En marge de deux livres
de Han Ryner

A . M. Georges Valois, ces notes
sont dédiées en témoignage de sympathie.

Je dois présenter toutes mes excuses à M. Han Ryner de ce que je ne lui offre que quelques lignes hâtives. J'avais l'intention de discuter sérieusement ses deux derniers livres : Vive le Roi (suivi des Esclaves) et Le Cinquième Evangile. Mais le temps m'a manqué pour composer l'article que je désirais écrire. Néanmoins, il trouvera dans ces notes marginales l'essentiel de ma pensée.

Je n'ai pas la prétention d'apporter à la discussion du problème des éléments nouveaux : les objections que je présente, on les trouvera dans nos Maîtres, et principalement dans les livres de Charles Maurras, et dans L'Homme qui vient, de Georges Valois.

*

Han Ryner suppose le roi de France rentré dans sa bonne ville de Paris, grâce aux efforts de ses partisans, dirigés par Martigue et Valgeois, et grâce à la complicité de quelques ministres de la République, achetés par l'or du financier Groschild. Voilà donc le Roi lié : il se trouve dans l'obligation de maintenir les ministres qui ont trahi et de nommer aux Finances le banquier juif. Rien n'est changé en France que le nom du gouvernement.

Han Ryner qualifie cette petite tragédie d'hypothèse en trois actes. Certes, elle est possible, cette solution du problème ; mais nous n'avons pas à craindre aujourd'hui, si nous [11] en avons pu douter un seul instant, qu'un pareil complot soit le fait de l'Action Française et de ses maîtres. L'hypothèse contraire est, dès lors, autrement probable.

Mais là ne réside pas l'essentiel de la discussion. Tout le poids du problème porte sur deux affirmations contradictoires : le Roi reconnaît la nécessité d'un gouvernement, tandis que son ancien ami, le philosophe Lhermitte, déclare mauvais et corrupteurs tous les gouvernements. Pourtant ce philosophe se voit obligé à cet aveu : que le gouvernement est une « nécessité ». Pourquoi se révolter alors ? Han Ryner ne ferait-il pas mieux de rechercher avec nous, non le gouvernement parfait, mais le moins mauvais ? Tout changement de régime, objectera-t-il, occasionne des troubles et des meurtres. Soit. Mais faut-il conserver l'individu qui est éphémère au risque de tuer l'espèce qui doit durer ?

En somme, tout tient dans une constatation qui découle des livres mêmes de Han Ryner, constatation que l'on peut résumer en cette formule : Il n'y a pas de liberté sociale ; il n'y a que des libertés spirituelles. Il n'y a pas d'hommes libres ; il n'y a que des âmes libres. En quoi donc une telle constatation est-elle contraire à l'acceptation par tous des devoirs sociaux et pourquoi souhaiter, en conclusion, comme l'auteur, la destruction totale du monde par l'avortement et le meurtre ?

*

Dans sa vision en un acte : Les Esclaves, Ryner étudie en quelque sorte le problème de la liberté. Son héros, l'esclave Stalagmus, déclare : « Ce qui fait ma colère depuis que je suis un homme, et ce qui fait, depuis que j'ose penser, ma honte, ce n'est pas que je sois esclave, c'est qu'il y ait des esclaves » (1). En effet ; car le sage n'est jamais esclave, puisqu'il possède la liberté intérieure ; seule l'immense majorité des hommes souffre de sa sujétion et ne sait pas s'en délivrer. Mais qu'est-ce alors que cette révolte stupide devant la nécessité, devant [12] la vie ? Qu'un sage ne veuille pas se résigner à devenir un maître, on le comprend. Reste à savoir si tous les hommes peuvent se passer de chefs et si tous peuvent prétendre à la sagesse. Enfin, et surtout, si la libération ne doit être jamais qu'intérieure et individuelle, qu'importe l'esclavage du corps, qu'importe l'organisation sociale ! — « La vraie liberté n'est pas dans les mains, mais dans l'esprit » (2).

*

Toute la discussion m'apparaît, en somme, morale. Ryner croit à la bonté originelle de l'homme ou, tout au moins, à un mélange de bonté et de méchanceté ; tandis que nous croyons au péché originel qui nous explique toute la société actuelle comme un châtiment et la vie humaine comme un rachat. Ne vaut-il pas mieux justifier la vie (en s'appliquant naturellement à la rendre supportable le plus qu'il est possible), que troubler et détruire l'ordre social, dans le seul espoir d'une reconstruction idéale de la société, sans même savoir si l'expérience réussira ?

C'est bien sur l'essence même de l'homme que repose le problème. En affirmant que l'homme, sans le secours de la morale ou de la civilisation, peut, d'instinct, se porter vers le bien, de même qu'il se porte vers le mal, on rend impossible toute vie en société. Ecoutez, en effet, ces paroles du Cinquième Evangile :

Et ils dirent : « Maître, si nous n'obéissons pas à la Loi et aux traditions des anciens, d'où saurons-nous ce qu'il faut faire et ce qu'il ne faut point faire ? »

Mais il leur répondit : « Ce n'est pas à moi, ni à aucun livre qu'il faut demander ces choses. Mais c'est à votre cœur qu'il faut demander ces choses » (3).

S'en rapporter à la seule justification de son cœur ! mais c'est autoriser tous les crimes, approuver toutes les aberrations ! Car le méchant soutiendra que ses instincts sont excel[13]lents et que ce sont les autres hommes qui se trompent. Au nom de quel absolu, ou de quelle réalité, le philosophe lui montrera-t-il qu'il fait erreur et qu'il doit se soumettre ? Il n'aura qu'à subir et se taire. Et nous assisterons au règne des pires.

Han Ryner déclare encore : « La Loi est faite pour les méchants, mais les vrais fils d'Israël n'ont pas besoin de la Loi... » (4). Admettons-le. Mais qui donc sera chargé de reconnaître les méchants et de leur appliquer les sanctions prévues par la loi ? Si l'auteur accepte la nécessité des lois pour les méchants, cela implique la reconnaissance d'un gouvernement capable de faire appliquer ces lois. Et la question se pose à nouveau : Quel est le gouvernement le meilleur pour contenir les méchants et le moins gênant pour les justes ? Je dis : le moins gênant. Nous ne recherchons donc pas un absolu, mais un relatif indispensable.

Le système monarchique, nous ne l'avons jamais prétendu sans défauts, nous nous sommes contentés d'affirmer que, pour la France, et par rapport à l'intérêt français, il est le moins mauvais des régimes et le seul qui permette toutes les améliorations souhaitables ; alors que les autres régimes, du fait même de leur organisation, empêchent les transformations les plus utiles Nous ne disons pas même que ces améliorations auront forcément lieu. Elles seront réalisables, voilà tout. Les libertés, ce sera à nous à les prendre et non au roi à nous les offrir : « Les libertés ne s'octroient pas, elles se prennent » (Maurras).

*

Puisque, dès le départ, il nous paraît impossible de nous entendre, voyons si nos deux routes, qui partent chacune d'un endroit opposé pour aboutir si loin l'une de l'autre, n'ont pas un point commun sur lequel nous pouvons être d'accord. Ces routes, je ne les crois pas parallèles, mais bien plutôt en [14] forme d'X. Il me plaît de les voir dessiner ainsi le chiffre de l'inconnu et du mystère.

Cherchons le point d'intersection de nos deux routes.

Dans son Cinquième évangile, nous voyons que l'auteur, s'il ne croit pas comme nous au péché originel, est bien obligé, devant les faits, de reconnaître la vérité et de convenir, avec nous, que jamais l'homme ne trouvera ici-bas le bonheur. Cette amère constatation lui inspire une de ses plus belles pages :

« Or l'inquiétude de la terre fait des saisons diverses, tantôt trop chaudes, tantôt trop froides ;

Mais l'inquiétude de la terre ne trouvera jamais la tiédeur qui continue et le printemps qui ne se fane point.

L'inquiétude de la vie fait de la naissance et de la mort, de la douleur et de la joie ;

Mais l'inquiétude de la vie cherche la vie éternelle et la joie durable, et elle ne les trouvera point.

L'inquiétude de l'homme change la face de l'injustice, mettant en haut ce qui était en bas, en bas ce qui était en haut, glorifiant quelques humiliés, abaissant quelques superbes, enrichissant quelques pauvres, appauvrissant quelques riches ;

Mais l'inquiétude de l'homme ne trouvera pas, en dehors d'un petit nombre de cœurs, la justice et le royaume de Dieu » (5).

C'est donc bien, en effet, reconnaître avec nous que l'homme demeurera tel qu'il a toujours été et que l'on ne pourra jamais modifier que les circonstances et les conditions dans lesquelles il continue à vivre.

Mais si, d'une part, de l'aveu même de Han Ryner, nous ne sommes les maîtres que de notre propre cœur, et si, d'autre part, la société a besoin pour durer d'un gouvernement, pourquoi ne pas vouloir rechercher le régime le meilleur et le plus conforme à un pays déterminé, et pourquoi s'obstiner à maudire ceux qui se livrent à cette tâche, misérable peut-être, mais à coup sûr indispensable ? Voilà bien toute la question. [15]

*

Pour le philosophe Lhermitte (alias : Han Ryner), le chemin de la vertu conduit aux solitudes ; et le sage jamais, selon lui, ne doit s'essayer à rendre les hommes heureux, le bonheur étant chose individuelle. Reste à savoir si l'on peut atteindre au bonheur, à la sagesse aussi bien qu'à la vertu, en dehors de la société ; c'est-à-dire : reste à savoir si la simple vie matérielle est possible en dehors de toute organisation. Or si une organisation sociale quelconque est indispensable pour permettre la continuation de l'espèce et favoriser surtout ses progrès matériels, intellectuels et moraux, et pour empêcher l'homme de retourner à l'animalité, le premier soin de l'homme, dans les moments de crise, sera bien de rechercher la meilleure organisation sociale pour le coin de terre qu'il habite.

Car il ne s'agit pas de savoir si « tout pouvoir est mauvais » et si le pouvoir corrompt même les sages. La question est secondaire. Avant d'être un être moral, l'homme est d'abord un animal qui veut vivre.

Quand Lhermitte dit au Roi : « C'est le pouvoir qui est mauvais. Nul ne résiste à sa force corruptrice. Vous pouviez être ce chef-d'œuvre : un homme. Vous avez préféré devenir ce rouage : un roi »... (6) il fait une profession de foi de mysticisme. La question, encore une fois, n'est pas de savoir s'il est possible à tous les hommes de devenir des sages, ni si cela est vraiment utile, mais bien d'examiner si, pour permettre à la vie humaine de durer, l'organisation sociale et le « rouage-roi » ne sont pas indispensables. Quand nous aurons assuré la continuation de l'espèce, alors nous pourrons, individuellement, nous efforcer à devenir des héros, des sages ou des saints.

Dans un autre passage de son drame, le roi s'écrie : « Effroyable nécessité, et contre laquelle je me révolte ! » il avoue donc, implicitement, être épouvanté par ses devoirs de roi qui l'empêchent de travailler à sa seule perfection morale. [16]

Que l'Eglise est admirable qui sanctifie tous nos travaux ; même les plus médiocres ! Si elle a pris soin de « sanctifier » le travail, c'est bien parce que le plus petit métier peut nous sauver aussi bien que nos efforts vers la sainteté, pourvu que nous sachions servir avec humilité et dignité. La véritable sagesse réside pour chacun dans l'acceptation, non pas résignée mais joyeuse, de ses devoirs.

C'est donc un devoir aussi impérieux que les autres que celui de rechercher, aux heures de crise, le gouvernement capable d'assurer la civilisation, et le sage lui-même alors n'a pas le droit de se désintéresser de cette politique. — Aussi lorsque, dans Vive le Roi, l'homme du peuple crie au philosophe Lhermitte : « Tu veux pas la République ?... Tu veux pas être roi ?... Tu sais pas ce que tu veux !... T’es pas digne de vivre... » (7) Eh bien ! dans son langage peuple, cet homme a raison : il affirme son droit à la vie. Il sent, il devine trop bien qu'ébranler la société ce sera, par choc de retour, nuire à son bien être matériel individuel et par là même arrêter toute possibilité de perfection morale.

*

L'inquiétude perpétuelle et le doute effroyable qui tourmentent les hommes se résolvent, chez Han Ryner, en un sourire indulgent qui s'approche beaucoup de la sagesse. Mais cette sagesse suprême, il n'a pu la posséder que grâce à l'organisation de la société qui lui a permis de vivre et de se cultiver. Sa culture, d'ailleurs, il la doit à de longs siècles de civilisation. Sans cette organisation (très défectueuse c'est entendu), il ne serait pas autre chose qu'un ruminant.

De plus, cette sagesse et ce sourire ne sont permis qu'à de rares privilégiés. Les autres hommes ne doivent pas se dérober à l'œuvre sociale, sous peine de voir finir la société et d'empêcher de la sorte l'éclosion de ces sages. L'objet de la société est donc, me semble-t il, de produire, à chaque siècle, [17] comme de beaux fruits, ces hommes exceptionnels. Et qu'on ne dise pas que la société les empêche de s'épanouir. Bien au contraire, grâce à la contrainte même, grâce aux chaînes dont elle les accable, et qu'il leur faut briser, ils deviennent plus grands et plus forts. Les faibles seuls et les faux sages font des révoltés impuissants qu'elle anéantit.

Le point faible justement d'une démocratie, c'est que cette organisation facilite les études supérieures, hâte le déclassement des individus, multiplie le nombre des ratés et ne manque pas d'étouffer, pour un temps, les vrais génies sous le nombre des fausses valeurs que la foule peut comprendre et qu'elle applaudit.

*

En somme, les livres de M. Han Ryner peuvent être d'excellents manuels de morale individuelle pour ceux qui veulent s'élever eux-mêmes. Mais le peuple tout entier le veut-il, ou même le peut-il ?

Ryner est un sage ; soit. Mais tous les hommes ne peuvent pas l'être. Alors ? Faut-il, en attendant le jour problématique où tous nous serons des héros, des sages et des saints, supprimer l'organisation sociale et toutes les contraintes qui domptent nos mauvais instincts ? Ne serait-ce pas compromettre à jamais la venue du règne de Dieu et hâter notre retour à la pure vie animale ? Encore une fois, la question est là, pas ailleurs.

*

Maintenant une conclusion personnelle.

Plus qu'un anarchiste, Han Ryner est un cynique ; car le cynisme ne consiste pas, ainsi que se l'imaginent quelques jeunes écrivains, à émettre des aphorismes saugrenus et licencieux à propos de leur bas-ventre ou de la croupe de leur petite amie, mais bien à considérer avec un égal mépris les organisations, les discours, les actes et les philosophies des hommes — et à garder devant eux, ironiquement, le silence.

« Le philosophe rit et se taît », nous déclare Han Ryner. Mais [18] heureusement pour nous, il n'est pas encore le philosophe parfait, puisqu'il s'indigne souvent, parle avec abondance et harmonie, écrit enfin de beaux livres qui provoquent la pensée et nous forcent à réfléchir. [19]

JEAN-MARC BERNARD.

(1) Les Esclaves, p. 65.

(2) Les Esclaves, p. 82.

(3) Cinquième Evangile, p. 158.

(4) Cinquième évangile, p. 35.

(5) Cinquième évangile, p. 50.

(6) Vive le Roi, p. 21.

(7) Vive le Roi, p. 55.

Les Guêpes n° 21, février 1911, p. 11-19.


BAVARDAGES

Sur le pont des Arts.

LE NOUVEL ACADEMICIEN. — Cette fois, je t'y prends, mon vieux, à loucher vers l'Institut. Allons, tu y viendras, toi aussi, tu y viendras.

LE CYNIQUE. — Pas encore... Sais-tu pourquoi je regarde avec un sourire plutôt joyeux ce nombril, si j'ose dire, de la littérature officielle ?

LE NOUVEL ACADEMICIEN. — Parle.

LE CYNIQUE. — C'est parce qu'il n'y a plus de place dans la boîte, parce que chaque fauteuil est rempli, comme il convient, par son cul.

LE NOUVEL ACADEMICIEN. — Tu n'as pas honte...

LE CYNIQUE. — Des mots ?... Pas plus que toi des choses... Pourtant ma joie n'est pas complète. Si je croyais en Dieu...

LE NOUVEL ACADEMICIEN. — Que ferais-tu ?

LE CYNIQUE. — Je le prierais de vous rendre immortels, sérieusement. Je parle, bien entendu, de la viande.

LE NOUVEL ACADEMICIEN. — Pourquoi ce souhait aimable et bizarre ?

LE CYNIQUE. — On pourrait enfin prononcer, sans éclater de rire : « L'immortel Doumic, l'immortel Faguet, l'immortel Langlois... »

LE NOUVEL ACADEMICIEN. Arrête-toi. Tu serais capable de mettre vingt noms dans ta litanie.

LE CYNIQUE. — Trente-six exactement, plus deux douteux... Ce qui me réjouirait surtout dans votre immortalité animale, la seule que puisse rêver la fantaisie la plus excessive, c'est que la bassesse et l'intrigue perdraient une de leurs... [137]

LE NOUVEL ACADEMICIEN. — La bassesse et l'intrigue !... Tu parles comme un envieux. Le mérite a bien sa petite part dans le succès.

LE CYNIQUE. — Ce n'est pas ce que tu disais après chacun de tes échecs.

LE NOUVEL ACADEMICIEN. — On n'a jamais confondu le langage du dépit avec celui de la justice.

LE CYNIQUE. — Pauvre vieux ! Tu prends au sérieux les jugements académiques.

LE NOUVEL ACADEMICIEN. — Pourquoi pas ?... L'Académie constitue plutôt une élite. Ça vaut bien toujours un jury de cour d'assises.

LE CYNIQUE. — Une élite intellectuelle ou morale ?...

LE NOUVEL ACADEMICIEN. — Les deux. Tant pis pour toi, si...

LE CYNIQUE. — Cette élite intellectuelle a poussé l'intelligence jusqu'à rejeter, par exemple, entre autres infimes grimauds, un certain Balzac.

LE NOUVEL ACADEMICIEN. — Un peu ancien, ton grief. Il y a prescription.

LE CYNIQUE. — Si je citais des exemples récents, tu contesterais le talent des exclus.

LE NOUVEL ACADEMICIEN — Ce qui prouverait qu'il est contestable.

LE CYNIQUE. — Tu crois, mon pauvre ami ?... Mais l'ancienneté de l'Académie n'est donc plus pour toi une de ses noblesses. Tu ne salues plus en elle une longue tradition d'honneur, de justice, de ?...

LE NOUVEL ACADEMICIEN. — Errare humanum est.

LE CYNIQUE... Mais perseverare in errorem...

LE NOUVEL ACADEMICIEN. — Prends garde de nous grandir Les diables ne sont pas minces seigneurs.

LE CYNIQUE. — Il y en a de bien amusants aux gargouilles des cathédrales... Ce pauvre Balzac...

LE NOUVEL ACADEMICIEN. — Encore !

LE CYNIQUE. — Ne fut même pas jugé digne du misérable prix Montyon qu'il avait l'humilité de briguer pour son Médecin de campagne. [138]

LE NOUVEL ACADEMICIEN. J'avoue...

LE CYNIQUE. — N'avoue jamais... Académicien, tu dois respecter les jugements académiques. Quiconque fut primé par tes confrères, qu'il se nomme Georges Ohnet ou se fasse appeler Paul Adam, est, pour toi ainsi que pour eux, supérieur à Balzac. Vois comme, grâce à ce critérium officiel, notre littérature magnifiquement s'enrichit.

LE NOUVEL ACADEMICIEN. — Il est vraiment trop ridicule de prendre les choses avec une telle rigueur.

LE CYNIQUE. — Tu trouves ridicule de prendre au sérieux un jugement que tu as sollicité avec tant de persévérance.

LE NOUVEL ACADEMICIEN. — Parlons raisonnablement...

LE CYNIQUE. — Et proclamons, en M. Francis Charmes, la plus grande gloire littéraire de la France depuis un siècle.

LE NOUVEL ACADEMICIEN. — Tu dis des folies...

LE CYNIQUE. — Des folies académiques... Hugo, Vigny, tous les plus grands et les plus célèbres frappèrent plusieurs fois à votre porte. Mais M. Francis Charmes !... Son mérite éblouit à tel point académiciens présents et futurs que nul n'osa seulement se mesurer contre si glorieux adversaire. Elu sans concurrent, il est donc supérieur...

LE NOUVEL ACADEMICIEN. — Cesse de dire des bêtises. Il est directeur de la Revue des Deux-Mondes, tout simplement. C'est une boîte qui ne paie pas trop mal la copie et comme un certain nombre de ces messieurs...

LE CYNIQUE. — Prends garde. Ton respect est plus injurieux, pour tes illustres collègues, que mon mépris même. Tu les accuses d'être sensibles, comme de vulgaires députés, à...

LE NOUVEL ACADEMICIEN. — Ce sont des hommes.

LE CYNIQUE. — Pour les humaniser, tu es contraint de donner au mot « homme » son sens le plus bas... Et tu as dépensé Dieu sait combien de temps et d'énergie pour arriver à t'asseoir leur égal.

LE NOUVEL ACADEMICIEN. — Mon mépris est peut-être plus réel et moins bête que le tien... Utiliser ce qu'on méprise...

LE CYNIQUE. — Permet-il de ne pas se mépriser un peu soi-même ? [139]

LE NOUVEL ACADEMICIEN. — Bah ! l'homme intelligent a pour soi-même des trésors d'indulgence. (Tirant sa montre) Pardon, mon vieux, je te trouve très intéressant, mais tu m'as mis tellement en retard... Un peu plus, tu me ferais perdre mon jeton de présence. [140]

HAN RYNER.

Les Guêpes n° 25, avril 1911, p. 137-140.