UNE NUIT AU LUXEMBOURG

DELARUE. — Je ne m'attendais pas à vous rencontrer ici.

DESMAISONS. — J'allais vous dire la même chose.

DELARUE. — Du reste, je suis enchanté.

DESMAISONS. — Moi de même.

DELARUE. — Nous faisons un tour de jardin ?

DESMAISONS. — Volontiers.

DELARUE. — Tenez ! encore un monument funéraire de plus.

DESMAISONS. — On transforme le Luxembourg en un champ de navets.

DELARUE. — Doublement.

DESMAISONS. — Quoi de nouveau, depuis notre dernier dialogue dans le Mercure de France ?

DELARUE. — Un livre de Remy de Gourmont : cela s'appelle Une nuit au Luxembourg.

DESMAISONS. — Parlez m'en, si bon vous semble.

DELARUE. — C'est une sorte de roman fantastique et philosophique.

DESMAISONS. — Je n'aime point le fantastique.

DELARUE. — Allons, bon ! Pourquoi cela ?

DESMAISONS. — Il déplaît à mon imagination ; je n'aime que le merveilleux.

DELARUE. — Peut-être avez-vous tort.

DESMAISONS. — L'art, c'est le merveilleux ; celui d'Homère, de La Fontaine, de Sophocle, de Racine, d'Aristophane, de Molière.

DELARUE. — Le fantastique est le merveilleux du Nord : Ibsen, Hoffmann, Poë, Swift, Bunyan, Wells.

DESMAISONS. — Taratata, Shakespeare n'est pas déplaisant.

DELARUE. — Peut-être avez-vous raison.

DESMAISONS. — Faites-moi l'amitié de poursuivre.

DELARUE. — Un jeune songeur se promène la nuit dans ce jardin baigné d'une aube idéale, avec le génie des prophètes et des philosophes, sceptique fantôme qui lui enseigne la doctrine d'Épicure.

DESMAISONS. — Je n'aime pas les sceptiques.

DELARUE. — Hier vous l'étiez encore.

DESMAISONS. — Que voulez-vous : je doute maintenant de mon scepticisme. À moins d'être dépourvu de toute malice, il fallait bien que j'en vinsse là. Se vanter d'être un sceptique est d'un naïf, car on s'abuse toujours. Dorénavant il me suffit d'être prudent et circonspect.

DELARUE. — Cela me paraît sage.

DESMAISONS. — Je vous ai interrompu.

DELARUE. — Passant les jeux subtils de notre jongleur jonglant de jonglerie, j'en viens à ses conclusions pratiques. Or, disons-nous, il n'y a pas de vérité ; conséquemment, il convient de se faire une conception agréable de la vie. La grande affaire c'est le bonheur : il faut être heureux.

DESMAISONS. — Supposons. Mais comment ?

DELARUE. — En vivant chacun à sa guise. Épicure le trouve dans la volupté, Spinoza au contraire dans l'ascétisme.

DESMAISONS. — Et si nous désirons pour être heureux ce que nous ne pouvons avoir ?

DELARUE. — C'est qu'alors nous ne sommes pas raisonnables ; « nous avons en grand mépris le désordre intellectuel, nous autres surhommes, et le déséquilibre de la sensibilité; or le malheur est produit par ces deux troubles ou par l'un d'eux. Qui n'est pas maître de ses nerfs ni de sa pensée ne nous semble pas très digne de pitié. »

DESMAISONS. — N'y a-t-il pas d'autres infortunes que celle d'un enfant qui veut la lune, ou d'une femme insuffisamment adorée ?

DELARUE. — En effet, il me semble ; mais nous n'y pouvons rien.

DESMAISONS. — Les maux varient, dit la sagesse antique, mais nul homme n'est heureux, sous le soleil. Il ne peut être question pour nous de bonheur.

DELARUE. — Est-ce que la religion et la morale en sont la cause ?

DESMAISONS. — Êtes-vous sérieux ?

DELARUE. — Au moins ne nous tourmentons pas en pure perte, et regardons le plaisir comme un bien.

DESMAISONS. — En principe.

DELARUE. — Nous sommes trop moroses ; nous faisons du travail une vertu, lorsque ce n'est qu'une nécessité déplorable.

DESMAISONS. — Votre auteur divague.

DELARUE. — Nos personnages officiels ne font-ils pas vraiment l'éloge du travail dans leurs discours ?

DESMAISONS. — Ils le confondent avec l'intrigue.

DELARUE. — Il se peut.

DESMAISONS. — Les ivrognes également se targuent de leur vaillance.

DELARUE. — Parce qu'ils n'ont pas la conscience tranquille.

DESMAISONS. — Voyez-vous, l'homme est foncièrement malheureux et inconsolable. Toutefois il est vrai, comme dit Villon, que pour deuil apaiser Il n'est trésor que de vivre à son aise.

DELARUE. — Épicure n'en savait-il pas davantage ?

DESMAISONS. — Vivre à son aise n'appartient qu'au petit nombre.

DELARUE. — Que nous importe ?

DESMAISONS. — Votre conclusion est qu'il faut jouir de la vie quand on a des rentes.

DELARUE. — C'est cela.

DESMAISONS. — Est-il besoin de le prêcher gravement ?

DELARUE. — Tenez, nous deux, ne sommes-nous point trop sages ?

DESMAISONS. — Nous ne faisons pas assez la fête, il est vrai.

DELARUE. — Nous trouvons notre bonheur dans la chasteté, les livres, les dialogues au kilomètre.

DESMAISONS. — Et ce jeune philosophe ?

DELARUE. — Pour illustrer les théories du Maître, trois déesses venues de l'Empyrée l'accompagnent, font des grâces, cueillent des fleurs et des fruits ; notre juvénile penseur épouse l'une d'elles qui est l'Amour, et la conduit dans sa demeure. Je vous fais grâce de quelques niaiseries érotiques.

DESMAISONS. — Indiscrétions d'homme de cabinet.

DELARUE. — Tandis que son immortelle repose sur le lit en désordre, il rédige le récit de cette nuit de débauche et de spéculations philosophiques.

DESMAISONS. — Voilà qui est d'une extrême froideur.

DELARUE. — Puis il meurt subitement d'un excès de luxure et de travail.

DESMAISONS. — Il vaut mieux être comme nous, des amateurs.

DELARUE. — Vous connaissez maintenant le livre.

DESMAISONS. — Remy de Gourmont ne se fatigue pas de redire les mêmes choses; il me semble que sous la plume de ce jeune homme, ses idées sont, cette fois, tout à fait à leur place.

DELARUE. — Remy de Gourmont se limite au doute et à la curiosité.

DESMAISONS. — C'est court.

DELARUE. — Je trouve qu'il a des admirations étranges.

DESMAISONS. — N'a-t-il pas écrit : « La Vénus de Milo, qu'elle est belle en chocolat ? »

DELARUE. — Ce qui veut dire ?

DESMAISONS. — Que la substance de l'œuvre d'art est sans importance.

DELARUE. — Voilà qui est bizarrement tourné !

DESMAISONS. — Dans ce mot, il a résumé son esthétique.

Émile Godefroy, Les Cahiers de l’Université populaire, janvier 1907 (?), p. 612-614.