l'humanité.

Il est peu probable que la sainteté soit un état particulier à la religion chrétienne ; mais les autres religions n'étant pratiquées que par des peuples d'enfants ou de vieillards, nous ne pouvons guère ordonner de comparaisons utiles. Cependant ce que l'on sait du bouddhisme autorise à croire que l'Inde a connu de véritables saints, et d'autre part une confrontation des saints du christianisme avec les cyniques, Diogène, les stoïciens, Epictète, serait intéressante.

Le saint est par excellence l'homme qui se suffit à lui-même, l'égoïste admirable qui n'a besoin pour être heureux que de ne pas vivre. Levé de terre et véritablement suspendu entre l'infini et la réalité sensible, il s'éloigne peu à peu du centre natal, monte et va s'unir au divin. S'unir et non pas se fondre : le saint a toujours une personnalité très accentuée ; il est toujours original et parfois si singulier qu'il dérouta de son vivant des personnes de bonne volonté. N'ayant pas besoin des hommes, il évolue en dehors des conditions sociales ; il est très souvent au-dessus de son temps et toujours à côté. Ne craignant rien et souhaitant secrètement la mort, le saint est tellement libre que nous pouvons à peine comprendre un tel état de liberté. Enfin ne désirant rien d'humain, refusant d'avance toute part dans les joies connues, étant le convive surérogatoire qui regarde, déjà nourri, le repas des autres, il n'est capable que de sentiments désintéressés et bienveillants : c'est peut-être l'amour qui marque la limite entre les saints et les stoïques et les cyniques.

Ces traits sont un peu généraux et peut-être aussi les trouvera-t-on trop exclusifs : ils se rapportent en vérité plutôt au saint mystique et contemplatif qu'au martyr ou à l'hospitalier, mais je crois que le saint véritable est inactif, l'action étant une jouissance humaine.

On sait que le calendrier est fort mêlé. Il contient beaucoup de martyrs, personnages qui, placés dans une position difficile, firent preuve d'une belle fermeté ; il contient des fantômes, des saints nés d'une déformation verbale, d'une faute de lecture, d'une légende, d'un conte populaire ; il y a des saints de faveur, canonisés par raison d'état ; d'autres, en grand nombre, ont été élus directement par le peuple, à peu près comme aujourd'hui la foule adopte un tribun ; saint Columban, grand fondateur de monastères, fut un véritable homme politique, redouté des rois d'Austrasie. Sans réduire l'état de sainteté à l'état de fakirisme, on peut admettre que le saint est surtout un contemplateur.

Les solitaires sont très séduisants. Avant Robinson, ils vécurent insulaires, ayant choisi une île située dans l'infini. Saint Antoine, ermite modèle, est resté célèbre et un peu ridicule. Il faut lire son histoire dans le voyage de saint Jérôme et surtout la page où il reçoit la visite de l'ermite Paul : c'est un des morceaux les plus pathétiques de la littérature chrétienne. Siméon, par ses excentricités, a popularisé la manie des stylites. Vivre au haut d'une colonne était regardé comme un acte de grande sagesse. Beaucoup de stylites devenaient idiots ; Siméon se balançait continuellement à la manière de certains derviches, en chantant ; on venait de fort loin le contempler et des foules campaient autour de sa pyramide.

Le stylisme avait été choisi pour la certitude d'isolement qu'il offrait, rien n'étant plus difficile que de trouver, même dans un monde à demi désert, une véritable solitude. On voit des ermites désespérés fuir, toujours fuir, devant la vénération qui attire vers eux le peuple et les imitateurs. La plupart des ermitages devinrent le noyau d'un monastère. Plus tard, il y eut les reclus, prisonniers volontaires qui se faisaient murer dans une cave.

Je ne sais si les solitaires furent de véritables contemplateurs. Il est probable que très peu d'entre eux eurent la tête assez forte pour résister à l'isolement absolu. Les tentations de saint Antoine sont la légende d'une vérité. D'après saint Jérôme, le seul désir humain d'Antoine fut, après s'être nourri de dattes pendant plus de soixante ans, de manger un morceau de pain ; d'autres ermites en eurent de plus vulgaires et beaucoup, ayant voulu une vie de paix et de silence, ne trouvèrent dans leur caverne que le trouble et les hennissements de la chair. On aime, dans les vieilles images, à les voir inclinés sur une tête de mort : malgré que dans ces temps rudes les crânes gisants fussent sans doute assez communs, il ne faut trouver là qu'un symbole, mais assez terrible. A de certaines époques, la vie fut si épouvantable aux faibles que l'idée de la mort se confondait avec l'idée même de la vie.

Les vrais contemplateurs vécurent dans les cloîtres, à l'abri de la douce civilisation monacale ; et les plus grands, dans les cloîtres des cités, comme Hugues, comme Richard et ces Victorins qui élevèrent si haut la philosophie mystique. La pensée et le silence même ne sont possibles qu'au milieu des hommes.

Les saints ont nécessairement pratiqué la pauvreté, puisque la richesse est ce que l'homme désire le plus, et puisque le saint ne fait rien comme les autres hommes. François d'Assise, le premier, fit de la pauvreté une sorte de noblesse. Le jour qu'au milieu du peuple il se dépouilla de tout vêtement, on vit, peut-être pour la première fois un homme mettre d'accord son geste et sa pensée. Les plus véridiques parmi les plus convaincus permettent souvent que l'un fasse à l'autre quelques concessions et il est beau, déjà, que la vie d'un réformateur ne soit pas la négation directe de ses principes.

Sans doute, puisque la pensée et l'action, quoique nées d'un même générateur, évoluent selon des plans divergents, un tel accord n'est pas indispensable, mais une mauvaise éducation logique nous le fait regarder comme très heureux ; nous y sommes si peu habitués que la surprise pourrait nous enivrer. L'acte de saint François aurait peut-être été le principe d'une révolution dans les m̹urs, si les m̹urs n'étaient éternellement déterminées par la nature humaine. Il en atténua un peu l'illogisme, cependant, en créant une vaste fraternité qui porta partout, pendant quelques années, l'exemple du désintéressement social et du souci spirituel. Les frères, successeurs des moines, ont un esprit fort différent. Ils sont ignorants, ignorant jusqu'au bréviaire (que saint François n'exigeait pas), ne travaillent que peu et à des métiers domestiques, bientôt tombent à la mendicité. Loin d'être une force créatrice, les Franciscains, dès la mort de leur fondateur, se dressent comme un reproche en face de l'Église opulente. Ils préparèrent la Réforme, avec une grande innocence, et se trouvèrent trop faibles pour opposer au mouvement la moindre digue. A ce moment leur rôle est épuisé ; ils ne sont plus qu'une des étapes visibles dans la longue sécularisation des ordres religieux à laquelle l'église romaine travailla sans relâche jusqu'à une époque récente.

Saint François ne destinait pas ses frères au service politique de l'Église ; il ne semble avoir eu d'autre but que de vivre humble, pauvre et joyeux, parmi la tristesse des malades et des pauvres. On retrouve perpétuellement en lui ce goût, si particulier aux saints, de faire le contraire de ce qui séduit l'ordinaire humanité. De là son dédain pour l'argent : « Vrai ami et imitateur du Christ, François, méprisant absolument toutes les choses du monde, exécrait par-dessus tout l'argent ; il induisit ses frères par la parole et par l'exemple à fuir l'argent comme le diable (2). »

Un jour qu'une pèlerine avait laissé dans l'église de la Portioncule une offrande d'argent, François s'indigna, envoya un frère jeter la bourse sur le fumier (3). Ainsi tous ses actes sont des exemples et toutes ses paroles sont des actes. La pauvreté qu'il avait choisie n'était aucunement figurative ou symbolique ; elle était réelle. Il rougissait de rencontrer un pauvre plus pauvre que lui-même (4), et jamais il n'accepta une aumône dépassant son besoin immédiat. Il ne voulait pas que l'on pensât au lendemain, n'admettait ni l'épargne ni les provisions (5). Saint Bonaventure, qui vivait en un temps où son ordre était déjà en décadence, fait de la mendicité franciscaine une oeuvre pie qui confère une sorte de grâce particulière, même au cas où on mendierait pour la forme (6). Rien de plus opposé aux idées de saint François qu'une telle pratique ; il l'aurait jugée sacrilège et hypocrite, s'il avait pu la comprendre. Cette attitude l'eût consterné ; il eût déclaré indigne de vivre près de lui et eût doucement écarté de son bercail celui de ses frères qu'il aurait surpris à recevoir une aumône sans la nécessité absolue du morceau de pain. La glorification de la mendicité, que l'on voit encore traîner dans la vaniteuse littérature de tel faux pauvre, n'est pas une idée franciscaine. François se veut pauvre pour réconforter les pauvres ; il supporte joyeusement sa misère volontaire ; il traverse le monde comme une espérance et non comme une ironie. De telles idées sont devenues difficilement accessibles aux hommes d'aujourd'hui ; elles gardent cependant leur valeur, même philosophique, puisque la plus haute richesse et la plus basse pauvreté sont des états égaux devant l'absence de besoins et l'absence de désirs. La pauvreté n'est plus un idéal, peut-être parce que la liberté n'est plus une passion.

Saint François d'Assise fut un très libre esprit ; il était doux et humble, mais ferme et volontaire. Aucunement théologien, peu instruit et seulement par la littérature populaire, les légendes et les romans de chevalerie, il respecte beaucoup l'autorité ecclésiastique, mais il la redoute encore davantage. Il n'est pas l'homme de la tradition ; il imagine, il innove, il crée ; il n'a pas peur d'être original. On le représente toujours tel qu'un béat, les yeux au ciel et les mains dans ses manches. ; je crois qu'il avait plutôt le ton d'un gueux royal, avec quelque chose de surhumain dans le regard, dans la voix, dans le geste. « Fils de marchand, dit M. Paul Sabatier, François avant sa conversion stupéfiait ses concitoyens par ses manières de grand seigneur. Devenu réformateur de la vie religieuse, il garde les mêmes allures. Le c̹ur s'était transformé, l'imagination restait la même et le langage aussi. La réforme de l'Église lui apparaissait comme une sorte de chevauchée épique. Les gestes des chevaliers sont pour lui sur le même plan que les actes des martyrs (7). On dirait par moments qu'il met Charlemagne, Roland et Olivier au-dessus de saint Augustin, de saint Benoît, de saint Bernard (8). Le personnage qui hante son imagination, c'est l'empereur (9), et quand il veut féliciter ses amis, il les appelle ses chevaliers de la Table ronde (10). »

Ce pauvre véritable, ce serviteur des lépreux, est évidemment un aristocrate. Il est né pour commander ; il n'en impose que par l'amour, mais il en impose. On ne se révolta jamais ni contre ses ordres, ni contre son enseignement, même quand sa bonté, peut-être alors un peu ironique, voulait protéger les voleurs et les loups. Il avait des fantaisies ; il était poète. Malade, il dit : « Non habeo voluntatem comedendi, sed si haberem de pisce qui vocatur squalus forsitan comederem. » Et au même instant « ecce quidam venit apportans canistrum in quo erant tres magni squali bene parati et cuppi de gammaris quos libenter comedebat sanctus pater (11) ». Il chantait volontiers en s'accompagnant d'une guitare et c'est ainsi qu'il composa ses cantiques. Il avait des idées singulières. On connaît son amour pour les bêtes, les oiseaux et surtout les alouettes (il leur souhaitait la protection de l'Empereur) (12) ; il avait également une sorte de culte pour les forces naturelles, pour le feu, et aussi pour les fleurs, les arbres, les pierres. Il y a dans quelques-unes de ses paroles une sorte de panthéisme naïf, assez traditionnel, d'ailleurs, et qu'on retrouve jusque chez Notker et chez Fortunat. Son sentiment de la beauté de la nature était vif. Il faisait toujours réserver dans le jardin conventuel un coin pour les fleurs et pour les herbes odoriférantes : « Ideo dicebat quod frater hortulanus deberet facere semper pulchrum horticellum ex aliqua parte horti ponens et plantans ibi de omnibus odoriferis herbis et de omnibus herbis quae producunt pulchros flores ut tempore suo invitarent homines ad laudem qui illas herbas et illos flores inspicerent (13). » Mais son grand amour, après Dieu, c'était le soleil et nul ne l'a plus amoureusement chanté. M. Sabatier établit définitivement l'authenticité de ce Cantique du Soleil et en cite toutes les variantes anciennes.

Revu à la lumière nietzschéenne, François d'Assise deviendrait facilement un surhomme. Il est vrai que cette manière de dominer la vie en s'y dérobant semble un peu archaïque ; elle avait sa valeur. Le but étant le même, la méthode diffère, voilà tout.

Les travaux de M. Paul Sabatier sont pleins de science ; ils ont un autre intérêt, c'est d'être le premier effort grave tenté par l'érudition française pour enlever à la piété ecclésiastique un de ses derniers champs d'activité, l'hagiographie. Traitée avec une entière liberté d'esprit, cette partie si riche de l'histoire des hommes deviendra une source de méditation psychologique. Il y a une grande vertu dans le récit d'une vie qui évolue au-dessus des contingences sociales. Tout ce qui tend à détacher l'homme de la terre n'est pas bon, parce que le goût de la vie et des activités animales est nécessaire à l'animal humain, mais il y a une sorte de désintéressement dédaigneux qui augmente notre puissance sur les choses en exaltant le sentiment de la liberté.

1898.

(1) Collection de Documents pour l'histoire littéraire et religieuse du Moyen Age. I. Speculum Perfectionis seu S. Francisci Assisiensis Legenda Antiquissima auctore fratre Leone. Nunc primum edidit Paul Sabatier. — M. Sabatier a publié antérieurement la Vie de S. François d'Assise.

(2) Speculum, p. 31 ; « Verus amicus et imitator Christi Franciscus omnia quæ mundi sunt perfecte despiciens super omnia execrabatur pecuniam, ad fugiendum ipsam tanquam diabolum fratres suos verbo et exemplo induxit. »

(3) Spec., ibid. : « Super stercus asini. »

(4) Spec. Cap. 17 : « Quod verecundabatur videre aliquem se pauperiorem. »

(5) Spec. Cap. 19 : « Quod nolebat fratres esse sollicitos et providos de crastino. »

(6) Spec., p. 41. Note de M. Sabatier.

(7) « Carolus imperator, Rolandus, Oliverius et omnes palatini et robusti viri qui potentes fuerunt in prælio prosequendo infideles cum multo sudore et labore usque ad mortem habuerunt de illis victoriam memorialiter et ad ultimum ipsi sancti martyres sunt mortui pro fide Christi in certamine. » Spec., 4.

(8) C'est à propos de la règle qu'il a voulue pour ses frères. Il avait un certain dédain pour les constitutions anciennes : « Et ideo volo quod non nominetis mihi aliquam regulam neque sancti Benedicti, neque sancti Augustini, neque sancti Bernardi, neque aliam viam et formam vivendi præter illam quæ mihi a Domino est ostensa misericorditer et donata. » Spec., 68.

(9) « Si imperator alicui servo suo integrum regnum suum daret... Si locutus fuero imperatori supplicando et suadendo dicam sibi ut amure dei et mei faciat legem specialem quod nullus homo capiat vel occidat sorores alaudas... Si enim veniret Assisium imperator et vellet aliquem de civitate illa assumere in suum militem, camerarium vel familiarem, nonne gaudere deberet ? » Spec., 100, 144 et p. 266.

(10) « Isti sunt fratres mei milites tabulæ rotundæ », Spec., 72.

(11) Spec., 112.

(12) Vide supr., en note.

(13) Spec., 118.

pp. 65-78 de la 10e édition, 1913.