On lit dans les journaux : « Le rapport de M. Cruppi, tendant à la suppression de la peine de mort, a été approuvé par la commission de la réforme judiciaire. La peine de mort serait remplacée par l'internement perpétuel et les condamnés seraient astreints au travail pendant le jour et à l'encellulement pendant la nuit. » Cela ne changera pas grand'chose à nos mœurs, puisque la peine de mort n'est presque plus jamais appliquée, et cependant cela a son intérêt philosophique. C'est une date à enregistrer, comme celle de l'abolition de la torture. La loi cessera de donner le mauvais exemple aux assassins. On pourra penser qu'un tel adoucissement de la loi a beaucoup plus d'importance pour les coquins que pour les honnêtes gens. La réforme sera accueillie avec plus de chaleur dans les cercles apaches que dans les cercles académiques. N'importe, il faut l'approuver. Ce n'est pas une question d'humanitarisme, c'est une question de propreté. Un hideux et sale appareil disparaît : cette machine peinte en rouge, pour que le sang n'y fasse point de taches, le panier de son, le fourgon, et ce champ des navets, sinistre cimetière des hommes sans tête ! Que l'homme, au cours des siècles, a été cruel pour l'homme coupable, c'est-à-dire en somme pour l'homme malade ! L'imagination des assassins est généralement faible. Presque tous les crimes se ressemblent. L'Anglais Quincey a écrit un livre bizarre : L'Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts ; dans cet art, l'originalité n'est pas commune. Mais les bourreaux ; quels créateurs dans la démence tortionnaire ! Ce sont eux, en vérité, dirait-on, qui inventèrent la chirurgie, mais une chirurgie bénévole, une chirurgie pour le plaisir. On prisait beaucoup, jadis, chez un bourreau l'art de charcuter longtemps un condamné sans le faire mourir ; il devait aussi connaître certaines pratiques propres à raviver le malheureux, s'il venait à perdre connaissance. Mme de Sévigné disait qu'une séance de torture cela faisait passer une heure ou deux. Charmante sensibilité féminine ! Mais que l'on songe à ce que cela devait être qu'une séance de torture pendant une ou deux heures ! Tallemant des Réaux raconte que le bourreau d'Angers, sous Louis XIII, donna sa démission parce que dans ce pays-là on n'appréciait pas les « œuvres délicates », c'est-à-dire les délicieux raffinements qui faisaient panteler la chair endolorie pendant une heure ou deux. A l'écartèlement de Damiens, une tendre spectatrice s'écria : « Ces pauvres chevaux, comme ils ont du mal ! » Evidemment, et depuis seulement un siècle, nos mœurs, au moins nos mœurs judiciaires, se sont adoucies. Mais n'en faisons pas trop honneur à notre raison. Il ne s'agit pas de raison, il s'agit de sensibilité. La faculté de souffrir, comme celle de jouir du reste, est inégalement répartie entre les hommes. Il ne semble pas que cela tienne à une disposition particulière du système nerveux : le fait est plutôt imputable à l'imagination. Un homme est d'autant plus sensible que son imagination est plus vive. L'aptitude à la souffrance n'est autre chose que l'aptitude à se représenter la souffrance. On peut recevoir ou se faire soi-même une assez sérieuse blessure sans la ressentir sur le moment ; la souffrance ne vient qu'au moment où l'on voit son sang, peut-être parce que l'idée de sang et l'idée de souffrance sont intimement liées dans notre esprit. Mais cette même blessure, cette même entaille à notre doigt, si c'est un chirurgien qui s'apprête à nous la faire avec son bistouri, nous en souffrons d'avance et, si nous n'avions pas honte, nous en crierions d'avance : effet d'imagination. La sensibilité est donc, pour une grande part, sous la dépendance de l'imagination. Or, ce qui est vrai aussi pour les individus est vrai aussi pour les peuples et aussi pour les foules. Les peuples sans imagination sont très peu sensibles, et, en conséquence, ils sont très cruels. Tels sont les Chinois, race positive ; ils ont poussé si loin l'art des supplices que nous avons peine à en croire les voyageurs. C'est que la même torture, qui affolerait un Européen, laisse un Chinois presque insensible. Il sent la douleur comme la sent un animal. L'imagination fait que, nous autres, nous la sentons mille fois contre lui une seule. Depuis cent ans, l'imagination française s'est très développée. Les événements de la Révolution, les guerres de l'Empire, les découvertes scientifiques et géographiques, le contact des littératures et des mœurs étrangères, tout cela a multiplié presque à l'infini notre faculté d'imaginer ; et cette faculté d'imaginer a réagi très fortement sur notre sensibilité. Nos rêves de bonheur sont très intenses, et très intense notre crainte de la souffrance. La peine de mort ne nous apparaît plus comme un fait brutal, net, comme un fait abstrait, pour ainsi dire. Si cette idée nous vient, nous en suivons toutes les phases, nous voyons le réveil du condamné, la toilette, la marche vers le couteau, l'homme coupé en deux, le jet de sang, la chute de la tête : et ce spectacle, nous sommes décidément trop sensibles pour le supporter sans faiblir. L'imagination est intervenue comme un verre grossissant entre la réalité et notre sensibilité normale. Certains philosophes, ou qui se croient tels, ne se privent pas de dire que cette sensibilité est devenue de la sensiblerie. Cela serait fâcheux, mais je ne le crois pas. Le projet de M. Cruppi, en tout cas, ne témoigne d'aucune sensiblerie. On pourra même trouver qu'il remplace la peine de mort par une peine presque pire que la mort. La vie sans espérance n'est-elle pas, en effet, pire que la mort ? Si on laisse la vie à un coupable, il faudrait peut-être lui laisser aussi l'espérance. Est-il juste de rétablir l'enfer, un enfer terrestre, même pour les assassins ? Je ne suis pas, non plus, suspect de sensiblerie, aussi me sera-t-il permis, peut-être, de trouver que l'encellulement perpétuel est un châtiment excessif. Châtiment ! Mais c'est de la morale théologique, cela. Au dix-huitième siècle, un Italien, Beccaria, écrivit un livre d'où devait sortir notre Code pénal, avec ses peines exactement graduées selon la gravité des délits. Au dix-neuvième siècle, un autre Italien, M. Ferri, a écrit un livre où il démontre que le droit de punir n'a aucun fondement logique. Ce prétendu droit n'est qu'une prétention d'origine religieuse. Selon la plupart des religions, Dieu ou les dieux ont établi des règles morales, et quand les hommes violent ces règles, ils sont châtiés. Mais on observa que les dieux sont distraits, que le ciel omet très souvent de punir les crimes, et, avec assez de sagesse, les hommes décidèrent de remplir eux-mêmes l'office de punisseurs. Les vieilles lois pénales frappent toujours au nom de Dieu ou au nom des dieux. Je lisais hier dans une revue catholique : « Bien et mal, qu'est-ce que cela peut bien être, s'il n'y a pas de législateur suprême pour nous en dire la différence et donner à la loi le soutien de ses sanctions redoutables ? » Répondons à cet écrivain pieux et inquiet qu'il a parfaitement raison. Dieu écarté, le bien et le mal ne sont plus rien ; il ne reste que le bon et le mauvais, l'utile ou le nuisible, le sain ou le malade. Or, si le mal, selon la conception théologique, appelle le châtiment, est-ce qu'il en est de même du mauvais, du nuisible, du malade ? Nullement. Le mauvais, on tâche de l'améliorer ; le nuisible, on essaie de le rendre neutre ; le malade enfin, on doit se proposer de le guérir. Donc, plus d'idées de punition. Soyons un peu raisonnables, enfin. Agissons avec les criminels comme avec des aliénés, selon le cas, ou comme avec des typhiques. Si le malade est un aliéné dangereux, nous le mettrons dans la situation de ne pas nuire à la société ; s'il n'est que malade, nous nous essaierons de le guérir. Mais ces idées-là sont peut-être un peu trop avancées pour notre état social, encore si imprégné des vieilles idées religieuses. J'avoue même qu'il ne faut les présenter qu'avec prudence. Offrons-les à l'avenir, du moins, si elles sont trop rudes pour le présent, et disons qu'un moment viendra où les magistrats seront non pas des jurisconsultes chargés d'appliquer un code, mais des savants, des cliniciens qui étudieront un criminel, comme un médecin étudie un tuberculeux. Ne sait-on pas déjà que les cerveaux des criminels sont presque toujours des cerveaux physiquement malades ? Ne sait-on pas aussi que la plupart des assassins sont presque inintelligents, doués des seuls instincts de la bête fauve ? A quoi bon les punir : il faut les soigner ou les dompter. Pour cette tâche, il me semble que les travaux forcés, tels qu'ils existent actuellement, sont bien suffisants. Au bout, ou plutôt à mi-chemin de leur perpétuité, il reste une lueur d'espérance. Un malade voudrait-il se soigner, s'il savait que tous les remèdes qu'on lui ordonne sont inutiles ? II faut peut-être laisser aux pires criminels, ces plus tristes des malades, l'espoir au moins vague d'une guérison ou d'une amélioration lointaine de leur sort ? Dans le cas contraire, il serait préférable de les tuer immédiatement. 1906 pp. 205-212 de la 6e édition. Beaucoup de Français, à cette heure, se désintéressent de l'ancienne France, de son histoire, de ses traditions, de ses monuments. Il semble même que le passé excite, chez certains, plus que du dédain : de la haine. Dans telle petite ville de province, et qui n'exista jamais que par sa cathédrale très belle, et deux églises, fort intéressantes, les mouvements populaires, aux jours d'élections, se font avec ce cri pour ralliement : à bas la cathédrale ! Singulier état d'esprit, mais assez répandu pour qu'il ne soit pas ridicule d'en prendre quelque inquiétude. Cela serait même très raisonnable, car cette hostilité contre les édifices religieux pourrait très bien s'accroître, au point que l'on vît se renouveler la fureur iconoclaste des premiers chrétiens et des premiers protestants. Sans qu'il le sache, sans qu'il puisse le savoir (et qui donc le sait ?), le peuple, en ses désirs, est mû par un sentiment unique : le sentiment de l'utilité. Tandis que les hommes très cultivés et ceux qui, par imitation, se conduisent comme s'ils l'étaient, tandis que le petit nombre se laisse volontiers guider par le sens esthétique, ou réel ou factice, le peuple ne considère l'ensemble de la nature brute ou façonnée par l'homme que sous le point de vue de l'utile. Cela sert, ou non, à quelque chose. Or, pour les incrédules, ou qui se croient tels, les églises sont inutiles. Alors, à quoi bon les entretenir ? Il faut le reconnaître, il y a beaucoup de sagesse dans ce raisonnement populaire, et les arguments qu'on peut lui opposer ne sont guère que d'ordre sentimental. L'esthétique, cela est bon pour les oisifs. Ceux qui gagnent leur vie à travailler, tant que dure la lumière du jour, iront-ils prélever sur leurs gains même un centime pour entretenir des monuments qu'ils n'ont pas le loisir de visiter ? Ni le loisir, ni surtout le goût. Mais c'est le loisir qui donne le goût, ou. du moins qui le conserve, si l'éducation, par hasard, l'a fait naître. Au temps où les cathédrales furent construites, elles étaient d'une grande utilité. On a gardé une curieuse relation de la construction de Notre-Dame de Chartres. Il ne faut pas dire : le peuple y contribua ; il faut dire : elle fut l'œuvre même du peuple. Entreprise collective, s'il en fut jamais, cette cathédrale, et presque toutes les anciennes églises, fut édifiée par les deniers et le travail du peuple tout entier : qui n'avait que ses bras et son dos, apportait une pierre ; qui avait une charrette, apportait une charretée de pierres. Et ainsi pour tout: besogne d'un essaim ordonnant les rayons de la ruche. On vit de pareils enthousiasmes dans le Nord de la France et dans les Pays Bas, quand s'érigèrent les hôtels-de-ville, dont l'utilité était considérée comme très grande. Mais que dans une ville, où il n'y a plus de vie communale, la foi religieuse vienne aussi à disparaître, et l'on se demandera à quoi sert cette flèche, à quoi sert ce beffroi. Sans doute les choses les plus inutiles ont, dans les civilisations très compliquées, une utilité certaine ; mais tout d'abord, invisible, cette utilité échappe au peuple, incapable de joindre des idées trop éloignées. A Troyes, on est obligé de fermer les églises le dimanche, sauf aux heures des offices, parce que des bandes populaires s'y ruaient, promptes à briser tout ce qu'elles pouvaient atteindre. L'utilité des anciens monuments, invisible pour le peuple, n'est pourtant pas très mystérieuse : le passé de la France est un spectacle qui pourrait attirer, presque autant que l'Italie, le monde des touristes. C'est l'avis de M. Morton-Fullerton. D'origine américaine, correspondant littéraire du Times, cet excellent écrivain (car il écrit en français avec esprit et saveur) aime passionnément la France ancienne. Sa passion est éclairée. Il connaît à merveille et l'histoire et la géographie locales. Alors il comprend bien des choses que tout le monde ignore. Il sait pourquoi cette montagne fut fortifiée par les Gaulois, puis par les Romains, puis par les conquérants nouveaux ; et pourquoi, plus tard, est venue sa décadence. Je n'ai lu aucun livre où les paysages soient ainsi ressuscités et replacés dans l'histoire. On sent vivre les siècles. Mais le voyageur s'émeut encore plus devant les restes admirables des abbayes de jadis, devant les cathédrales, devant les châteaux ruinés. De nombreuses pages de son livre montrent nettement le genre d'utilité que pourraient avoir, en France, toutes ces vieilles pierres, que l'on suppose inutiles. Cette utilité, le peuple italien a fini par la comprendre. Le peuple de France l'admettra peut-être un jour; mais il y a à craindre qu'il ne soit trop tard. Les tendances présentes sont contraires à cette éducation. Le goût des vieux monuments, qui fut un des rares bienfaits du romantisme, s'il ne décroît pas encore très sensiblement, a cessé d'augmenter, et l'on a vu des sociétés archéologiques, sous prétexte que la question était politique, refuser de s'intéresser au sort des vieilles églises. Le récit que M. Morton-Fullerton nous a donné de son voyage en trois belles régions françaises est plus qu'intéressant : il est émouvant (1). A mesure que l'on en suit l'itinéraire, les paysages se lèvent et parlent. Ce sont ceux de la vallée de l'Yonne, pays de civilisation tout ecclésiastique ou monacale. Quelques-unes des plus anciennes abbayes de France demeurent encore à moitié debout le long de cette vallée, Pontigny, dont l'austère simplicité reflète si bien l'âme même de son fondateur, saint Bernard, Vézelay, dont la beauté, au contraire, est presque païenne, mais d'un paganisme né du sol, comme les arbres, et qui construisait les églises sur le modèle des forêts. Avec ses vieilles villes aux monuments si hardiment sculptés, Sens, Auxerre, Avallon, Joigny, cette vallée est comme un vaste musée historique. Ce fut, et de tout temps, une des régions les plus riantes et les plus riches de l'Europe. Les Romains l'élurent dès le lendemain de la conquête et on y retrouve encore les statues de leurs dieux et les mosaïques de leurs villas. C'est, dit M. Morton-Fullerton, « une sorte de parc incomparable ». De là nous irions à Autun, à Cluny, à Alésia ; mais il n'est pas utile d'analyser plus avant ce livre si agréable. Ecrit d'un style très condensé, il contient tant de remarques précieuses qu'on ne sait lesquelles choisir. La Bourgogne, puis, au retour, la Franche-Comté, ont peut-être mieux inspiré l'auteur que la Narbonnaise. Le Midi semble l'avoir un peu dépaysé, à moins que ce ne soit le lecteur qui ait pris moins d'intérêt à des régions plus éloignées de ses mœurs. M. Morton-Fullerton souhaiterait que l'on fît faire aux jeunes gens des voyages en France, des voyages historiques : son livre serait pour ces excursions le meilleur des guides. (1) Un Voyage en France (M. MORTON-FULLERTON : Terres françaises : Bourgogne, Franche-Comté, Narbonnaise, A. Colin, éditeur). pp. 242-247 de la 6e édition. [texte relu par Grégory Houdusse, Seconde E, 25 avril 2002] Je suis un homme de la mer, mon rêve va vers les grèves, je n'ai jamais gravi aucune Alpe, et cependant il me semble que je connais la montagne, il me semble que je l'aime. C'est que je viens de lire, sans en passer une ligne, le livre de M. Charles Lefébure, Mes étapes d'alpinisme. Cent cinquante photographies, d'une parfaite netteté, aident singulièrement à comprendre des récits qui, sans cela, auraient un peu l'air de se passer dans la lune. La montagne est un monde, non plus mystérieux, sans doute, mais encore très difficile et qui n'accueille pas indifféremment tous ceux qui veulent faire sa connaissance. Il faut lui plaire, et pour cela montrer beaucoup de docilité, beaucoup de patience. Des présomptueux, tous les étés, arrivent aux pieds de la montagne et veulent tout aussitôt entrer en conversation avec elle ; mais elle, haussant un peu les épaules, les envoie rouler au fond des précipices. Pour être admis en sa familiarité, il faut lui faire la cour, il faut respecter ses habitudes et surtout ses caprices ; il faut attendre qu'elle vous fasse signe. Schopenhauer disait : Comportez-vous avec les chefs-d'œuvre comme il est d'usage de se comporter avec les rois. On ne prend pas la parole le premier, on attend. Plantez-vous devant les chefs-d'œuvre et attendez qu'ils vous parlent. Ainsi faut-il agir avec la montagne. On la contemplera longtemps respectueusement avant d'oser grimper sur son dos royal, et encore ne le fera-t-on que pas à pas et avec l'assistance d'un guide expérimenté. Même quand on est devenu digne d'être soi-même un guide, on ne s'aventure jamais seul dans la montagne, à moins que d'être fou. C'est dans la montagne comme sur la mer que le mot du vieux Jéhovah prend toute sa force : Il n'est pas bon que l'homme soit seul. La montagne est une découverte récente. Il n'y a pas beaucoup plus d'un siècle que Saussure inventa les Alpes et Ramond les Pyrénées. Avant ces deux grands explorateurs, la montagne n'était ni un sujet d'étude ni un but d'excursion. Elle inspirait rarement d'autre sentiment que l'effroi. Pourtant, dès le dix-septième siècle, quelques voyageurs éprouvent en face des Alpes une confuse admiration. Maximilien Misson, qui avait accompagné en Allemagne et en Italie le comte d'Arran, gentilhomme anglais, note ainsi, en 1687, l'impression que lui firent les Alpes : « Leurs cimes chargées de neige se confondent avec les nues et ressemblent assez aux vagues enflées et écumantes d'une mer extraordinairement courroucée. Si l'on admire le courage de ceux qui se sont exposés les premiers sur les flots de cet élément, il y a sans doute aussi de quoi s'étonner qu'on ait osé s'engager parmi tous les écueils de ces affreuses montagnes. » Qui oserait aujourd'hui, en parlant des montagnes, les qualifier d'affreuses ? Ce passage est encore curieux à un autre titre, c'est par la comparaison, devenue banale, de la montagne et de la mer, que l'on y voit, je pense, pour la première fois. Avant d'avoir été vaincu, en 1787, par Horace de Saussure, le Mont-Blanc passait pour un amas de « glacières inaccessibles ». Ses abords commençaient cependant d'être fréquentés. Deux Anglais, dès 1741, avaient révélé à l'Europe les charmes de Chamonix. Au temps de Saussure, il y avait déjà des amateurs de la montagne, puisque l'on voit que, lors de son ascension, il était accompagné de dix-huit guides ; le guide suppose le touriste qui a besoin d'être guidé. Ce sont les Alpes qui ont eu l'honneur de donner leur nom à l'amour, au goût, à la science de la montagne, à l'alpinisme, enfin. Alpiniste est celui qui grimpe aux Pyrénées, tout aussi bien que celui qui grimpe aux Alpes, et le Club Alpin, s'il fixe d'un œil le mont Rose, couve de l'autre le mont Perdu. Alpinistes encore, ceux qui se sont attaqués aux sommets prodigieux de l'Himalaya ou des Andes. Les Alpes, il faut le dire, méritaient cet honneur, par la hardiesse, le courage et l'intelligence de leurs montagnards. M. Lefébure, qui leur doit la vie, d'ailleurs, fait un grand éloge des guides alpins. Il y a là des hommes qui sont, dans leur métier, de premier ordre. Le vrai guide des Alpes ne connaît pas seulement sa montagne ; il connaît la montagne. Transporté dans les Pyrénées, il est un guide aussi sûr que dans les Alpes, où il est né. Ce sont des montagnards du Valais, de l'Oberland et de la Savoie qui guident sur les pentes de l'Himalaya les explorateurs anglais. Un bon guide reconnaît à la couleur la résistance de la glace ou de la neige, exactement comme un bon pilote distingue d'un regard les hauts-fonds et les passes. Il est vraiment surprenant que le goût de la montagne se soit développé si tard, chez les Européens, car il semble bien que l'homme a toujours été attiré par les sommets. L'enfant ne voit pas un arbre sans avoir envie d'y grimper. Les montées abruptes, les collines escarpées le tentent également et l'homme, tant qu'il possède quelque force musculaire, conserve souvent ce goût escaladeur. En tous les temps et tous les pays, les hommes se sont plus à élever des tours, quelquefois pour rien, pour le plaisir d'y monter, comme dans la chanson : « Madame monte à sa tour ! » Ce n'est qu'après coup que l'on a réussi à utiliser la Tour Eiffel ; elle ne fut d'abord qu'un exercice de hauteur, une Alpe bénigne opposée à l'Alpe homicide, une montagne mécanique où un treuil, dans l'instant, vous mène au sommet. Hélas ! les vraies Alpes ne seront bientôt plus, elles aussi, que des Alpes à remontoir. Le treuil, le cric, la câble et le moufle déchirent leurs flancs hautains, et pour un écu on viole la Jungfrau. C'est un sacrilège, et qui ne sert à rien. On est enlevé le long d'un tunnel, d'un boyau noir, et souvent, arrivés en haut, les joyeux touristes ne voient rien qu'un immense nuage blanc. Mais ils ont satisfait leur manie d'animal grimpeur, et cela sans péril, sans fatigue, sans mouvement même. C'est le péril qui éloigna si souvent l'homme de la montagne, un péril réel, mais singulièrement grossi par la peur. La montagne était le séjour des dieux ou des démons. Il y avait à Saas-Fee, un bouc diabolique qui, dès que la nuit s'approchait, précipitait dans le torrent tous ceux qui s'aventuraient sur son chemin. Un jour, vers l'année 1750, un jeune héros osa tenir tête à la bête mystérieuse. Il entra en lutte avec [le] bouc, put le saisir et alla le jeter, en récitant des prières, dans la Saasser-Visp. La montagne était exorcisée. Cette légende est symbolique : c'est la superstition religieuse, bien plus encore qu'une crainte légitime, qui barrait aux curiosités le chemin de la montagne. Maintenant nous sommes peut-être trop familiers avec elle et nous lui avons imposé trop de chemins de fer à crémaillère. Il faut rejeter toutes les superstitions, mais il est bon de garder certains respects, celui de la grandeur et celui de la beauté. M. Lefébure ne fait aucune allusion aux engins mécaniques qui labourent les Alpes. Cela n'existe pas pour lui. Véritable montagnard d'adoption, il sourit de ces trop faciles moyens d'accès. Qu'est-ce que c'est qu'un plaisir qui devance le désir ? Pour jouir de la montagne, il faut la conquérir pas à pas, vaincre ses résistances redoublées, lutter contre sa mauvaise humeur, abattre sa fierté. Qu'est-ce qu'un amour qui, au premier signe, vous ouvre les bras ? Je suis sûr que M. Lefébure, qui fut blessé en luttant avec le Roseg, ressent pour cette dure montagne une particulière dilection. pp. 248-253 de la 6e édition. C'est joli, une rivière. Cela court, cela chante, cela rit, cela brille au soleil et cela devient tout noir sous les arbres. Parfois on en voit le fond, où il y a des cailloux et des herbes, et parfois c'est un abîme sombre qui donne le frisson. La rivière vient de loin et va on ne sait où. Les gens disent bien qu'elle a un commencement et qu'elle prend sa source là-bas, dans les montagnes, mais cela n'est pas bien sûr. Qu'est-ce qu'une source ? Quand on voit une rivière, elle est rivière et on ne se figure pas qu'elle ait jamais pu n'être qu'un petit filet d'eau qui dégoutte d'une roche. Autrefois, quand le monde était heureux, c'était bien différent. Les rivières découlaient d'une cruche de marbre qu'une femme, toujours jeune, tenait à demi penchée. Mais le méchant dieu des chrétiens, qui n'aime pas la beauté des jeunes femmes, a brisé ces cruches de marbre, les mères de l'eau sont mortes de douleur et les rivières naissent au hasard, comme elles peuvent. Si on ne connaît pas bien leur naissance, on sait leur vie et leur mort. Leur vie est de bondir ou de couler nonchalantes, de jaser sur les pierres ou de rêver parmi les roseaux. Souvent, quand elles traversent des prés fleuris, elles aiment à se répandre sur l'herbe. Si des digues ou des troncs d'arbres barrent maladroitement leur chemin, elles se fâchent et même deviennent furieuses. Mais si c'est un moulin qui se dresse à leur passage, elles font tourner ses roues avec une docile promptitude et continuent leur route sans qu'il y paraisse. La rivière est la mère des hommes et des arbres, des bêtes et des herbes. Sans la rivière, il n'y a pas de poissons ; il n'y a pas d'oiseaux non plus. Il n'y a pas de moissons, il n'y a pas de fleurs, il n'y a pas de vin, il n'y a pas de bœufs et l'homme s'enfuit, desséché par le soleil. Après avoir donné la vie, la rivière a deux manières de mourir : elle se répand dans le sein d'une plus grande rivière, ou bien s'en va tout droit se mêler à la mer ; la mer est le grand cimetière de toutes les rivières, des plus petites et des plus grandes. Mais la rivière qui meurt est tout de même éternelle, comme la mer qui la reçoit dans ses abîmes. Les nuages naissent de la mer, et le vent les pousse vers les forêts, où ils font de la pluie qui gonfle les rivières. Il y a dans le monde une circulation de l'eau comme dans notre corps une circulation du sang. Tout cela est très bien réglé. La mer aime la rivière. Elle vient au devant d'elle et lui envoie comme un salut la salure de ses vagues. La rivière a peur de cet infini. Elle résiste longtemps. Enfin, les eaux douces cèdent et fondent sous les baisers puissants des eaux amères : la houle berce l'accomplissement des noces. La rivière est une personne. Elle a un nom. Ce nom est très ancien parce que la rivière, quoique toujours jeune, est très vieille. Elle existait avant les hommes et avant les oiseaux. Dès que les hommes furent nés, ils aimèrent les rivières, et dès qu'ils surent parler, ils leur donnèrent des noms. Même quand nous ne les comprenons plus, les noms de rivières sont les plus jolis du monde. C'est la Gironde et c'est l'Adour ; c'est la Loire et la Vienne, le Rhône et l'Ariège. Mais il est peut-être possible de les comprendre. Essayons, en ayant recours aux études d'un savant géographe, M. Raoul de Félice. Nos rivières ont reçu leurs noms des différentes races d'hommes qui occupèrent anciennement les Gaules : les Ibères, un peuple sans nom, les Ligures, les Celtes. Au moment de la conquête romaine, presque tous les cours d'eau de France ont leur nom. Aussi les appellations modernes sont-elles très rares. Les Ibères, ce seraient les Basques, sinon par la race, du moins par la langue. Même si on le conteste, cela n'empêchera pas de rapprocher le mot Adour du mot basque iturria, qui veut dire source. C'est aux Ibères que nous devrions aussi l'Aude, l'Orbieu et l'Urugne. Ici se placerait un peuple sans nom, encore hypothétique, mais de langue aryenne, et qui aurait été le parrain d'un grand nombre de nos rivières. On lui devrait la Somme, la Sèvre, l'Hérault, noms qui se rattacheraient à différentes racines signifiant eau, liquide, source. D'après la même théorie, Durance, Dranse, Drôme, Drot, Drac, pourraient se traduire par « la coureuse », et ce serait la même idée qui se retrouverait dans le Rhône, tandis que la Loire, ce serait « celle qui arrose» ; la Meurthe « celle qui mouille » . Quant à la Garonne, ce serait « la rapide » ; mais on discute encore : la Garonne n'a pas dit son secret, non plus que la Gironde. Notons, en passant, qu'outre le grand fleuve, il y a en France trois autres Garonne, sans compter un garon, une garonnette et une garonnelle ; il y a sept ou huit Gironde, dont deux aux environs de Paris, affluents de l'Orge, et de la Marne. L'Oise et l'Isère, c'est la même chose, c'est aussi la « rapide », ce qui pour l'Oise me semble hasardeux. Certaines rivières coulent profondément encaissées ; aussi ont-elles reçu un nom qui voudrait dire quelque chose comme caisse, vase ou gaine ; ce sont la Couse, le Cousin, le Cuson, la Coussanne, le Couzeau et les nombreux Couzon. Voici maintenant la part des Ligures. En leur langue, ils appelaient l'aune, qui accompagne beaucoup de rivières, alisos, alisa ou alison ; ils donnèrent ce nom à une quantité de cours d'eau : Alzon, Alzou, Alzau, Auzon, Auzonne, Auzonnet, Arzon, Auze, Auzenne, Auzelle, Auzotte, Auzette, Auzigue, Auzolle, Auzone, tout cela voudrait dire la rivière des Aunes. Ils auraient aussi la paternité des noms en enque, tels que Allarenque, Laurenque, Durenque, Virenque, mais on ignore ce qu'ils veulent dire. Enfin, on ne saurait contester aux Ligures la Ligoure, qui semble leur nom même. L'Aude et l'Orb devraient leur appellation aux colons phéniciens ; encore ce dernier, nom est-il peut-être grec. Avec la période celtique, les étymologies deviennent un peu moins incertaines. On retrouve clairement le nom celtique de l'eau, dour, dans la Dourbie, la Dourdène et la Dourdèze, le Dourdou, la Dore et la Doire. Un autre nom celtique de l'eau, esca, se voit dans l'Ouche, dans l'Essonne. Ils appelaient une rivière avar ; de là : l'Abron, le Jabron, l'Aveyron, l'Auron ; de là probablement aussi l'Eure, l'Auterne, l'Authre, l'Automne, l'Autruche. Aven veut dire rivière dans le breton actuel ; or, on trouve des rivières appelées : Avêne, Avon, Avégne, Avignon. De glanos, brillant, viendraient le Gland, la Glane ; de vernos, aune, ils ont, comme les Ligures, baptisé beaucoup de rivières, le Vern, le Vernaison, le Vernazon ; de der, chêne, est venue la Dère. Il faut ajouter que tous ces mots ont passé par la forme latine, avant d'endosser le vêtement français. C'est ainsi que Bièvre et ses dérivés, Beuvron, Brevenne, Brevonne, proviennent du latin bibrum, emprunté lui-même à un mot celtique signifiant castor. Est-ce aux Gaulois ou aux Romains que nous devons les Dive, Divette, Divonne ? Cela veut-il dire la fée ou la divine ? C'est difficile à préciser. Il y avait de grandes ressemblances entre les deux langues. Le français et ses patois ont naturellement nommé un grand nombre de rivières, soit en les débaptisant, soit en modifiant leurs noms anciens pour leur donner une signification française. Dans ce genre, nous avons les noms tirés de l'apparence ou de la qualité de la rivière : la Blanche, la Claire, la Brune, la Noire, ou le Brillant, la Hideuse, la Vilaine, la Furieuse, le Rongeant, le Sonnant, la Creuse, la Sensée. D'autres fois, ce sont des noms de plantes : le Fusain, l'Orge, la Viorne, la Liane, le Gland, l'Orne, l'Oignon, le Trèfle, le Rouvre, le Lys, les Aunes, la Bruyère, le Troëne ; des noms d'animaux : l'Oie, le Loir, la Louvette, la Chèvre, le Héron, l'Ourse, la Lionne, l'Autruche ; des noms de toute sorte : la Mère, le Cousin, la Sueur, la Coquille, l'Œil, l'Œuf, le Rognon, la Brèche, la Vie, l'Automne, la Blaise, l'Armance, l'Abîme. Quelques-unes portent orgueilleusement des noms absolus : le Fleuve, la Rivière, qui ne sont d'ailleurs que de maigres ruisseaux, l'un dans la Manche, l'autre dans les Alpes. Enfin, une petite rivière, probablement très sage, s'appelle la Même. J'ai relevé directement sur les cartes la plupart de ces derniers noms, mais j'ai emprunté une bonne partie de ma science à M. de Félice, qui en a répandu beaucoup, sans nul pédantisme dans son livre sur les Noms de nos Rivières. N'est-il pas agréable de savoir que la Seine, cela veut dire « la jaillissante » ? Ceux qui voudront en savoir davantage iront à la source que j'ai indiquée. Je m'arrache aux charmes des rivières de France, et c'est avec peine, car La rivière est la mère de toute la nature. pp. 254-260 de la 6e édition. |