Henri Bachelin, « La vierge », Mercure de France, 1er mars 1909, p. 88-114

LA VIERGE

A Remy de Gourmont.

I

Pannetrat ne rentrait jamais avant la nuit. Non que ce fût un coureur de filles, un pilier de cafés et d'auberges. Sa femme lui suffisait, et l'on sait ce que cela coûte, de s'attabler chez les marchands de vins. Eté comme hiver, il travaillait dehors, dans la ville, à la journée il demandait cinq sous de l'heure. L'été, en peinant du lever au coucher du soleil, en ne se reposant que le temps de manger à midi, il arrivait à gagner ses trois francs vingt-cinq. Il en était, heureux et il aurait voulu que l'été durât d'un bout à l'autre de l'année.

Il savait bêcher, piocher, sarcler, ratisser, tailler les arbres, scier et fendre le bois, mettre le vin en bouteilles. II savait aussi vider les cabinets sans trop se salir ; cela ne lui répugnait pas plus que le reste, puisque, pour le faire, il touchait aussi cinq sous de l'heure. Il trouvait même que ce n'était pas fatigant.

Né dans ce chef-lieu de canton, il n'en était sorti que lors de la guerre de 1870. Des balles avaient sifflé à ses oreilles sans l'épouvanter ; quand un obus arrivait, il fallait qu'on lui ordonnât de se coucher de lui-même, il serait resté debout, non par bravoure, mais par Insouciance. Il revint des plaines de l'Est sans une égratignure, et, le lendemain même de son retour, chercha du travail. II n'avait plus jamais remis les pieds hors de la petite ville.

Homme simple, la vie ne lui apparaissait point compliquée. La vie consistait à ne sounrir ni de la faim, ni de la soif, à dormir dans un lit, et à mettre, pour ses vieux jours, de l'argent de côté. Il n'allait pas plus à l'église qu'à l'auberge ; quand il ne travaillait point le dimanche, c'est qu'il n'avait pas d'ouvrage.

A la rigueur, il aurait pu vivre seul. Il savait faire une soupe, un plat de pommes de terre au lard, une omelette. Et il ne [la suite sur Gallica].